Une notion, à nos yeux, est bien définie quand on sait comment la faire varier et selon quelles procédures réglées. Alors, on saisit ce qu’elle partage et ce qu’elle néglige, ce qu’elle exige et ce qu’elle affecte. Est-ce le cas de la notion de « présent », si fréquemment utilisée dans le discours contemporain ? Certes, on entend bien dire que nos concitoyens ne se préoccupent que de leur présent, mais cette formule repose sur un terme à demi-mort puisque la langue usuelle lui substitue indifféremment ce qu’elle croit être des équivalents : « l’instant », « l’immédiat », « l’éphémère ». Le tout, sans contrôle des variations et sans ouvrir de perspectives. En cherchant à faire la contre-épreuve de ce qui vient d’être avancé, on observe que parler du « présent » de nos jours ne peut de surcroît s’accomplir sans tenir compte d’un contexte précis. Dans ce dernier, les uns utilisent ce terme pour désigner le soi-disant comportement « individualiste » et consumériste de l’homme contemporain (Gilles Lipovetsky) — augmentant la part de la dimension individuelle de l’existence, favorisant la perception instantanée du monde et des œuvres, ainsi que le « sans mémoire » voué à opérer dans un perpétuel et foisonnant « présent ». Les autres le rabattent sur le temps (François Hartog) en nous accoutumant à ne voir dans ce « présent » que ce qui y est immédiatement visible.
Dans les deux cas, un trait commun, et même un présupposé, structure le propos : une pensée et une action vouées totalement au présent ne peuvent plus avoir de rapport à la provenance des choses ni à leur transformation. Le « présent », le fait de s’y vouer, ne serait pas seulement une conquête comme on l’a cru longtemps (sous la condition du travail du philosophe GWF. Hegel), mais aurait fini par manger les autres dimensions du temps. Et, ce présupposé ayant la propriété de soutenir une thèse pratique, l’enchaînement s’accomplit comme suit : il suffirait donc de revenir à la dimension globale du temps pour, miraculeusement, sortir du marasme du présent !
Mais, recommençons cette chronique avec plus de soin. Son prétexte est éditorial. En 1984, le philosophe Michel Foucault (1926-1988) fait paraître, en anglais, un article d’ailleurs rédigé en français, article qui est ensuite repris mais abrégé, et cette fois en langue française, dans Le Magazine littéraire. Cet article devient vite célèbre — Foucault en utilisant le thème dans ses cours du Collège de France, depuis 1983 — même s’il n’a pas été lu par beaucoup de ceux qui y réfèrent. Les éditions en question s’épuisant, cet article n’est plus lisible, de nos jours, que dans les imposants volumes des Dits et Écrits (Paris, Gallimard, 1994) de Foucault. Les Éditions Bréal remettent cet article en circulation. Ce qui est positif. Et la circulation devrait en être plus ample que précédemment, notamment parce que cette édition est commentée (indications sur les références, éclaircissements de vocabulaire, etc.), pédagogique et lisible par tout lecteur averti, étudiant et/ou scolaire.
De cet opuscule, on rappellera donc qu’il porte singulièrement le titre d’un article rédigé par le philosophe allemand Immanuel Kant (1724-1804), publié en 1784, dans la Berlinische Monatsschrift, du moins si on néglige la différence de signification entre l’expression allemande de Kant, Aufklärung, et sa traduction française par le terme « Lumières » (alors que les dates des deux mouvements ne se recoupent pas et que leurs contenus sont similaires sans être jamais identiques). Si Kant, de son côté, prend la plume afin de répondre à la question « qu’est-ce que les Lumières ? », adressée par le pasteur Zöllner, au nom de la revue, aux intellectuels de l’époque (Moses Mendelssohn, Johann Georg Hamann, et bien d’autres), Foucault, lui, choisit de relire Kant – et ce petit texte qui « se trouve en quelque sorte à la charnière de la réflexion critique et de la réflexion sur l’histoire (p. 71) – afin de statuer sur l’objectif de sa propre philosophie (ou de « la » philosophie).
Le geste de Foucault n’est pas tout à fait innocent. La question, toutefois, n’est pas de savoir si, dans sa réponse, Kant a raison ou non, s’il décrit adéquatement ce que sont les Lumières. Ce geste a plus de poids, référé à la réflexion sur l’actualité qui passe chez Foucault pour le véritable objectif de la philosophie. Et ceci, à deux titres. D’une part, parce qu’en 1984, à l’époque de la publication de cet article, s’en prendre à Kant et aux Lumières, c’est, très largement, marcher sur les brisées du philosophe Jürgen Habermas (1926-, d’ailleurs cité explicitement et implicitement : p. 62, 72, 76). Ce dernier, en effet, nous entraîne, depuis 1980, dans une sorte de chantage à l’Aufklärung. Et, c’est d’ailleurs, dans le même temps, s’en prendre à une certaine publicité faite autour de la (dernière) philosophie de Hannah Arendt (1906-1975) et des affirmations selon lesquelles la modernité correspondrait à des dates répertoriables et des faits historiques. D’autre part, parce que Foucault n’avait jamais encore donné sa version de la définition de la philosophie, de façon condensée.
Aussi apprenons-nous dans ce texte que Foucault considère la question de la définition principielle des Lumières ou de la modernité comme une question essentielle (pour le geste et les conséquences portant sur ce que nous pensons et faisons aujourd’hui), et qu’il pense que les philosophies de GWF. Hegel (1770-1831), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Max Weber (1864-1920), entre autres, n’en dépassent aucunement les limites, contrairement à ce qu’on relève dans des commentaires courants. La preuve ? Sa définition des Lumières et de la modernité, les renvoyant toutes deux au travail de la philosophie dont l’objectif est de « diagnostiquer le présent ». Aucun effet de délimitation temporelle dans ce propos. Aucun recours à des bornes dans lesquelles contenir l’expression de ce travail. Et, les propositions s’enchaînent, non sans donner lieu à une sorte d’autoportrait de Foucault en philosophe, ni moderne ni postmoderne, si, répétons-le, ces termes persévèrent à cerner une chronologie (avant laquelle ou après laquelle nous pourrions nous situer). Les Lumières, la véritable modernité n’est pas une période historique, mais une attitude vis-à-vis du présent (ou un éthos).
Au cœur du débat, par conséquent, la catégorie de présent, « l’analyse par l’un de ses acteurs du moment où il écrit et à cause duquel il écrit » (p. 71). Mais la signification prêtée à cette catégorie, jamais interprétée par Kant et Foucault dans un rapport au temps, est très rigoureusement délimitée. Le présent est à la fois la marque d’une différence dans l’histoire et un motif pour une tâche philosophique. C’est à partir de là que la catégorie peut varier subtilement.
Voici donc le plus subtil. L’émergence de la catégorie de présent, au sein des Lumières, répond à une question : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier ? Le présent est une catégorie de l’histoire, une catégorie de la pratique si l’on veut, et non une catégorie du temps. De ce fait, élaborer la catégorie de présent en référence à l’histoire et non au temps, c’est évidemment faire la critique des usages de la thèse de Saint Augustin (354-430), et de son herméneutique du temps conçu en relation avec Dieu (Confessions), pour définir le présent. Référer au présent, c’est prendre conscience d’une transformation du mode d’existence et du mode de perception de ce que nous sommes. Le présent a bien la valeur d’une « sortie », une Ausgang, un processus qui nous dégage de la « minorité » (sous la forme d’un fait, d’une tâche et d’une obligation) dont nous sommes nous-mêmes responsables. En ce sens, il n’y a pas non plus d’essence immuable du présent (qui l’enfermerait dans un rapport au passé qui n’est plus et au futur qui n’est pas encore) mais une essence historique qui dépend de la manière dont nous nous rapportons à nous-même et au monde.
Sous ce type de rapport à l’histoire, ce qui est le propre des Lumières est de montrer comment, dans ce moment actuel (qui, formellement, peut se situer n’importe où dans une échelle de temps), chacun est responsable, d’une certaine façon, de ce processus d’ensemble. Et le poète Charles Baudelaire n’a pas forcément tort d’affirmer que le présent consiste à saisir l’éternel dans le fugitif, à faire jouer la vérité du réel dans l’exercice de la liberté, et à organiser un rapport à soi. Ce qui, traduit dans les termes foucaldiens, contribue à donner un sens à la pratique de la critique, à l’idée d’émancipation et au statut de l’intellectuel (spécifique, on le sait). Assumer ce que nous a permis de faire l’Aufklärung, c’est prendre sa part à l’exercice de la critique conçu comme franchissement possible des limites dans lesquelles nous travaillons (ce qui est l’inverse de ce que Kant nous assène) et déterminer la forme à donner aux changements souhaitables. Bref, le présent nous met à l’épreuve de la réalité et de l’actualité.
Le paradoxe veut que cela corresponde à l’élaboration d’une ontologie historique de nous-même. Mais on en saisit bien la force, à lire ou relire cet opuscule que Foucault nous laisse faire circuler, transcrire, utiliser, partager… Sa lecture doit nous pousser à faire émerger un nouveau « soi », désormais foyer de résistance, dans les conditions sociales et politiques qui sont les nôtres.