Au printemps de l’année 2005, le professeur Nishida Masatsugu du Kit (Kyoto Intitute of Technology [Kyôto Kôgeisein Daigaku]), venant pour un séjour de deux mois au sein de notre laboratoire parisien, trouvait dans un magazine durant son voyage en avion un court article intitulé : « Les profondeurs de la culture d’un pays : l’impossibilité d’accéder par la logique ». L’article était écrit en japonais à destination des touristes par madame Asano Motome [1], journaliste et essayiste, qui vit à Paris depuis longtemps et connaît bien les manières et la culture françaises.
[2], venu en France au début du 20e siècle. Il avait le sentiment d’accéder directement à l’espace public lorsqu’il sortait de sa chambre, alors qu’il passait seulement dans le couloir ou le vestibule d’un appartement bourgeois. Mais, effectivement, selon les codes de la bienséance française, il devait s’y présenter habillé de façon décente et adopter des manières courtoises, presque comme s’il paraissait en public (cependant, il n’avait pas à mettre son chapeau et son manteau à ce moment-là). Au Japon, tant qu’il se serait trouvé au sein de la maison familiale, uchi, il lui eut été loisible de conserver des manières plus détendues, une vêture plus relâchée, qu’on n’adopte qu’entre-soi, dans le privé. Ainsi pour lui aussi, l’espace public paraissait se prolonger jusqu’au seuil de sa chambre (qui lui offrait à elle seule les caractéristiques de toute la maison japonaise). Et ceci n’est pas totalement faux, dans les maisons où une éducation stricte et exigeante existe encore. Mais dire que la limite entre privé et public est toute localisée ici c’est oublier — ou ne pas percevoir — qu’il existe néanmoins un autre seuil bien plus important à la porte de la maison ou de l’appartement.
On touche ici à la raison de fond qui peut empêcher Asano Motome (en fait un visiteur japonais) de comprendre. Il faut rappeler que l’architecture de nos maisons et de nos immeubles a pour objectif, plus encore que de nous protéger des intempéries et des rigueurs du climat (ce dont se soucie peu la maison japonaise), de nous rappeler et de nous aider à rappeler, parfois même de nous imposer à chacun les formes de relations sociales que notre culture veut établir entre les personnes, les groupes de personnes, les activités auxquelles elles s’adonnent en des moments et des lieux précis. Ce que nous appelons des « espaces », des « pièces », aux noms variés et significatifs. Ces formes de relations sont arbitraires, mais structurées et propres à chaque culture. Elles n’ont rien d’inné et doivent être apprises par chacun dans l’éducation. Madame Asano appris dans son enfance japonaise la forme légitime (pour les Japonais) des relations sociales, ainsi que les formes spatiales appropriées, leur usage (c’est-à-dire les gestes, les paroles, les rituels appropriés), et ne les retrouve logiquement ni dans l’architecture française, ni dans les gestes des Français.
Dans ces architectures, chaque espace est dédié à une « instance sociale », pour parler abstraitement, à une personne ou à un groupe dira-t-on plus approximativement, qui détiennent le droit d’y résider (« chez » untel, « ma » chambre…), d’en autoriser ou non l’accès (clé, passeport, passes et badges, droits d’entrée…), d’y définir les règles d’usage (la tête couverte ou découverte, le smoking obligatoire, les hommes séparés des femmes). Bien sûr, dans une société, la même structure d’espaces (une maison ou un appartement) se retrouve quasi-identiquement reproduite en de nombreux exemplaires. Elle compose dès lors une figure repérable, nommée, elle compose un type spatial récurrent.
Une des grandes différences entre le Japon et la France, c’est que les rapports d’équilibre entre l’individu, la famille et la société ne sont pas du tout les mêmes. De ce fait, les rapports des espaces entre la chambre (il n’y a pas longtemps que les Japonais utilisent une chambre individuelle, et ce n’est pas encore le choix de tous), les espaces de la famille (laquelle est beaucoup plus fortement liée et hiérarchisée au Japon, avec une grande fréquence de cohabitation de trois générations), et les espaces de la société (dont Nakane Chie, la grande sociologue japonaise, a montré que la structuration était très spécifique), sont très différents. Au Japon, la structure sociale primordiale est celle de l’uchi, ce terme complexe qui désigne à la fois l’intérieur et nous, la maisonnée et la maison ; tandis qu’en Europe, l’instance sociale prédominante est devenue désormais l’individu, au terme d’une longue transformation sociale qui s’est opérée depuis la Révolution française (si ce n’est avant), après qu’ait longtemps dominé une notion de « maison » (la domus) tout à fait semblable à celle de l’uchi.
On pourrait ajouter que si, en Europe, les délimitations entre espaces paraissent bien établies parce qu’elles sont construites en matériaux plus durs et résistants, tandis qu’au Japon on semble se contenter de matériaux fragiles pour des délimitations plus symboliques que matériellement contraignantes, cela ne démontre qu’une chose : c’est bien que cette structuration d’espaces est une construction mentale et culturelle qui n’existe que dans la mesure où nous en faisons l’apprentissage, où nous la transmettons aux générations plus jeunes, et où nous la faisons perdurer (et évoluer aussi).
La maison : espace sacré et purifié.
De même, il faut savoir que toute maison est un sanctuaire : elle nous le montre depuis les dieux lares de nos ancêtres romains jusqu’aux kamidana — autel domestique des divinités shintô — et butsudan — autel domestique bouddhique pour les âmes défuntes — qui prennent place dans les maisons japonaises, de même que par les crucifix qui ornaient chaque pièce de la maison occidentale autrefois. À ce titre, l’intérieur de la maison possède une dimension sacrée, et comme tout espace sacré, il doit être purifié, selon les codes de la culture en question, c’est-à-dire là encore de manière arbitraire, mais qui nous paraît à chacun comme indiscutable et absolue : nettoyé et aéré selon les codes de l’hygiénisme en Europe, où l’on considérait il y a encore peu de temps comme tout à fait primitif de s’asseoir et de s’allonger par terre ; impeccablement dépoussiéré selon les codes japonais où l’on n’imagine pas de ne pas s’asseoir sur les tatami ou ce qui les remplace. Pour produire cette qualité, cette purification, il faut se protéger de la souillure portée par la vermine et la boue [3]. Les deux cultures l’obtiennent en se détachant du sol : par le mobilier en occident, par le décollement du sol entier de la maison au Japon.
Ainsi madame Asano peut-elle écrire : « Les japonais, sont très attachés à la propreté de l’intérieur ». On comprend que ce souci est plus qu’un impératif moral auquel on serait attaché : c’est une nécessité, une évidence, mais qui n’empêche pas d’énormes cafards noirs de sortir parfois des tatami à la grande honte du propriétaire des lieux. Dans un vain jeu d’oppositions des cultures, l’affirmation de son propre attachement à la propreté fait entendre qu’il serait moindre dans l’autre société, du moins selon les codes de l’observateur.
Dès lors on comprend mieux aussi que madame Asano (qu’un Japonais en général) rencontre une compréhension mutuelle et immédiate avec ses amis et compatriotes, tandis qu’elle ne rencontre qu’incompréhension avec le plombier parisien. Ces codes spatiaux ne sont pas partagés ni même connus par lui. Ce sont précisément ces rencontres interculturelles, ces micro-conflits de la vie quotidienne qui sont passionnément intéressants et qui, pris en compte et analysés par l’anthropologue, nous permettent de comprendre ce que chacune de nos sociétés et de nos cultures nous impose d’une manière arbitraire, mais qui nous est devenu si délicieux une fois incorporé au plus profond de nous-mêmes. Elles nous permettent aussi de comprendre les autres cultures, et ainsi de mieux mesurer notre place très relative dans ce monde si fragile.
Bien sûr, il faudrait aussi parler plus précisément de ces chaussures et des pantoufles, comme des vêtements que l’on garde ou que l’on quitte en pénétrant dans la maison [4]. L’une de nos doctorantes, japonaise précisément, en a discuté dans sa thèse (Inada, 2004). Elle est parvenue à des résultats très intéressants : elle a mis en rapport les types de chausses que l’on adopte avec le niveau de politesse des paroles échangées, c’est-à-dire le type de relation sociale que l’on établit. Ainsi s’établissaient des relations « à chaussures/vouvoiement » et des relations « à chaussons/tutoiement ». Il serait assez simple de montrer la correspondance structurelle existant entre trois registres : les chausses, les sols, et les statuts des espaces de la maison japonaise, comparativement à la maison occidentale.
Évidemment, le tableau a été un peu brouillé par les transformations réciproques de nos sociétés, qui aboutissent à une situation moins claire qu’il y a 50 ou 100 ans : en occident, les chaussons et pantoufles existent depuis longtemps (le mot comme la chose ne sont pas récents, et remontent au 15e siècle). Après 1968, par provocation et défi aux bonnes manières bourgeoises on a commencé de s’asseoir par terre, ce qui eût été impensable auparavant. Cela fut facilité par l’arrivée et la diffusion des moquettes bon marché dans les appartements. Au Japon, on s’est mis à utiliser des meubles décollés du sol, des lits, chaises et tables pour vivre « à l’occidentale », wafu, quoique ces meubles soient en réalité un peu différents des meubles occidentaux. La « montée » du genkan s’est réduite considérablement dans les appartements, jusqu’à disparaître et ne plus consister qu’en une ligne totalement symbolique, mais parfaitement respectée. De ce fait, l’opposition entre les deux cultures spatiales est aujourd’hui moins nette et plus difficile à comprendre.
En tout cas, on voit que, si les comportements dans l’espace ne sont pas choses simples à observer, à décrire, à expliquer (ils ont mis des siècles à prendre forme), il n’y a rien d’illogique ni de mystérieux là-dedans. Les principes généraux des systèmes spatio-symboliques sont identiques entre les sociétés, c’est seulement la forme qu’ils adoptent qui diffère.
Image : page de l’article de Motome Asano, Bon Voyage, février/mars/avril 2005, sur Air France. (Voyageurs #002)