« Dès le début de l’histoire, les croyances religieuses manifestent une tendance à ne pas se renfermer dans une société politique étroitement délimitée : il y a en elles comme une aptitude naturelle à passer par-dessus les frontières, à se diffuser, à s’internationaliser ». Ces réflexions d’Émile Durkheim, extraites des Formes élémentaires de la vie religieuse, sont placées en exergue de l’ouvrage d’Ariel Colonomos consacré aux « Églises en réseau ». Frappées sous le sceau du bon sens, elles n’en ont pas moins fait souvent peur aux historiens et analystes des religions. Il est en effet plus confortable d’espérer étudier une religion dans un contexte régional ou national donné, plutôt que de se risquer à élargir « par-dessus les frontières ». Ariel Colonomos, dans cet ouvrage dense et contrasté, a relevé avec courage ce défi. Fruit d’un doctorat dirigé par Bertrand Badie et soutenu à l’Institut d’études politiques (1996), il traite d’un sujet colossal (qui mériterait plusieurs thèses). Il s’agit ni plus ni moins de comprendre les trajectoires mondiales du christianisme, de voir comment les Églises parviennent à fonctionner en réseau, suivant des logiques qui seraient de plus en plus transnationales. Immense débat ! En circonscrire les termes dans un seul ouvrage apparaît à vrai dire démesuré, mais la tentative d’Ariel Colonomos propose quelques pistes passionnantes.
Dans une introduction ample, l’auteur invite à l’interdisciplinarité et balise le terrain conceptuel : les réseaux religieux sont situés à un « carrefour de terrains, à la croisée de l’interne et de l’international et entre logique informelle et principe d’institution » (p. 19). Deux types idéaux d’Églises sont distingués, celui de « l’Église unie et centralisée, marquée par la forme de l’institution », et celui de l’Église en rupture avec l’institution centrale, marquée par « le choix de la prolifération » (p. 20). A noter qu’Ariel Colonomos propose une utilisation nuancée de ces types : il ne se contente pas d’associer le premier type à l’Église catholique et le second au protestantisme. Il souligne que le deuxième type, qui valorise autonomie et indépendance, se repère aussi au sein « de la famille catholique ». L’entrecroisement de ces types, le développement d’une conception « entreprenariale » de la religion nourrie par l’influence des États-Unis (qui paraissent jouer le rôle de matrice culturelle d’un nouveau type de concurrence religieuse), participent d’une « dissémination des identités » caractéristique de la fin du 20e siècle.
Le chapitre liminaire (« Les Églises à l’épreuve du schéma westphalien ») traite ensuite des conséquences géopolitiques de la guerre de Trente Ans (logique d’Empire portée par les catholiques, contre logique d’Etats plus petits, portée par les protestants). C’est à partir du « moment westphalien » que les identités religieuses pérennes de la chrétienté européenne héritée du Moyen-âge commencent à flotter, une « large mouvance protestante » venant « perturber la communias chrétienne » (p. 27). C’est au 17e siècle également, sur les ruines de la guerre de Trente Ans, qu’un processus de sécularisation s’amorce, dont les formes et les contenus sont finement analysés. Ariel Colonomos nous apprend au passage que le terme de sécularisation aurait « été introduit dans le langage en 1646 par le duc de Longueville, représentant de Louis 13 lors des négociations qui vont mener à la signature des traités » (p. 41). Le lecteur se trouve désarçonné ensuite : après l’époque moderne (17e et 18e siècles), voilà qu’on se trouve transporté, sans véritable transition, en pleine guerre froide (Chapitre 2). La réflexion conduite alors éclaire certaines formes contemporaines de « déviance » et de « stigmatisation » religieuse dans le cadre du système bipolaire : « les manifestations d’hostilité contre les identités chrétiennes et transnationales se font l’écho des postulats souverainistes, et les idéologies de ces mouvements s’apparentent de trop près à l’une ou l’autre des deux superpuissances » (p. 58). Dans le champ catholique, « l’expulsion des jésuites et la dissolution de l’ordre » (p. 57) est traité comme exemple. Dans le champ protestant, l’exemple des « sectes protestantes » d’Amérique du Sud, choisi par l’auteur, est particulièrement éclairant : on assimile cette influence protestante à une « cinquième colonne » téléguidée par l’Amérique du Nord. De très bonnes pages sont consacrées à cette « construction sociale de la dénonciation » (p. 72). Mais le propos, très généralisant, semble parfois plaquer une théorie sur des faits. Le chapitre 3 (« Les institutions protestantes dans le contexte bipolaire ») confirme quelque peu cette crainte. Les développements fouillés consacrés au Conseil Oecuménique des Églises (Coe) sont certes solidement documentés, et maintes relations entre le Coe et les enjeux politiques de l’après-seconde guerre mondiale se trouvent éclairées. Plusieurs analyses fines touchent juste, comme la mise en avant de la fonction fédératrice du modèle kantien, ou cette interprétation de « l’internationale œcuménique » qui opposerait « le savoir éclairé de la « haute culture » aux pratiques nécessairement insatisfaisantes du temporel » (p. 113). Mais les développements ne sont pas à l’abri d’un certain réductionnisme du religieux au politique. Parler d’une « internationale protestante » à propos du Coe. (p. 100) fait un peu sourire, quand on connaît la vigueur des débats internes, des tendances protestantes représentées dans cette institution… On observe notamment cette pente au réductionnisme à propos du protestantisme évangélique. L’œuvre de Billy Graham (né en 1918 et non pas en 1910 !) n’est envisagée qu’en fonction des visées de la démonstration. Les « faits dérangeants » sont évacués. Ainsi, s’il est exact d’évoquer l’anticommunisme de Graham, il eût fallu aussi mentionner ses visites très précoces au-delà du rideau de fer (ainsi qu’en Corée du Nord), vivement critiquées par les fondamentalistes américains. Ces voyages montrent bien qu’au delà de la logique anticommuniste (certes présente), il existe, chez Graham comme chez tous les chrétiens, catholiques, orthodoxes et protestants, une dynamique religieuse plus essentielle. Une logique que l’on ne peut en aucun cas réduire à des stratégies de positionnement politique. Les voyages de Graham en Union Soviétique, au début des années 1980, lui ont coûté très cher en terme de crédibilité dans les milieux conservateurs. S’il les effectua, c’est bien en fonction d’une logique religieuse dominante, faute de laquelle on risque des erreurs d’interprétation. Cet exemple illustre une limite de l’ouvrage.
Cependant, en dépit d’un certain réductionnisme (et diverses maladresses, comme ces développements un peu surréalistes sur la « prédestination » est son prétendu impact politique au 20e siècle, p. 144 et sq. !), le livre d’Ariel Colonomos fourmille de pistes stimulantes sur « le développement des réseaux religieux dans les relations internationales » (p. 300). Les chapitres 4 et 5 (« La modernisation conservatrice » et « Le tropisme américain ») permettent d’approcher les modalités du redéploiement des revendications religieuses identitaires sur la scène internationale durant la Guerre froide. On peut être d’accord ou non avec les hypothèses présentées, il restent qu’elles ne manquent pas et nourrissent le débat (autour de ce « communautarisme de marché », évoqué p. 140 par exemple). Les chapitres 6 à 9, qui traitent des « Églises dans la tourmente globale » des années 1980 et 1990 (qui soldent l’héritage de la Guerre froide), proposent un panorama suggestif des réorientations des Églises dans l’espace politique international : l’auteur commence par décrire l’interventionnisme politique original des « évangéliques » en Amérique latine (chapitre 6). Il défend, de manière bien étayée -mais en semblant ignorer les travaux de Jean-Pierre Bastian, brièvement évoqués auparavant en note, p. 100-, l’hypothèse (controversée) d’un « néo-pentecôtisme », en tant qu’irruption dans l’espace public d’un pentecôtisme remodelé. L’auteur traite ensuite les sujets suivants : une « relecture des grands récits internationaux » où l’interprétation religieuse occupe une place nouvelle (chapitre 7, un peu « fourre-tout »), une mutation accélérée vers un modèle entreprenarial « à l’Américaine » (chapitre 8), et « de nouveaux modes d’action diplomatiques » (chapitre 9) où la « gouvernance des identités » (p. 271) revêt une dimension de plus en plus transnationale. Si le lecteur a parfois le sentiment de « perdre le fil » de la démonstration, tant le sujet est touffu, ramifié et ambitieux, l’ouvrage impressionne par son comparatisme vigoureux, qui permet, par exemple, une analyse parallèle du protestantisme sud-américain (très pentecôtisant) et des réseaux charismatiques catholiques, longtemps « parias », mais qui font aujourd’hui « l’apprentissage de la centralité vaticane », tout en remplissant la fonction de « gardiens de l’émotion dans le Sud » (p. 208). Des terrains relativement nouveaux sont exploités, comme ce « pluralisme concurrentiel » qui se développe depuis le Vatican sous le pontificat de Jean-Paul 2 : contrairement à l’idée reçue d’un pontificat « réactionnaire » et « traditionnel », c’est en effet sous le dernier pontificat que se sont multipliés les « nouveaux mouvements catholiques » (p. 254), témoignage des effets d’une nouvelle dynamique pluraliste et concurrentielle, multipliant les « offres » catholiques sur le marché religieux international. Par ailleurs, les développements sur la réutilisation partisane des thèses (vulgarisées et caricaturés) de Max Weber sur les relations entre protestantisme et capitalisme ne manquent pas de piquant. L’auteur explique de manière très convaincante comment divers dirigeants évangéliques s’attachent, particulièrement en Amérique latine, à identifier leur message et leur éthique à la promesse du succès économique : devenir protestant évangélique serait en quelque sorte un gage de succès capitaliste, suivant cette vulgate wébérienne que Luis Magin, à Caracas, à résumée ainsi à l’auteur lors d’un entretien accordé en septembre 1993 : « Nous sommes wébériens. Les pasteurs des grandes Églises vénézuéliennes se sentent obligés de garer leurs grosses voitures devant le Temple pour convaincre les fidèles de leur prédestination » (p. 268). Dans ce type de revendication, Ariel Colonomos voit à juste titre la manifestation d’un « effet de rétroaction à la fois inter-temporel – Weber écrit au début du siècle et ses travaux concernent des trajectoires historiques du passé – et inter-national – on passe d’un modèle de protestantisme européen à des nouveaux protestantismes « tropicaux » (p. 269). En quelque sorte, la mise en avant d’une certaine vulgate wébérienne contribuerait notamment à « faire mémoire », à légitimer une « lignée croyante » – on regrette, à ce stade, que l’auteur n’articule pas sa réflexion (passionnante) aux analyses classiques de Danièle Hervieu-Léger. C’est toute une filiation imaginaire qui s’esquisse au travers de la mise en avant de ce wébérianisme sommaire, reliant les protestants d’Amérique latine aux « protestants d’Europe du Nord » et au « Pilgrim Fathers des États-Unis au 15e siècle » (p. 268). Sic ! Lire 17e siècle !-.
La conclusion, trop foisonnante (à l’image du livre), laisse un peu le lecteur sur sa faim, mais souligne que le « désordre identitaire annonce les principes de nouvelles formes de régulation » (p. 300). Une observation qui fait écho au pronostic liminaire suivant lequel « replacer le religieux dans un contexte international implique un renouveau dans les modèles d’analyse » (p. 19). Ce souci d’aggiornamento théorique auquel ce livre essaie de s’atteler, comme à tâtons, rejoint notamment les remarques conclusives d’un article de fond de Camille Froidevaux (« Dieu et les Américains : la fin d’une exception ? » Le Débat n°108, janvier-février 2000) qui appelle à une refonte des concepts en cours (les définitions de « l’Église » et de « la secte » notamment), pour renouveler les catégories longtemps hégémonique de Weber et Troeltsch. On peut en discuter les modalités, être en désaccord sur certaines analyses ou déplorer telle ou telle approximation, il reste que l’ouvrage d’Ariel Colonomos s’insère, non sans audace, dans ce mouvement de renouvellement à l’heure de l’ultra-modernité mondialisée.
Ariel Colonomos, Églises en réseau. Trajectoires politiques entre Europe et Amérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2000. 315 pages. 23 euros.