Dans un ouvrage devenu un « classique », Manuel Castells (Castells, 1983) s’aperçoit de la possibilité de matérialiser assez précisément, sur une carte de San Francisco, ce qu’il appelle la « communauté gay », qui a fait de sa visibilité spatiale un marqueur de sa cristallisation politique et sociale. À partir d’éléments tels que la proportion des votes que reçut un candidat gay par bureau de vote, les emplacements des bars homosexuels et des adhérents à la chambre de commerce gaie (Golden Gate Business Association), Castells arrive à tracer les frontières — mouvantes — de la communauté.
Cette cartographie arrive au moment même où commencent à être publiés les premiers travaux d’histoire contemporaine des communautés gaies et lesbiennes (notamment l’ouvrage de John D’Émilio, Sexual Politics, Sexual Communities) ou de sociologie des communautés homosexuelles prenant en compte la dimension spatiale des phénomènes observés (Murray, 1979). La « carte des bars gays » est devenue, depuis, une présence routinière dans des ouvrages académiques principalement nord-américains (Beemyn 1997 p. 226, Kennedy Davis 1993 p. 29, Howard 1999 p. 85, Boag 2003 p. 46, Boyd 2005 pp. 244-245, Stein 2004).
Certains travaux récents présentent cette forme de cartographie comme une tournure naïve et passéiste de la réflexion et de la recherche : “As geographers we have indeed progressed a long way from marking ‘dots on maps’ in our understanding of the multiple and fluid ways that sexual ‘communities’ are imagined, negociated and contested” (Binnie Valentine 1999).
La cartographie fournit pourtant des armes aux chercheurs. La représentation graphique est certes loin d’épuiser toute la compréhension des luttes sociales pour la définition de certains quartiers, elle est plutôt à comprendre comme un moyen économique de représentation. La cartographie va même, au lieu d’étouffer la fluidité des luttes et des imaginations, pouvoir révéler ces dernières. Les sources utilisées — guides de voyage, fichiers d’adhérents… — vont pouvoir objectiver certaines des luttes : certains quartiers se révèlent qui n’apparaissaient pas comme « gays » ou qui semblaient échapper à toute « imagination, négociation ou contestation ». Des sources plus récentes, extraites de recensements nationaux, permettent ainsi de repérer assez précisément la résidence des couples du même sexe, présents certes dans les quartiers les plus « gays » des grandes métropoles urbaines, mais aussi dans des zones rurales ou semi-rurales où ils et elles passent plus ou moins inaperçues.
Mais surtout, la cartographie n’est pas qu’un outil de chercheurs en sciences sociales cherchant à « rompre » avec le sens commun : dès les années 60, les premiers guides touristiques à destination spécifique d’un lectorat homosexuel proposent une mise en carte des bars et autres lieux de sociabilité. Une partie du travail d’objectivation est donc réalisé par les communautés sexuelles elles-mêmes au cœur de leur entreprise de construction identitaire. Placer « des points sur des cartes » n’est donc pas une forme passéiste du travail géographique, comme l’écrivent Binnie et Valentine, dont l’œuvre est généralement plus fertile, c’est bel et bien l’un des outils de la visibilisation « imaginée, négociée et contestée » dont disposent gays et lesbiennes. La carte est tout d’abord commerciale et militante.
Image : Map reproduced courtesy of John Howard and the University of Chicago Press, from Men Like That. A Southern Queer History, © 1999, University of Chicago Press.