Cet ouvrage, qui constitue l’aboutissement d’une réflexion approfondie menée par David Mangin dans le cadre de ses activités d’enseignement et de recherche, vise à revaloriser l’analyse de la forme urbaine dont il déplore un certain désintérêt dans les disciplines ou les sciences travaillant sur les phénomènes urbains.
On souscrit très volontiers à cette proposition visant à privilégier une lecture des formes plutôt que celle des processus : force est de constater, particulièrement en géographie, que le renouvellement des méthodes et instruments de l’analyse morphologique permettant d’appréhender les nouvelles réalités matérielles constituées par la ville contemporaine, n’a pas véritablement eu lieu.
La démarche n’est pas évidente : prendre parti d’analyser les espaces périphériques, c’est risquer, note-t-il, de voir se mêler imperceptiblement au propos du chercheur le jugement esthétique et normatif, de répercuter certains lieux communs sur la laideur des entrées de ville ou la pauvreté architecturale de l’habitat pavillonnaire, par exemple. Le propos est systématique, rigoureux : un lexique présente en préliminaire une proposition de définition d’une série de termes (franchisée, périurbain, périphérie…), une classification des voies est offerte en annexe, l’ensemble de l’ouvrage étant de plus abondamment documenté en cartes, photographies, et surtout simples croquis de synthèse réalisés par l’auteur, efficaces pour la compréhension des aspects décrits.
Qu’est-ce donc que la ville franchisée ? Dans le contexte français, une ville (en apparence) affranchie de toute contrainte, par exemple celles de la planification ou du projet urbain, une ville qui échappe à ses cadres régulateurs classiques (État…), mais en réalité soumise à trois modèles de désorganisation spatiale : la sectorisation, l’entre-soi et l’hégémonie de l’économie. Partant d’un respectable souci de neutralité, le propos de l’auteur se fera pourtant assez dénonciateur de cette situation dans laquelle l’air de la ville rendrait non plus libre mais consumériste, une situation dont il s’attache à repérer les influences par le biais d’une intéressante comparaison (villes américaines, villes asiatiques…), et dont il localise également l’origine dans une crise de la pensée urbanistique à laquelle il proposera au final une série de réponses.
La ville générique contemporaine : autopsie d’un meurtre en trois actes.
Mangin soutient l’hypothèse forte et intéressante d’une prégnance de plusieurs modèles d’organisation spatiale explicatifs de la morphologie urbaine contemporaine : le secteur, la franchise, le lotissement, à chacun d’eux correspondant une « pathologie » : la ville sectorisée, franchisée, individuée.
Fabriquer de la ville de fait par la voie et par le réseau : la sectorisation, en premier lieu, renvoie au pouvoir structurant des voies, non dans le sens d’équipements à même de transformer une ville, de constituer les supports d’une pratique raisonnée de développement, mais d’une logique systématique de découpe de la ville en fractions plus vastes, indifférentes et sans véritables relations avec ces tracés subits qui iraient jusqu’à prendre la forme d’une « vampirisation » des villes et des bourgs (p. 89). Le propos se situe donc ici uniquement du côté d’une analyse des effets morphologiques et visuels des voies et des formes de développement urbain linéaire qui leur sont éventuellement liés (corridors touristiques).
Une brève généalogie du modèle du secteur souligne les influences de Le Corbusier puis de Buchanan, auteur d’un rapport sur la réorganisation du système routier de Londres dans les années 1960, jusqu’à leur application planifiée avec le cas des Villes Nouvelles ou dans l’urbanisme de cluster, promu en particulier par Alison et Peter Smithson pour lesquels « la dynamique urbaine reste entièrement liée à la dynamique routière » (p. 65). Par ailleurs, Mangin insiste sur le rôle majeur des dispositifs juridiques et des procédures réglementaires à l’origine de ces transformations, sur les vides qu’elles organisent volontairement (créés par des distances de sécurité, par exemple), planifient (le développement routier et autoroutier comme produit d’une logique d’aménagement du territoire).
L’intérêt d’un tel modèle en est le coût, réduit, et la rapidité de réalisation mais qui amène à un décrochage majeur entre l’infrastructure et la forme urbaine. Une typologie de la ville produite par le réseau est dégagée : modèles radio-concentriques complexes, modèles de croissance linéaire ou encore modèles en delta.
La « franchisation », seconde mécanique à l’œuvre dans la formation des espaces urbains, renvoie à la franchise, c’est-à-dire à ces zones qui sont « hors-contrôle », en l’occurrence qui ne sont pas ou plus sous le contrôle de l’État et de ses limites physiques, en fait, soumises aux logiques privées et à l’hégémonie de l’économie.
Il s’agit là principalement de la ville « envahie » par le modèle de l’hypermarché, un modèle dont il avance qu’il serait en pleine expansion et se serait diversifié, ce qui n’est d’ailleurs pas une idée communément acquise, plusieurs travaux récents ayant souligné au contraire le net épuisement de ce modèle (p. 112). Plusieurs exemples des stratégies de franchisation par des grands groupes sont ainsi présentés, efficacement documentés : Auchan pour la grande distribution, F1 pour le logement, Mac Do pour la restauration ou les « méga-cgr» pour le culturel, raccordés aux logiques de marketing (concentration accrue sur quelques grands groupes, capitalisme furtif….). Plusieurs types de productions sont également présentées : les parcs urbains, les usines et les zones d’activité, les technopoles. Néanmoins, la description des mécanismes de l’hyperspécialisation puis de la diffusion du modèle dans les centres-villes historiques rejoint la « tendance » qu’il souhaitait précisément ne pas adopter, celle du jugement normatif sur ces grands groupes qui dénatureraient désormais les centres-villes, citant à grand renfort les schémas d’hécatombe, voire moraux, de Marc Augé (p. 140) ou encore du pessimisme exacerbé et réducteur lorsqu’il se déclare dubitatif sur la possible sortie d’un tel modèle : les maires jugeraient que leur ville doit d’abord et avant tout se vendre, et ne feraient désormais plus de projets urbains, jugés trop aléatoires sur un plan politique (p. 160).
Troisième facteur de (dé)formation urbaine, l’individu comme produit économique : dans la ville individuée, les seules règles du jeu qui priment sont celles du monde économique du profit et de la rentabilité. Le lotissement représente l’aboutissement d’un processus inexorable : après les voies, « les pistes et règles économiques », il en est l’opération de remplissage. Si l’auteur est très critique sur ces formes urbaines, il n’en réalise pas moins une analyse fine de la problématique richement documentée : cartes, photos satellites et modélisations retracent les mutations des espaces périurbains, visualisent l’étalement urbain et le rendent intelligible. Les documents se révèlent particulièrement pertinents pour montrer le passage d’un modèle de lotissement ouvert à fermé ainsi que l’indifférenciation progressive entre la ville et la campagne.
La contagion des modèles.
À partir de là, Mangin se pose la question de savoir si la conjugaison de ces trois mécaniques est représentative d’une exception française ou s’il s’agit davantage du résultat d’une influence américaine et plus largement de la globalisation.
En ce sens, le parcours de la situation des États-Unis qui n’occupe qu’un chapitre de l’ensemble insiste sur quelques aspects : la production du consommateur, la diversité des villes (qui serait liée à leur « vocation » ou encore au fait qu’elles « bénéficient d’un climat exceptionnel » ! p. 208), la remise en question du système viaire orthogonal avec l’apparition des centralités périphériques (edge cities) et des nouvelles concentrations (shopping malls).
Deux formes urbaines y sont plus précisément analysées (sans être pour autant particulièrement travaillées) puisqu’elles permettent d’engager la comparaison avec les villes françaises : les espaces commerciaux et les gated communities. Concernant les premiers, Mangin note déjà une nette différence : qu’ils soient linéraires (strips) ou prennent la forme de galerie (malls), les espaces commerciaux ne se concentrent pas autour d’une fonction principale d’alimentation (super ou hypermarchés français), et sont nettement plus diversifiés. Ils s’intègrent par ailleurs dans une culture de la mobilité. Surtout, leur architecture a fait beaucoup plus l’objet de réflexions dès les années soixante, visant à recréer dans ces espaces l’ambiance des villes denses. Une concurrence étonnante s’institue entre les zones suburbaines copiant le modèle urbain des centres-villes, et les centres-villes adaptant, intégrant des aspects du suburbain.
En revanche, les gated communities (« privatopia ») dont les principales variantes et les questions politiques qu’elles soulèvent, par exemple liées au choix de l’enclavement, sont très rapidement évoquées. Ce traitement succinct peut susciter une certaine déception chez le lecteur tout comme celle de la présentation des scénarios d’évolution à plus ou moins long terme de la ville américaine (autopia, e-topia et utopia). Dans cette partie de l’analyse qui vise à développer l’idée d’une alliance entre le marché et le travail policier (p. 232), la comparaison des logiques de ségrégation entre la France et les États-Unis reste trop générale et peu convaincante.
D’autre part, ne s’agit-il pas plus largement d’une contagion générale d’un modèle dans le cadre de la globalisation ? Un chapitre important de l’ouvrage analyse la diffusion de la sectorisation dans d’autres contextes, notamment celui des villes asiatiques, et la difficulté de la démarche comparative monte d’un cran puisque Mangin tente de penser les similitudes et les différences des situations européennes, asiatiques et américaines.
Il en dégage une série de tendances générales puis se focalise sur le cas de Singapour et des villes chinoises et japonaises. Ces tendances sont d’abord celles d’une évolution convergente quoique différenciée des modèles radioconcentriques vers des formes poly-radioconcentriques dans les trois univers urbains. Puis, c’est aussi celle d’un très fort développement de la logistique (transports…) qui est la grande gagnante de la sectorisation par les radiales (autoroutes…) : celle-ci lui a permis de s’affranchir des obstacles physiques (en particulier en Europe).
Le cas de Singapour, dont il réalise une analyse plus approfondie que la ville américaine, est paradoxal : l’auteur n’a eu de cesse tout au long du texte de décrire la sectorisation comme un décrochage entre la forme urbaine et l’infrastructure routière, une soumission de l’une à l’autre. Or dans ce cas, il montre que le développement des voies se double d’un véritable développement de formes urbaines (ville verte). À l’inverse, les villes chinoises révèlent un urbanisme du cluster, en particulier dans le cas des corridors côtiers assez dépréciés, si l’on en croit son jugement : « enclave dans l’enclave à l’intérieur de la zone, les blocs sont des terrains d’essai du marché immobilier. Ils fabriquent des villes-zones dont la première des qualités serait la quantité et la seconde la fadeur » (p. 275).
Enfin la comparaison de fait entre des villes japonaises et Le Caire, par exemple, sectorisation oblige, laisse l’impression d’un certain forcing conceptuel, peu convaincant tant au niveau de la rapidité d’évocation, que des problématiques en tant que telles posées par ces villes dont les éléments de comparabilité restent entièrement à construire autrement que par le simple fait d’y relever la présence d’enclaves touristiques. Autrement, la sectorisation risque de devenir une sorte de maître-mot, de structure universellement valide d’explication des formes urbaines et déclinable en tout sens, voulant tout dire, c’est-à-dire pas grand’ chose.
Vers un nouvel esprit de l’urbanisme ?
Pour l’architecte, l’engagement d’une démarche strictement analytique est insuffisant, elle doit être complétée par une réflexion en direction de l’action qui s’attache à penser des orientations visant à transformer les trois pathologies de la ville contemporaine, à constituer des alternatives aux « doctrines urbaines contemporaines ».
Dans cette perspective et en se limitant au cas français, Mangin plaide en faveur d’une revalorisation du projet urbain (ce qui n’est pas vraiment très surprenant) à travers une abondante conclusion qui, au-delà d’une multitude de propositions, reste marquée par une idée récurrente liée à un fantasme très prégnant dans le monde de l’architecture et de l’urbanisme : (re)créer de la continuité.
Nous aurions ainsi le choix entre trois scénarios : celui de l’urbanisme du réel consistant à poursuivre les tendances contemporaines décrites, celui d’un urbanisme du fantasme avec ses éco-quartiers ou la fin du tout-voiture (des fantasmes, vraiment ?) ou encore celui d’un urbanisme du possible consistant à inventer de nouvelles formes urbaines moins productrices de dépendances automobiles et d’enclavement, visant à « répondre à une demande de sens » liée à « l’idée de ville que chacun porte en nous, à côté de celle de village, si prégnante du fait de l’héritage rural » (p. 319). On ne s’attardera pas davantage sur les deux premiers, pour partie caricaturaux, notamment lorsqu’il avance des généralisations plus qu’hâtives et pas très sérieuses : « le principe de la Société d’Économie Mixte érigé en valeur nationale, aboutit à un partenariat privé-public souvent incestueux. Les politiques publiques routières sont détournées au profit de quelques acteurs de l’industrie routière et de la grande distribution. » (p. 316)
L’urbanisme du possible, donc, pourrait s’articuler autour d’une réflexion sur le tracé, la densité et l’hétérogénèse : « privilégier l’urbanisme de tracé plutôt que l’urbanisme de secteur, la ville passante plutôt que la juxtaposition d’environnements sécurisés, la ville métisse plutôt que la ville homogène. Autrement dit, il s’agit de penser les tracés à l’échelle territoriale, les densités en termes de densification, et l’hétérogénéité en terme d’hétérogénèse » (p. 321)
Le tracé consisterait à charger d’échelle en passant du projet urbain au projet territorial pour des raisons d’accessibilité aux réseaux de la mobilité, et d’intégration des dispositifs écologiques (enjeux environnementaux qui dépassent le cadre d’un lotissement). Puis, à améliorer la lisibilité de la grande ville, avec la mise en place de réelles politiques foncières. Enfin, en offrant une alternative aux projets d’extension des villes visant à créer de l’unité et de la continuité entre les fragments désordonnés résultant de l’étalement urbain (unité / continuité 1). Réfléchir au tracé ce serait également explorer la dimension de la ville passante en développant des voies urbaines (voies paysagères), en répondant aux questions de l’insécurité urbaine par la création de continuité territoriale et non de rupture (unité / continuité 2, récurrence urbanistique du « tissu à recoudre »), en réintroduisant des présences humaines face à l’automatisation.
Densifier consisterait ensuite à engager une pratique d’urbanisme de proximité qui ne se confonde pas avec un urbanisme communautariste et passant par deux étapes : une moindre dépendance à l’automobile (équipements de proximité), puis une densification progressive au fil du temps.
L’hétérogénèse consisterait quant à elle à redonner davantage de place à l’expression individuelle, à l’intervention des habitants dans la construction de la ville et non à les étouffer sous des package préfabriqués ou des règles astreignantes, à remettre en cause le visage néo-libéral de la pensée urbaine en promouvant non pas des centres et des périphéries, mais des faubourgs qui représentent la continuité territoriale (unité / continuité 3) pour aboutir à un métissage visuel. « Accepter l’hétérogénéité visuelle » comme « condition sine qua non » tout en maintenant « des règles minimum de continuité de l’espace public sans que celui-ci signifie nécessairement continuité du bâti » (unité / continuité 3, p. 349-350).
Si nombre de points de ce manifeste pour un urbanisme renouvelé constituent une riche matière à des débats approfondis qu’en ce sens l’ouvrage participe pleinement à ouvrir, ou pourra exprimer un certain désaccord sur la démarche d’analyse de la morphologie urbaine en actualisant certains reproches que peuvent lui adresser, notamment, les sciences sociales.
En souhaitant s’affranchir d’une lecture des processus, Mangin produit une vision binaire et parvient en fait à offrir au lecteur une matière urbaine expurgée de ses substances : la morphologie n’est que la traduction, la projection visuelle et visible de processus économiques, sociaux et culturels. Malgré la reconnaissance fugace de la variabilité des représentations des espaces contemporains (p. 191), l’appréciation portée a priori sur la vacuité urbanistique de ces formes (« la misère et l’indigence des paysages urbains ») entre en contradiction avec les analyses de Bruce Bégout ou d’Henri-Pierre Jeudy par exemple, parce qu’elle est portée par un regard unilatéral d’observateur extérieur. Mangin propose une vision élitiste et normative de la pratique urbanistique, apte à déceler puis à dire le sens des lieux et des liens à partir de principes absolus, par rapport auxquels les profanes, ces presque-oubliés du propos, ne pourront certainement qu’harmonieusement se conformer.
Renouveler pleinement l’analyse morphologique passerait sans doute aussi par une réflexion bien plus en amont sur ce « tiers à inclure » dont parle Pascal Amphoux, dans les grilles de lectures, avant même de réfléchir à lui donner a posteriori davantage de moyens juridiques et réglementaires pour construire sa maison individuelle.
David Mangin, La ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Éditions de la Villette, Paris, 2004. 480 pages. 35 euros.