Pourquoi ? Telle est la question que se posent de nombreux Français et experts étrangers lorsqu’ils regardent la France. Pourquoi, malgré ses atouts indéniables, la France ne sort-elle pas plus vite de la crise ? Pourquoi l’État ne se réforme-t-il que de manière lente et parfois excessivement infime ? Pourquoi notre système fiscal et social est-il si inadapté ? Pourquoi les rentes, les corps, les privilèges, l’arbitraire du Prince, décrivent-ils aussi bien la société française ? Pourquoi l’Europe fait-elle en France le lit d’une gauche en grande partie archaïque et d’une droite engluée dans le clientélisme ? Pourquoi, malgré les talents qui s’y déploient, l’université et la recherche ne parviennent-elles pas à se hisser au niveau qui devrait être le leur ? Pourquoi les trop faciles théories du déclin prospèrent-elles alors que celles qui le nient ne parviennent pas à convaincre davantage ? Pourquoi notre société demeure-t-elle si égalitaire dans son discours et si inégalitaire, dans les faits ? Pourquoi la France se rêve-t-elle toujours comme « grande nation » alors qu’elle ne fait rien pour mériter ce titre ? Pourquoi l’incantation et la parole remplacent-elles le plus souvent l’action, entraînant une défiance toujours croissante envers le pouvoir transformateur de la politique et ceux qui sont censés le mettre en œuvre ?
[1] et Michel de Fabiani [2], animé par Laetitia Van Eeckhout [3] qui ne se contente pas d’analyser le « mal français » mais cherche à expliquer les mécanismes souterrains qui contribuent soit à la mauvaise décision, soit à l’immobilisme. Les auteurs l’avouent eux-mêmes : « Rien, a priori, ne devait conduire à cet échange ». Leurs secteurs d’appartenance ― public et privé —, leurs sensibilités politiques, pour partie leurs intérêts personnels, la génération à laquelle ils appartiennent, semblaient rendre cette rencontre improbable. Cependant, leurs parcours respectifs, aussi différents soient-ils, n’ont jamais empêché la convergence, même si chacun a apporté à ce dialogue ses nuances et son tempérament. Michel de Fabiani a connu l’urgence du marché ; Nicolas Tenzer a perçu combien l’urgence qu’il discernait dans les réformes — y compris celles qu’il avait pu à plusieurs reprises contribuer à engager — était comme ignorée par le pouvoir politique, mise sous le boisseau, tue et finalement écartée.
C’est pourtant bien sous le signe de l’urgence que ce livre est placé. Est-il ou non trop tard ? Faut-il choisir la « rupture », préparer le « Grand Soir », mettre en œuvre des réformes brutales ? Les auteurs optent résolument… pour un radicalisme modéré, qui bouleverse moins la société que nos modes de gouvernement. Ce livre dénonce l’approximation et se place du côté de la décision qui relève moins de l’affirmation incantatoire d’une volonté que d’un art maîtrisé et d’une stratégie ordonnée. Faute de décision, c’est bien l’approximation qui caractérise aujourd’hui l’art de gouverner.
Un État isolé et sans dessein.
Pour les auteurs, la raison déterminante de l’impasse dans laquelle se trouve l’État réside dans son incapacité à dessiner une perspective à moyen terme et à accepter des ruptures radicales dans le mode d’élaboration des décisions. « L’État n’a pas su comprendre que, pour agir, il devait se constituer de plus en plus d’alliés et des relais, qu’il devait agir en commun avec d’autres, bref s’ouvrir à la fois dans ses méthodes, ses modes d’action et sa sociologie. Dans d’autres pays, l’État ne prétend pas agir seul, mais considère que les organisations professionnelles, les syndicats, les parlementaires parfois, les organisations non gouvernementales, les intellectuels, qu’ils soient ou non d’accord avec la politique officielle, sont des relais déterminants de l’influence. Dans ses travaux d’analyse aussi, pour partie, il doit entrer en compétition avec d’autres. C’est ainsi qu’il lui incombe de mettre en concurrence les analyses sur un sujet donné, y compris d’ailleurs celles produites par ses services. » Pour partie aussi, Nicolas Tenzer pense qu’il appartient à l’État d’organiser cette compétition : « On gagnerait ainsi à multiplier les appels à projets à l’intérieur de l’administration sur des politiques et des plans de réforme innovants. Aujourd’hui, l’État ne peut plus agir seul alors que, jadis, il pouvait tout organiser. Cette manière de faire ne marche plus. L’État doit fédérer une série d’efforts qui sont ceux notamment d’entreprises privées, d’organismes professionnels, de centres de recherches et d’associations à but non lucratif. L’État doit en quelque sorte éclairer la voie, mais il ne définit pas, seul, le chemin ».
Les auteurs s’accordent aussi à penser que la France est capable d’inventer des « tuyauteries administratives » d’une rare précision, mais sans vision. Pour Nicolas Tenzer, l’administration n’a, certes, pas à porter de projets, mais il lui appartient de conseiller le politique et, pour cela, de construire des instruments d’analyse, de prospective et de stratégie. « En France, ceux-ci sont déficients. Si l’administration ne peut, juridiquement, se substituer au pouvoir politique, son immobilisme s’explique aussi par l’organisation corporatiste de la fonction publique. La fidélité des fonctionnaires à leur corps l’emporte souvent sur une vision plus vaste de l’intérêt collectif. En somme, le nationalisme du ministère ou du corps l’emporte sur le patriotisme de l’État. » Dans les entreprises, la situation analysée par Michel de Fabiani est tout autre. « La stratégie est définie non par le président, mais par les dirigeants de manière collégiale et par le conseil d’administration. Souvent, les jeunes cadres à potentiel participent à sa préparation. Cela fait partie de leur cursus. Des consultants y travaillent aussi, en nourrissant l’entreprise de leur connaissance des concurrents ou d’autres secteurs. La stratégie n’est pas décrétée, mais constante et fondée sur l’adhésion. Le président ne peut pas dire, en arrivant, qu’il change tout, sauf s’il prend ses fonctions à la suite d’une crise, comme chez Vivendi ou chez Rhodia. »
Public-Privé : quel management du changement ?
Pour Michel de Fabiani, les plus grandes difficultés à introduire des changements proviennent de l’administration. La lenteur de l’application des textes semble s’expliquer par la résistance passive de certains services qui gardent les choses en main. Le politique voudrait bien agir, mais la mise en œuvre des décisions est toujours très compliquée et très longue. « Souvent, lorsque nous interpellons l’État sur un problème, nous sommes soutenus dans notre initiative par le cabinet du ministre, mais l’administration ne suit pas, n’est pas prête et invoque des obstacles techniques. Les conseillers techniques du ministre approuvent notre idée, nous disent vouloir la pousser et la soutenir, mais lorsqu’il s’agit ensuite de régler l’affaire avec l’administration, cela devient impossible. Les responsables administratifs nous laissent l’impression d’être ouverts et à l’écoute, mais ils n’agissent pas. Ils nous donnent raison, mais font valoir toute une série d’obstacles pour justifier l’impossibilité de faire. Cela donne l’impression que le ministre n’est pas le chef du ministère. Le ministre est-il bien le patron, le “directeur général” de son ministère ? Voilà la vraie question ! » Que ce soit dans le secteur public et politique ou dans une entreprise, la capacité à évoluer dépend aussi autant des individus que des systèmes. Il y a des cas où le mimétisme et le conformisme sont efficaces, mais cela ne fonctionne pas sur le long terme. Si une entreprise se fige sur un modèle, elle court rapidement à l’échec. En témoigne l’exemple de Bull qui, à la différence d’Ibm ou de Pepsi-Cola, n’a pas su se renouveler. « L’entreprise ne connaît pas de sessions de rattrapage, sauf peut-être une fois. Quand on quitte une entreprise, on n’y revient pas. Il n’y a pas de système, comme dans l’administration, de mise au placard, sauf pour préparer l’accès à un plan social, une reconversion ailleurs ou un départ en préretraite. Pour les politiques, la sanction existe, quand bien même elle est différente : ce sont les élections. Mais cela n’implique pas de sanctions pour l’administration elle-même. »
Quel avenir pour le statut de la fonction publique ?
« Supprimer les barrières liées aux statuts particuliers pour certains emplois de direction dans le secteur public serait une très bonne chose. Mais faire passer les fonctionnaires sur un statut privé serait extrêmement dangereux ». Pour Nicolas Tenzer, d’autres voies d’ouverture existent. Il s’agirait par exemple de multiplier les passerelles entre les administrations et la recherche, ce qui contribuerait à combattre l’anti-intellectualisme de nombreux fonctionnaires ou dirigeants politiques qui ont parfois du mal à comprendre ce que des études académiques peuvent leur apporter dans leur action, mais aussi à ouvrir le milieu des enseignants et des chercheurs du supérieur à des perspectives plus opérationnelles, qui leur sont souvent étrangères. En ce qui concerne l’étanchéité des frontières entre les trois fonctions publiques, Michel de Fabiani en appelle aux principes de concurrence et d’originalité. « La mobilité se fait par l’ouverture à la concurrence. C’est en mettant en concurrence des candidats de toute origine et aux parcours divers, et en ne se limitant pas au vivier traditionnel, qu’on développe la mobilité. Si l’on empêche ceux qui partent d’un ministère d’y revenir, l’État ne progressera jamais dans ce domaine. » Il est par ailleurs nécessaire pour Nicolas Tenzer, d’évoluer vers une fonction publique d’emploi plutôt que de carrière, et de revoir les statuts particuliers — et non, comme on le défend trop souvent, le statut général, qui offre des possibilités de souplesse inexplorées. Tout en entourant ce système de garanties, il faut parvenir, estime-t-il, à une plus grande fluidité. « À côté des hauts fonctionnaires généralistes, il faudrait prévoir des filières de spécialité conduisant aux plus hauts niveaux de la fonction publique. Ainsi, un très bon juriste, entré dans la fonction publique à un niveau peu élevé, devrait pouvoir faire toute sa carrière dans le droit, par exemple, d’abord, dans le service de contrôle de légalité d’une préfecture, puis à la direction des marchés d’un hôpitaux, ensuite dans une grande collectivité, avant de revenir dans l’administration d’État, et, s’il en révèle les capacités, il pourrait accéder en fin de carrière au poste de directeur juridique dans un ministère. Les corps, les statuts et les grades doivent cesser d’être des barrières intangibles. C’est aussi à cette condition qu’on remettra en route l’ascenseur social dans la fonction publique, sans remettre le moins en cause ― au contraire ― le principe méritocratique. »
La décentralisation, un levier de la Réforme de l’État ?
Pour Michel de Fabiani, la vraie question que pose la décentralisation est celle de savoir si l’on peut avoir des réglementations différentes sur le territoire national, voire l’espace européen. « Les entreprises ne plaident pas pour une régionalisation des normes sociales. Quel que soit le domaine, il faut qu’un cadre de référence soit fixé et connu de tous. Et qu’à l’intérieur de ce cadre, l’État délègue, laisse aux régions une marge de manœuvre. Sur certains sujets, pourquoi ne pas déléguer complètement la compétence aux régions ? » Pour sa part, Nicolas Tenzer soulève l’hypothèse d’une voie fédéraliste que quasiment personne ne propose en France. « Force est de constater que la décentralisation prend place dans le cadre d’une réglementation nationale et, de plus en plus, d’origine européenne. Dans ce cadre, le rôle de l’État est double : d’une part, il doit garantir l’application de la loi et, en amont, faire que les normes soient suffisamment explicites à la fois pour guider le contrôle de légalité et offrir aux citoyens les repères démocratiques nécessaires ; d’autre part, il doit veiller à ce que la cohérence des politiques soient garanties. Mais dans ce cadre-là, pour les compétences politiques qui leur reviennent, il est souhaitable que chaque collectivité apparaisse le plus possible comme un interlocuteur unique. » Le problème essentiel de la décentralisation tient à ce qu’en France le schéma qui la gouverne est loin d’être clair. Non seulement le transfert des responsabilités est rarement plein et entier (tandis que les pouvoirs de correction, c’est-à-dire à la fois de péréquation et de contrôle, de l’État se sont érodés), mais l’objectif ultime de la décentralisation, au-delà de ce qui relève d’une meilleure gestion et d’un allégement des lourdeurs de l’État, n’apparaît pas évident. Pourquoi, au juste, entend-on décentraliser ? Quels sont les principes que la décentralisation doit respecter ? La France n’a jamais vraiment répondu à ces questions, pourtant essentielles. Selon Nicolas Tenzer, « la décentralisation soulève une double interrogation : d’une part, nous ne savons pas définir ce qu’est notre intérêt national, c’est-à-dire, qu’est ce que nous voulons défendre, quelles sont nos priorités, qu’est ce que cela suppose comme moyen et est-ce que ce que nous mettons en œuvre concourt à avoir une France plus active, plus dynamique, plus puissante ou pas ? Quelles seraient les conditions pour qu’on y parvienne ? Et d’autre part, nous ne nous interrogeons pas sur les règles nationales — notamment en matière de solidarité — qui doivent s’imposer aux collectivités quoi qu’il arrive ».
De la frilosité des politiques à l’égard de la prise de risque !
Selon Nicolas Tenzer, deux phénomènes se conjuguent. « Le premier est celui de la réflexion politique et de son professionnalisme — qui doit d’abord se cultiver dans l’opposition, pour préparer les alternances. Combien de personnalités politiques n’ont aucune idée de ce qu’elles feraient si elles occupaient telle ou telle fonction gouvernementale ? Le second concerne la prise de risque à proprement parler. La plupart des ministres ne s’entourent pas de gens qui ont envie de prendre des risques. Eux-mêmes sont trop peu assurés de ce qu’ils doivent faire pour les assumer et, s’ils sont membres de cabinets, ils songent à leur carrière future dans leur administration d’origine. Le problème est d’abord celui du risque intellectuel, que l’organisation de la fonction publique ne favorise pas vraiment. Lorsqu’on a les idées claires sur ce que l’on veut entreprendre, que l’on peut l’expliquer, le justifier, les risques diminuent d’autant. ». Dans l’Administration, le risque n’est pas récompensé et la rupture avec les pratiques traditionnelles, peu encouragée. Ne pas être nommé à un poste supérieur et être mis à l’écart constituent les principaux risques professionnels. Ce faisant, les fonctionnaires, pour nombre d’entre eux, seraient prêts à prendre plus de risques que les politiques alors que, pour eux, les sanctions en matière de prise de risque sont beaucoup plus lourdes de conséquences. Pour les politiques, la sanction est plus indirecte puisqu’elle passe par l’élection. Aussi, dans l’administration, nombre de décisions remontent-elles au sommet, y compris en ce qui concerne les petites affaires. Personne dans l’administration n’est en position de décider de manière autonome. Pour Michel de Fabiani, cette situation persistera si l’État ne se défait pas de sa culture de moyens et n’adopte pas une culture de résultat.
Cet ouvrage, on l’aura compris, ne se prête pas au jeu de la doctrine globalisante. Les auteurs en appellent à l’essentiel : le retour du politique à la réalité. Loin des théories du déclin — qui trop souvent se contentent d’explorer les éléments objectifs de la crise, d’appeler au « sursaut » ou de prodiguer des exhortations vertueuses —, ce dialogue n’invoque pas à un retour à des temps antérieurs réputés meilleurs. Cela dit, les auteurs reconnaissent, à travers leurs expériences, que la France perd du terrain : c’est vrai pour la recherche, la production des idées, la faculté d’innovation, la compétitivité et, conséquence de tout cela, en termes de richesse relative. L’exemple médiatisé de riches étrangers — qui ne sont d’ailleurs pas toujours les plus riches dans leur pays — qui acquièrent des résidences secondaires dans l’Hexagone que les Français ne peuvent généralement s’offrir, en est un symbole parlant, même s’il ne rend pas compte de la profondeur de la crise. Les Français dans leur majorité n’ont pas encore saisi ce que cette perte relative de puissance économique signifiait en termes de niveau de vie et de pouvoir d’achat. Pour Nicolas Tenzer et Michel de Fabiani, le principal problème est que les gouvernements ne se rendent pas compte des changements radicaux dans l’organisation administrative et politique française que cela implique d’abord — ou pour le moins ils ne savent pas comment faire. Pour sortir de cette approximation politique, on l’aura compris, il faut que souffle l’esprit de décision !
Nicolas Tenzer et Michel de Fabiani, De l’esprit de décision pour sortir de l’approximation politique (entretien conduit par Laëtitia Van Eeckhout), Gualino, coll. Fidecitea, 2006, 252 p., 18 €.