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Serendipity.

Re-lire Giedion.

Ou la fertilité des malentendus. Siegfried Giedion, Espace, Temps, Architecture, 2004.

Image1La réédition d’un livre comme Espace, Temps, Architecture (« Eta »), sorti pour la première fois en 1941, invite tout de suite à une réflexion sur l’intérêt qu’elle pourrait encore susciter aujourd’hui. Pourquoi lire ou re-lire un livre dont le but explicite n’est plus d’actualité ? Pourquoi lire ou re-lire un texte qui a été successivement accueilli sans réserve, critiqué, démoli, récupéré et finalement rangé honorablement sur les étagères historiographiques ? Si la republication périodique des livres à grand succès est un phénomène courant, la raison de la lecture dans le cas d’un livre d’architecture devrait être cherchée ailleurs. Comme point de départ, il suffit de noter que la classification d’un livre très influent parmi les « classiques » provoque une réflexion sur les modes de constitution du champ du savoir en architecture.

Pour une architecture moderne.

« Eta » est la version écrite de l’enseignement donné par Siegfried Giedion à Harvard entre 1938 et 1939 suite à l’invitation de Walter Gropius, figure centrale de l’architecture moderne, émigré aux États-Unis quelques années auparavant. Elle s’adressait « à tous ceux qu’alarme la situation actuelle de notre culture et qui cherchent un moyen de sortir de l’apparent chaos de ses tendances contradictoires », c’est-à-dire aux futurs architectes « modernes » qui avaient besoin d’un arrière-plan théorique pour leur travail courant. Mais son but implicite est la promotion d’une architecture émergente en quête de légitimité et d’un marché, une architecture avec une apparence révolutionnaire, appelée « moderne ».

En contact direct avec les représentants de l’avant-garde architecturale des années 1920-1930 et fervent adepte de leur production, Giedion essaie de promouvoir cette architecture dans un milieu américain peu intéressé par les débats idéologiques et sociaux qui ont accompagné la genèse de l’architecture en Europe. Malgré la multitude des tendances architecturales, Giedion crée l’image d’un mouvement cohérent en introduisant l’espace comme concept central. Les sources, non-dévoilées, de ce concept, sont les recherches des historiens de l’art allemands du 19e siècle, les mêmes qui lui ont fourni le cadre de sa démarche historique, dans une descendance hégélienne : le Zeitgeist [1], l’analyse morphologique, l’évolution progressive des époques historiques, la prééminence de l’universel sur l’individuel. Giedion mentionne d’ailleurs Heinrich Wölfflin et Jacob Burckhardt comme ses maîtres, ainsi que l’influence déterminante des artistes néo-plasticiens et cubistes. Son « histoire », qui est sous quelques aspects une réaction au livre de Henry-Russell Hitchcock et de Philip Johnson de 1932 [2], se trouve dans la même lignée avec celles de Nikolaus Pevsner et de Emil Kaufmann. Le dernier élément nécessaire pour mieux situer « Eta » est son appartenance à un projet plus large de Giedion, la constitution d’un réseau d’influence autour des architectes réunis dans les Ciam (les Congrès internationaux d’architecture moderne.) Le but majeur de ce réseau était ni plus ni moins celui de « dégager l’orientation que devaient prendre l’architecture et l’urbanisme » dans les années 1930.

L’espace-temps en architecture.

« Eta » est un livre évolutif, la sixième et dernière édition de 1967 (l’objet de cette réimpression) présentant d’importants suppléments par rapport à l’édition d’origine. Elle commence d’ailleurs avec un chapitre d’introduction qui fait l’état des lieux de l’architecture vers 1960, une sorte de résumé de son parcours les 25 dernières années. Mais la structure générale est restée inchangée, définie par quatre parties principales. La première partie du livre présente le cadre de travail de Giedion : sa vision de l’histoire, l’architecture, la société et les considérations méthodologiques correspondantes. La deuxième partie est une incursion sélective dans un passé jalonné par quelques personnalités (« les précurseurs ») et œuvres (« l’héritage ») de la Renaissance, du baroque et de l’architecture industrielle du 19e siècle en Europe (les expositions universelles) et aux États-Unis (l’École de Chicago.) La troisième partie dévoile et développe le concept d’« espace-temps » en architecture à travers sa genèse et sa concrétisation dans les œuvres de quelques « héros » : Frank Lloyd Wright, Walter Gropius, Le Corbusier, Mies van der Rohe, Alvar Aalto et Jørn Utzon. Les descriptions longues et détaillées d’œuvres architecturales considérées comme exemplaires sont construites sur la base commune énoncée dans la première partie. La quatrième partie répète pour l’urbanisme les deux opérations précédentes, le retour dans un passé préparatoire et l’application du concept espace-temps après la 2e guerre mondiale.

La première partie mérite un peu plus d’attention parce qu’elle est capitale pour la compréhension du livre dans la mesure ou elle offre plusieurs clés de lecture. Premièrement, en tant qu’historien, Giedion rejette toute idée de neutralité axiologique : il contextualise son travail en précisant son parcours théorique, il considère que l’histoire est dynamique et qu’inévitablement, « le regard que l’on porte en arrière transforme son objet. » Il privilégie l’interprétation à la « sèche chronologie ou à l’étude spécialisée. » Les problèmes critiques de sa contemporanéité peuvent être résolus, comme à d’autres époques, si l’homme et le monde sont réunis dans une conception universelle. L’historien saisit cette aspiration et y participe en mettant en évidence « les liens vivants » qui traversent les époques, les aspects du passé qui cachent les germes du futur, et le parallélisme des méthodes dans les arts et les sciences. L’historien, en réduisant au minimum l’infiltration de sa subjectivité, doit expliquer et montrer pourquoi l’histoire a pris telle ou telle orientation : « Il a le droit, et même le devoir, d’émettre un jugement. Mais il faut que son jugement résulte directement des faits. » Pour Giedion, l’histoire existe sous la forme de relations entre le passé et le présent, un itinéraire déterminé par les faits considérés comme significatifs par rapport à sa vision. Dans son désir de mettre en évidence l’universalité du monde moderne, il établit ensuite un parallèle entre la démarche de l’historien et celle du physicien, « qui ne peuvent donner que des descriptions relatives à une situation particulière. » Cette similitude est renforcée par le fait que dans le cas de l’art et de la science moderne l’observation d’une chose exerce une influence sur cette chose et la transforme par ce même acte.

Deuxièmement, pour Giedion, le dilemme du double conditionnement de l’architecture — l’autonomie et l’hétéronomie — est résolu par le concept d’organisme. Selon lui, l’architecture obéit à des lois spécifiques (même si elles sont en relation avec des lois générales de la créativité artistique) et elle interfère également avec la société comme un organisme interagirait avec son milieu. Cette métaphore héritée des historiens du 19e siècle qui l’ont empruntée à leur tour aux sciences naturelles — en quête d’une légitimation scientifique de leur discipline —, permet à Giedion d’avancer une vision de l’architecture détachée de toute question de style. L’évolution de l’architecture est ainsi vue comme une continuité, non pas sous ses aspects formels, souvent « éphémères », mais sous ses aspects « constitutifs », des principes qui régissent l’intégration de ses parties.

Elle a un subconscient (la construction), un concept structurant (l’espace — « grande constante de toute architecture » avec une valeur universelle), des règles de comportement (une sorte de code moral pour les architectes visant la conciliation entre les méthodes de pensée et de sensibilité esthétique) et une capacité de subordonner les autres arts plastiques (l’œuvre d’art totale.)

Sans être la découverte de Giedion, l’espace-temps en architecture correspond selon lui à « la manière dont les volumes sont disposés dans l’espace et dont s’établissent leurs rapports mutuels, l’interpénétration de l’espace extérieur et de l’espace intérieur. » Pour donner à ce concept une dimension historique, Giedion le considère comme la phase ultime d’une évolution qui comprend d’abord la masse sculpturale placée dans l’espace et ensuite la masse entourant l’espace, une idée reprise d’Albert Brinckmann. D’un côté il y a un espace générique, homogène, préexistant, géométrisé et de l’autre un temps qui correspond à la durée nécessaire à la perception d’une œuvre architecturale, variable selon le point de vue. Il s’agit ici d’une cristallisation des multiples et riches théories sur l’espace de la fin du 19e et du début du 20e siècle. L’opération inédite de Giedion consiste en un rapprochement des idées des historiens (Alois Riegl, Adolf Hildebrand, August Schmarsow, Paul Frankl, Paul Zucker), des scientifiques (Hermann Minkowski, Albert Einstein), des artistes cubistes et néo-plasticiens et des architectes (surtout Laszlo Moholy-Nagy), dans un concept synthétique applicable à l’architecture et aux arts plastiques.

En confrontant ses visions historique et architecturale avec une série de bâtiments considérés comme exemplaires, du passé lointain jusqu’au présent, Giedion constitue un cadre qui lui permet à la fois une interprétation du passé et une préfiguration de la voie à suivre dans le futur. Il en résulte un discours qui est le mélange d’une argumentation de type historique « classique » et d’un manifeste, qui ne peut pas être considéré comme une « histoire. » D’ailleurs, ce dernier terme était utilisé avec une connotation encore péjorative parmi les architectes modernistes au milieu du 20e siècle et Giedion ne l’utilise pas pour intituler son livre. Le discours historique est subordonné au but du livre, la promotion d’une architecture moderne qui gagne sa légitimité à travers la généalogie construite par Giedion : le présent étant justifié par une certaine lecture du passé et le sens du passé étant dévoilé par les phénomènes contemporains. Les bâtiments du passé sont associés à ceux du 20e siècle selon la similitude visuelle de certains aspects formels. Giedion n’utilise plus la ressemblance littérale des parties de construction, adéquate à la classification de styles historiques. En revanche, il recourt à la correspondance des caractéristiques formelles génériques, comme l’ondoiement et le développement en spirale. Il utilise dans le même sens le parallélisme de méthodes comme la fragmentation en unités élémentaires et le rapport entre surfaces horizontales et verticales qui sont élevées au rang de « principe de création esthétique. » Cela lui permet soit de décrire les projets des architectes modernes comme les aboutissements d’une longue série d’expériences progressives (de la spirale du Sant’lvo de Borromini à celle monumentale de Tatline, de la courbe de la façade de San Carlo à la sinusoïde de Lansdowne Crescent et du projet d’Alger de Le Corbusier), soit d’établir des correspondances/affinités/analogies entre l’architecture et les arts plastiques (entre L’Arlésienne de Picasso et le Bauhaus de Gropius, entre une stèle funéraire néolithique et la tour de la chapelle de Ronchamp de Le Corbusier). L’argumentation tautologique réapparaît quand il s’agit de la définition de l’architecture et des bâtiments « modernes. » L’architecture (l’espèce) est la classe de bâtiments définie par un ensemble particulier de caractères communs, et le bâtiment (spécimen) est celui qui donne une idée de l’architecture à laquelle il appartient. La définition de chacun renvoie à l’autre, l’architecture « moderne » étant illustrée par des bâtiments qui sont considérés comme exemplaires parce qu’ils sont « modernes ».

Critiques et succès malgré tout.

L’œuvre de Giedion et surtout « Eta » ont été un véritable champ de bataille entre les architectes « célèbres » absents de son livre, les historiens contemporains ou successeurs et les idéologues post-modernes du côté des adversaires, et les « héros » et les « disciples » du côté des adeptes, arbitrés par les historiographes des années 1970-80 (Ada Louise Huxtable, 1976 ; Spiro Kostof, 1976 ; Demetri Porphyrios, 1981, et Sigfried Giedion: A History Project, 1986).

Les opposants ont dénoncé sa position partisane, son réductionnisme et surtout la damnation du 19e siècle, la manipulation des sources, sa naïveté, sa croyance utopique dans le projet moderniste et l’absence d’intérêt pour l’idéologie des architectes présentés. En revanche, les adeptes ont mis en valeur la vision humaniste, le désir d’unité, l’ouverture d’esprit et la globalité, l’érudition et la capacité de synthèse.

Mais la critique la plus importante semble ĂŞtre celle de ses concepts centraux, l’espace-temps [3] et le parallĂ©lisme art-science. D’abord, on peut lui reprocher la simplification excessive du concept « espace », en ignorant le renversement moderne de sa nature, de substantialiste en relationnelle, et tous les aspects psychologiques liĂ©s Ă  sa perception (lacune comblĂ©e par la suite par le travail d’autres thĂ©oriciens.) Si August Schmarsow parlait de l’empathie de l’espace Ă  la fin du 19e siècle, on ne retrouve plus chez Giedion le souci de parler de la psychologie de la perception. L’explication de ce manque rĂ©side dans son choix de ne pas parler d’une « esthĂ©tique moderne », comme lui-mĂŞme l’a reconnu Ă  l’occasion du Ciam de 1947. Ensuite, les liens faits dans « Eta », entre l’espace-temps et la thĂ©orie de la relativitĂ©, les idĂ©es cubistes, puristes, futuristes et la 4e dimension sont autant de confusions entre des « concepts incommensurables », selon l’expression de Thomas Kuhn. Finalement, l’application par Giedion du concept d’« espace-temps » Ă  la peinture et Ă  la sculpture, ignore le fait que le temps est un trait qui diffĂ©rentie l’architecture des autres arts plastiques. L’architecture moderne avec son caractère narratif semble ĂŞtre plus proche de l’expĂ©rience cinĂ©matographique avec ses tranches liĂ©es et le discontinu rendu continu, qu’au temps discontinu et instantanĂ© de la peinture cubiste. L’espace moderniste apparaĂ®t ainsi plus proche de l’espace absolu newtonien et de la gĂ©omĂ©trie euclidienne que des thĂ©ories d’Einstein et Riemann.

Pour Giedion, l’art et la science sont deux systèmes symboliques différents, mais qui ont une base sémantique commune, composante du Zeitgeist, concept hérité de Hegel. Mais ce concept même est discutable dans la mesure où il exprime un sens historique mal compris par les critiques qui veulent homogénéiser à tout prix les arts contemporains, contigus et complémentaires. D’un point de vue strictement disciplinaire, le parallèle entre les démarches d’historien et de physicien est aussi problématique dans la mesure où il propose une équivalence de principes qui appartiennent aux systèmes théoriques différents. D’ailleurs, sur ce point, Giedion prend une autre position par la suite dans Mechanization Takes Comand (1948), où il critique précisément le principe d’incertitude de Heisenberg. Ironiquement, il le critique pour la raison qu’il applaudissait initialement, l’idée que l’expérience et l’expérimentateur sont mutuellement dépendants. Ce changement est motivé par son nouveau centre d’intérêt qui est l’esthétique de l’architecture, plus importante que le rationalisme duquel il voulait dorénavant se détacher.

Propagande pure, scientifiquement obsolète, discours bavard, comment s’explique alors le fait que « Eta » soit à la fois un best-seller et une référence incontournable pour les professionnels et dans les milieux universitaires ? Pour comprendre les raisons de son succès, il faut dépasser le niveau de lecture conventionnel qui se concentre sur la narration historique proprement dite et lire « le deuxième texte », celui qui contient l’arrière-plan de sa pensée et son contexte implicite.

Une première série d’arguments tient compte des conditions de son élaboration. Les propos de Giedion ont un poids accru grâce à l’« effet de réalité » apporté par les témoignages sur et des « héros » de l’architecture moderne. Au-delà de leur aspect souvent anecdotique, ils renvoient à une histoire, pas encore écrite, du processus de la production architecturale. Les discours sur l’architecture moderne ne peuvent se passer des concepts utilisés par Giedion qui sont des éléments constitutifs du langage moderne (dans le sens premier) : espace-temps, organique, rationnel, transparence, simultanéité, interpénétration, dématérialisation, volume, etc. En plus, l’« Eta » fait partie du projet moderniste et de son réseau et en tant que tel il est essentiel pour la compréhension du Mouvement Moderne. Aussi, il garde encore son intérêt parce que certains de ses thèmes sont récurrents dans la modernité comprise dans son sens élargi, comme les rapports entre les arts et les sciences ou la quête d’unité entre la raison et l’émotion.

Une deuxième série de raisons du succès de l’« Eta » tient à sa forme. Grâce à son accessibilité il a été accueilli sans réserve dans le milieu universitaire, d’abord aux États-Unis et puis en Europe. Le monde francophone n’a pu l’adopter qu’en 1968, l’année de la « mort » du système Beaux-Arts. Mais une des forces principales du discours de Giedion est son aspect persuasif : à travers la connexion des œuvres du passé et du présent, Giedion confère un sens à l’évolution de l’architecture en transformant son livre en une narration historique. Dans la description des œuvres du passé, il introduit graduellement et presque imperceptiblement des termes qui vont servir par la suite à la définition de l’architecture moderne : l’identité entre l’expression de la construction et celle de l’architecture, le plan libre et flexible, les formes épurées et les surfaces nues/planes, l’adaptation à la fonction et aux besoins pratiques, l’interpénétration de l’espace intérieur et de l’espace extérieur, etc.

« Eta » comme projet architectural.

La troisième série de raisons qui motivent son succès et, peut-être, celle qui indique une lecture alternative est liée au type de discours lui-même. Par son côté engagé et sous sa forme de pratique discursive, « Eta » peut être lu comme un « projet architectural. » Siegfried Giedion a fourni aux architectes une forme de discours qui relie principes, actions immédiates et langage formel dans un nouveau système symbolique, c’est-à-dire une théorie de la pratique. Il utilise dans son approche historique la logique d’un architecte qui cherche dans le passé des vérités (qui dans ce cas lui semblent éternelles) à travers des exemples, à la fois jalons d’un itinéraire personnel et éléments de légitimation de ses règles formelles. Les réductions opérées par Giedion ont une justification idéologique et non « scientifique » parce qu’il s’intéresse surtout à l’action et moins à l’explication d’un passé neutre et isotrope. Giedion a renversé ainsi le rapport entre histoire et architecture, en remplaçant le modèle théorique traditionnel (un système consistant, cohérent et précis) par une vision architecturale. Les faits historiques ne sont plus utilisés pour tester la validité d’un modèle mais pour légitimer une architecture.

Ce type d’« histoire de l’architecture » qui cherche dans le passé la légitimation du travail d’architecte n’est ni une nouveauté, ni une exception, Giedion s’inscrivant en fait dans une longue tradition historiographique. Eugène Viollet-le-Duc et Gottfried Semper (ignorés « architecturalement » par Giedion) et, plus récemment, Kenneth Frampton avec ses Studies in Tectonic Culture sont quelques exemples d’architectes importants qui ont contribué à cette tradition. Avec le but de rapprocher l’histoire de la théorie, ces discours présentent la même structure : un concept central, un système d’analyse (une grille de lecture), des origines historiques et théoriques, des filiations dans lesquelles s’inscrivent des architectes et des bâtiments exemplaires.

Le fait qu’« Eta » s’apparente à un « projet architectural » explique pourquoi il a résisté aux critiques scientifiques. Ces derniers l’ont vu comme une « histoire objective » même si Siegfried Giedion nous annonce dès le début sa position interprétative. Il n’est pas en premier lieu intéressant pour l’analyse du passé en elle-même mais surtout pour « l’histoire du temps présent » des années 1920-1960. L’identification d’« erreurs » n’est pas suffisante, si on ne cherche pas la compréhension de leurs raisons. En ce qui concerne la relation avec la science ou les arts plastiques, l’évaluation du degré d’adéquation des liens que Giedion fait est moins pertinente que leur rôle de repères pour la pratique de certains architectes.

De la fertilité des malentendus.

Une critique appropriée à cette situation doit viser la contribution de l’« Eta » à la formation du champ du savoir en architecture. Si on replace les arguments du parallélisme des méthodes entre les sciences et les arts dans le contexte du projet architectural, on retrouve la dimension métaphorique de la pensée architecturale qui s’entremêle avec des procédures pragmatiques. La pensée de Giedion se nourrit elle aussi d’interprétations, légitimes ou non, logiques ou non. Ce qui apparaît comme une « confusion » typique due au langage est, en réalité, une procédure spécifique architecturale, une transposition des idées et valeurs philosophiques, scientifiques ou artistiques dans le domaine de la réalité construite. Les mêmes associations qui peuvent apparaître comme des « malentendus » pour le regard scientifique rigoureux deviennent des stimulants fertiles pour l’imagination qui veut faire le saut incommensurable d’un domaine à l’autre. C’est une opération problématique, puisqu’elle n’est ni arbitraire ni nécessaire, mais c’est celle qui fait le passage d’un sens à un autre sens. Par exemple, Giedion associe le concept scientifique « espace-temps » qui remplace l’idée d’un espace et d’un temps « newtoniens » invariables, par des concepts relatifs dans les cas extrêmes, proches de la vitesse de la lumière et le concept « espace-temps » architectural lié à une variation dans le temps de la perception en mouvement. Il n’y a pas d’équivalence « logique », mais cela ne diminue ni la validité scientifique du premier concept, ni la fertilité architecturale du deuxième, ni l’intérêt de leur association métaphorique. En revanche, sans vouloir nier une certaine influence de la science moderne sur les catégories culturelles, le vrai point discutable ici est le recours à une théorie scientifique pour légitimer un choix esthétique. Vue sous cet angle la contribution la plus importante de l’« Eta » est l’établissement d’un système expressif qui réunit des formes et des significations à travers un réseau de corrélations. La force de ce discours réside dans l’impression de complétude, les formes et les significations architecturales apparaissant comme mutuellement dépendantes (Bonta, 1979).

Mais le saut transdisciplinaire qui éloigne les architectes des domaines scientifiques les approche en même temps du domaine du mythe. Et le système expressif promu dans l’« Eta » a fini lui aussi par acquérir des aspects mythiques.

Si au début il a fourni l’arrière-plan théorique aux architectes modernes, par la suite il a participé à la vulgarisation de cette même architecture moderne dans des circonstances historiques spécifiques (reconstruction, standardisation, etc.). Conçu sur la base d’un enseignement comme un discours accessible, simplificateur et parfois simpliste, « Eta » a été le moyen par excellence de la diffusion d’une vision spécifique d’abord et de sa canonisation ensuite. Les étudiants et les architectes ont pris telles quelles les interprétations de Giedion, légitimées a priori par son aura de champion du Zeitgeist moderne, en les transformant en mythes. Ce sont des clichés, des lieux communs et des stéréotypes générés par la lecture non critique de l’« Eta » qui, malgré les détournements post-modernes, font partie du savoir tacite des architectes de la 2e moitié du 20e siècle. Si le profil de l’architecte « libéré du poids de l’histoire » n’est plus dominant aujourd’hui, une longue série de mythes persiste toujours : l’architecte démiurge, comme artiste d’avant-garde qui a le rôle d’exprimer l’esprit de son époque, l’architecture centré sur la production des formes, a-politique et a-sociale, l’existence de principes universels qui régissent l’évolution de l’architecture, l’équivalence de l’honnêteté morale avec la pureté formelle et avec l’expression de la « nature » des matériaux, etc.

Un exemple particulier de mythe généré par « Eta » est la compréhension de l’architecture moderne comme phénomène détaché de toute intention esthétique. Pour comprendre son origine on doit reprendre le raisonnement de Giedion dans son combat de légitimation d’une architecture qui se définit par son opposition au passé. L’opération paradoxale dans ce cas est la réconciliation du Mouvement Moderne avec l’« Histoire », en transformant une avant-garde en une nouvelle tradition (annoncée dans le sous-titre de l’« Eta ») et en proposant ses réalisations comme des modèles à suivre. Giedion a essayé de légitimer la nouvelle architecture comme le produit « organique » d’une évolution qui accompagne l’histoire de l’humanité sous l’effet fertilisant du Zeitgeist moderne. Il a voulu éviter ainsi toute association possible avec la réalité physique et toute tentative d’imitation, concept de base des historismes concurrents. Par cette phylogenèse il a placé son architecture moderne au-delà de l’esthétique traditionnelle. L’évolution de l’architecture d’après-guerre a démenti ses attentes, ce qui l’a obligé à reconnaître tardivement l’importance de l’esthétique et de revenir à un autre concept de référence de Wölfflin, le couple dichotomique « rationnel – organique ». L’association de formes géométriques élémentaires avec le rationnel et le rigide d’un côté, et de formes courbes avec l’irrationnel, l’organique et le libre de l’autre côté, consolident ce mythe, comme la majorité de corrélations directes entre formes et significations qui constituent le système expressif de l’« Eta ».

Pour une re-lecture critique.

Malheureusement, le choix éditorial présent ne fait que contribuer à la perpétuation des mythes et à une transmission non critique du savoir architectural établi. D’abord, si l’absence du sous-titre originel (« la naissance d’une nouvelle tradition ») demeure inexplicable, celle des illustrations est encore plus frustrante et injuste par rapport au discours de Giedion, qui les utilise comme « preuves » pour justifier sa tentative d’associer les œuvres d’art et architecturales sur la base de similitudes formelles seulement. Ensuite, l’absence d’un appareil critique, même moindre, met le lecteur dans une position inconfortable, sans repères et sans outils.

À cet instant de la réflexion ressort l’une des raisons principales qui peuvent motiver la re-lecture critique de ce livre : le dévoilement des sources de mythes courantes dans l’architecture d’hier et d’aujourd’hui. C’est un autre type de lecture que la lecture conventionnelle, qui ne se contente pas de s’approprier le discours de Giedion, qui questionne ses présupposées et ses buts cachés en profitant de l’appareil critique développé dans les dernières décennies [4]. Comme on l’a vu, « Eta » est un livre qui ne peut pas être lu en soi comme un « discours » isolé de ses contextes de conception et de lecture. La compréhension d’un livre expressément engagé dans la modification des pratiques architecturales de son temps dépend de la connaissance de son contexte d’origine. Les efforts déployés par Giedion pour concilier les formes expressionnistes dans le modernisme d’après-guerre avec le paradigme moderniste supra-esthétique, soigneusement construit dans la première partie du livre, prennent du sens si l’on tient compte de l’évolution problématique de l’architecture moderne. Le rôle joué par l’« Eta » dans le champ du savoir architectural devient visible seulement en suivant les traces de l’histoire de sa réception. Cet autre type de lecture impliquerait un véritable processus d’« anamnèse » ayant comme but le questionnement de modes d’acquisition et de formation des croyances et des attitudes qui dominent le mental des architectes. Ce processus, partiellement amorcé par quelques historiographes, devrait continuer et inclure les écoles, les endroits où une grande partie de la re-construction du savoir a lieu. Ou peut-être la démystification d’une vision architecturale ne suffit-elle pas pour la renouveler, un mythe ne pouvant qu’être remplacé par un autre, aussi fort et convaincant que le précédent.

Abstract

La réédition d’un livre comme Espace, Temps, Architecture (« Eta »), sorti pour la première fois en 1941, invite tout de suite à une réflexion sur l’intérêt qu’elle pourrait encore susciter aujourd’hui. Pourquoi lire ou re-lire un livre dont le but explicite n’est plus d’actualité ? Pourquoi lire ou re-lire un texte qui a été ...

Bibliography

Juan Pablo Bonta, Architecture and Its Interpretation : A Study of Expressive Systems in Architecture, London, Lund Humphries, 1979.

Matei Calinescu, Five Faces of Modernit : Modernism, Avant- Garde, Decadence, Kitsch, Postmodernism, Durham, Duke, University Press, 1987.

Georgiadis Sokratis, Sigfried Giedion An Intellectual Biography, Edinburgh University Press (English translation Colin Hall), 1993, Ammann Verlag, Zurich, 1989.

Ada Louise Huxtable, « The Gospel According to Giedion and Gropius is Under Attack », New York Times, 27 june 1976, ii, p. 1.

Spiro Kostof, « Architecture, You and Him: The Mark of Sigfried Giedion », in Daedalus, v. 105, 1 , 1976, 189-204.

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Paul Zücker, « The paradox of Architectural Theories at the Beginning of the Modern Movement », in Journal of the American Society of Architectural Historians, 10, n°3 (septembre), 1951.

Notes

[1] « Zeitgeist » ou « esprit des temps » est l’un de plusieurs noms que Hegel donne Ă  Geist, traduit diffĂ©remment comme esprit, esprit du monde, idĂ©e absolue ou Dieu. Il place le concept de rationalitĂ© dans l’ordre des choses, comme un esprit qui anime les gens, et non comme une crĂ©ation humaine. L’« esprit des temps » n’indique pas un Ă©tat homogène dans lequel toutes les idĂ©es sont partagĂ©es, mais il exprime plutĂ´t le fait que dans toute sociĂ©tĂ© donnĂ©e, il y a une certaine « langue », culture ou gamme des concepts dans lesquels chaque conflit, chaque controverse doit ĂŞtre combattu. Ce « terrain politique » qui est exprimĂ© par le Zeitgeist fonctionne comme un arrière-plan pour les participants, il est l’accord tacite qui rend possible chaque dispute. Dans un sens commun, le Zeitgeist connote une idĂ©e ou une force sociale dominante (ou la combinaison des deux) Ă  une certaine Ă©poque.

[2] Hitchcock et Johnson présentent l’architecture moderne comme un nouveau style, idée que Giedion combat farouchement.

[3] On peut voir notamment les critiques de S. Georgiadis, P. Zucker et G. Morpurgo-Tagliabue, cités en référence.

[4] On peut consulter surtout les travaux de Panayotis Tournikiotis et de Sokratis Georgiadis.

Authors

Florinel Radu

Architecte diplômé de l’Université d’architecture et d’urbanisme « Ion Mincu » de Bucarest et a obtenu de cette même école le titre de docteur en architecture. Architecte et urbaniste indépendant en Roumanie, il est depuis 1990 enseignant en architecture à l’Université de Bucarest et à l’Épfl. Il est actuellement coordinateur d’un enseignement interdisciplinaire centré sur la question du territoire dans le cadre de la faculté Enac à l’Épfl. Il est l’auteur de plusieurs projets d’architecture et d’urbanisme. Ses publications sont des réflexions sur les bases épistémologiques de l’architecture et ses rapports avec la recherche, l’enseignement et les autres disciplines. Ses derniers ouvrages : Bucarest. Complex(c)ités naturelles dans Méandres. Penser le paysage urbain (ed. Pieter Versteegh), Lausanne, Ppur, 2005; Stratégies alternatives pour le souterrain public dans Vingt mille lieux sous les terres. L’espace public souterrain, (ed. P. von Meiss et F. Radu), Lausanne, Ppur, 2004. L’ensemble de ses travaux et projets figurent sur son site.

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