L’inter-objectivité revisitée.
Ceux des chercheurs en sciences sociales qui ont été attentifs aux travaux de la sociologie des sciences depuis une vingtaine d’années, ou bien concernés plus ou moins directement par les enjeux de l’inter-objectivité ou encore gagnés par l’enjeu d’établir des comptes rendus risqués peuvent trouver dans ce handbook de quoi renforcer leurs approches et élargir leurs préoccupations. Plutôt qu’un manuel, il s’agit d’un ouvrage, foisonnant certes, qui indique les promesses heuristiques d’un courant de recherches dont l’un des mérites est de savoir associer rigueur de l’enquête et qualité de l’écriture, deux aspects malheureusement souvent aux antipodes.
On retient à juste titre l’article de Bruno Latour qui, en 1994, interpellait la communauté sociologique sur le problème de sa médiocre prise en compte des actants non humains dans le cours des choses (Latour, 1994). Il pointait alors à quel point la sociologie avait pu s’écarter du monde des objets pour réifier des êtres collectifs qui sont plus souvent des notions que des actants. Ainsi bien sûr de « la société » (cf. plus récemment son ouvrage Changer de société. Refaire de la sociologie, 2006), mais aussi d’autres notions relevant du spectre des idéologies, cultures, imaginaires, que l’on fait trop souvent agir nonobstant leur écologie [1] (Latour, 1994). La théorie de l’acteur-réseau s’est déployée avec beaucoup de vivacité dans plusieurs directions, permettant largement de dépasser les themata éculées et souvent scolastiques comme ces oppositions entre individualisme et holisme ou encore entre approches culturalistes ou développementalistes… Sans oublier le couple nature-culture. Dans le présent ouvrage collectif, point de grand partage, au contraire des descriptions de porosités, hybridités, transversalités avec, chaque fois, des terrains arpentés avec précision, c’est-à-dire traçage des activités et une priorité qui est de rendre compte de ce qui prend consistance : « comment faire quelque chose qui se tient ? » est peut-être l’interrogation la plus récurrente dans l’ouvrage. L’autre enjeu transversal est l’exigence d’être empirique : revenir au moment de la construction des agencements, « from below », avant le durcissement des réalités et la plupart du temps via l’entrée privilégiée des controverses. C’est une volonté qui est aussi quasiment politique dans le sens où le monde continue de s’écrire et que les analyses ont aussi à saisir ce moment de construction et pas seulement les réalités établies, les déterminants.
À quel genre d’extension des objets avons-nous affaire ? Les six grands chapitres relèvent d’une partition assez classique de ce monde pluriel mais commun qui est le nôtre : il y est question de la science donc (mais non placée en premier et annoncée « en ses confins »), de la politique (en faire), de l’économique (« passer marchés »), de l’art (et des bouleversements en ce domaine), de la nature (de ses débordements), du religieux (« vivre avec les dieux »). C’est bien une sorte de petite encyclopédie comme l’annoncent les coordinateurs de l’ouvrage et le recenseur n’a qu’à bien se tenir pour tâcher de faire synthèse.
Les mises en perspective et montées en généralité sont assurées par des chercheurs reconnus dans chacun des champs identifiés : Philippe Descola, Bruno Latour, Antoine Hennion, Olivier Favereau, Sophie Houdart et Elisabeth Claverie s’y attèlent, développant chacun plutôt les enjeux d’une théorie qu’il ou elle a contribué à développer : ainsi de l’anthropologie de la figuration chez Descola, de la théorie des conventions et de la sociologie de la traduction chez Favereau, de la théorie de l’acteur-réseau chez Latour, mais aussi de la perception esthétique comme une activité interactive en situation d’épreuve entre matérialité des œuvres et jugement des acteurs… On ne peut pas pour autant dire qu’il y ait des effets d’école, plutôt peut-on identifier des dominantes. S’il fallait retenir un écho philosophique important, on trouverait Peter Sloterdijk qui n’est jamais très loin (il s’agit par exemple d’expliciter « les propriétés d’un milieu à partir des vulnérabilités » lit-on ainsi p. 231 sous la plume de Gramaglia et Sampaio Da Silva). Une autre marque de fabrique tient à l’insistance sur le rôle des actants non-humains — leur surestimation même — qui peut amener dans certains cas à ne plus prêter suffisamment attention aux acteurs, alors même que c’est le rapport entre humains et non-humains qui est intéressant et qu’il faut ménager une place à ces actants pourvus « d’une intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative » (« l’acteur » selon Michel Lussault dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, en cours de réédition). Faire la liste des objets d’investigation donnerait le vertige, passant par les carnets de bord électroniques de la bourse, les lingettes, la statue de Stephen Hawking, les personnages de cire au musée Tussauds, les nanotechnologies, les pistolets Taser… Ces objets renvoient souvent à des « sujets de société » (gestion d’une pandémie, compréhension de l’économie d’un marché), mais peuvent aussi relever d’un monde plus ésotérique ou a priori anecdotique, comme ce texte sur les matchs de scarabée.
Mérites de l’émergence et du détail.
Plus intéressant ici est le repérage d’un certain nombre d’enjeux théoriques partagés. Un premier bloc renvoie évidemment à la place des objets dans une acception écologique et dynamique. Plusieurs exemples démontrent l’enjeu de voir les objets techniques aussi bien comme des permissions que des promesses. On peut ainsi parler d’objets coordinateurs (Favereau) avec la nécessité d’analyser leurs activités et les scénarios d’humains qui peuvent leur correspondre (confiner, scénariser, surveiller, éradiquer, à propos du virus H5n1). Dans le paradigme émergentiste, l’intérêt pour les objets-en-passe-d’être-installés est clair de même que l’analyse de l’oscillation entre collaboration et récalcitrance entre humains et non-humains. Les objets ont rarement des bords nets et reconsidérer leurs interfaces est un moyen d’accéder aux frontières de la société. Ainsi de ce « mammouth Yukagir » qui intègre aussi bien les restes de l’animal découvert que l’environnement du bout de terre où ils ont été trouvés. Le vocable de l’extension revient ainsi régulièrement, qu’il s’agisse de prothèses ou de corps extraordinaires. Le retrait de certains objets (de la science notamment) de l’échelle humaine de perception et d’action ne devrait pas motiver le recours au symbolisme et à la logorrhée des grands discours. Se loge ici la critique de la plupart des essais qui manquent de penser la technologie par défaut de terrain : « un logos qui ne serait pas la rationalité instrumentale de la science toujours déjà appliquée à des fins d’efficacité (l’École de Francfort), ni la métaphysique destinale dévoilant tout ce qui est comme fonds « disponible pour » (Heidegger), mais une pratique narrative agissant au cœur des choses. » (Loeve, p. 220). Il faut alors retrouver ce que font la fréquentation et le contact plutôt que l’instrumentation et l’aliénation, en se méfiant de ce que des caractérisations comme celle du cybernanthrope peuvent ensuite générer.
Un deuxième bloc, également méthodologique, renvoie à des enjeux de posture, liés à cette attention aux non-humains. D’abord passer par les détails pour comprendre le jeu des forces et la plupart du temps se situer dans des entre-deux, entre chien et loup pourrait-on dire. Ainsi de cette affirmation selon laquelle un bon objet d’étude est « une situation qui met en lumière une interdépendance qui n’a pas encore eu à s’exprimer publiquement » (Mélard, p. 144). Ainsi également d’une préconisation que l’on pourrait qualifier comme la valeur heuristique des objets intuitifs. Oui il est utile (et plaisant !) de considérer les capacités d’une mélodie (la musique n’étant ni un stimulus ni un reflet des actions humains) ou bien les effets d’une présence d’un dieu — alias être non humain de la surnature (Enhs) : présence et non interaction comme insiste Albert Piette défendant l’enjeu d’une phénoménographie, attentive aux processus de modalisation (les modalités d’existence des dieux en l’occurrence). Quoi qu’on en ait à l’égard des phénomènes surnaturels, force est de prendre au sérieux leurs modalités de travail des sociétés, il n’avancerait à rien de les dénier.
Le troisième ensemble qui peut être dégagé renvoie aux processus d’association – dissociation dont relève l’activité politique, cette activité incessante, clôture provisoire de toute assemblée qui doit toujours définir le moment et les modalités de sa réouverture. Lorsqu’on s’intéresse au rôle des démonstrations pour refaire le lien science – politique (cf. le texte de Claude Rosental), on plonge tout autant dans ces enjeux de rendre le monde commun via des intermédiaires socio-techniques qui sont souvent ce qui permet le continuum. Si le politique doit ainsi ré-assembler (il n’est pas la seule instance qui ait à le faire), c’est bien tout contre un certain nombre de productions dont il est aussi le générateur. C’est le cas de régimes juridiques, puisque le droit tend à dissocier. L’exemple de la distinction du dessus et du dessous du sol pose évidemment problème quand la gestion des risques de pollution (texte de Marc Barbier) suppose de les assembler. Ce troisième ensemble ici identifié est en écho direct aux politiques de la nature appelées par Latour en 1999 ; il donne chair, souvent, au glossaire qu’il pouvait alors constituer et dont on rappellerait volontiers l’une des définitions qu’il proposait : « Diplomatie : savoir-faire qui permet de sortir de la situation de guerre en poursuivant l’expérience du collectif sur le monde commun par modification de ses exigences essentielles ; le diplomate prend la suite de l’anthropologue dans la rencontre avec les cultures. » (Latour, 1999, p. 352).
Les apports les plus nouveaux ne viennent pas ici de la sociologie des sciences dont les effets sont bien connus (« considérer la nature des dispositifs d’expérimentation plutôt que les protocoles, les pratiques situées plutôt que les représentations, les communautés de pratiques plutôt que les paradigmes, des actions techniques distribuées plutôt que contrôlées, de petits récits plutôt que de grandes explications » rappelle notamment Sophie Houdart – p. 194). Ils relèvent plutôt des développements relevant de deux registres : l’art et le religieux. Suivre l’art tel qu’il se fait, c’est comprendre comment l’on peut faire « cuire un son » grâce à un sampleur : le prisme numérique permet de capturer n’importe quelle sonorité du monde et de la faire voyager. Le savoir-faire des Tziganes musiciens en Roumanie (les lăutari) est d’être autant « social » que « musical ». Quant au religieux, on retrouve la question des bords, lorsque les enthousiastes du nouveau Jésus aux îles Féroé sont constitués en objet d’étude. Quelles sont plus généralement nos capacités d’analyse des nombreux phénomènes et dispositifs de ré-enchantement du monde auxquels nous pouvons assister, sous forme sectaire ou religieuse ? On espère des prolongements de ces travaux en analysant ce que de nouveaux objets religieux comme les mosquées font aux espaces urbains au moment où d’autres quittent la scène (la démolition d’un certain nombre d’églises catholiques).
L’utilité de cet ouvrage collectif est doublée d’un plaisir de lecture de textes bien écrits (car on peut aujourd’hui être scientifique et littéraire) par des auteurs souvent amateurs (dans le sens de pratiquants) des matières qu’ils traitent. Les lecteurs de cet important opus (ils ne seront sûrement pas nombreux à lire l’ensemble des textes) seront captés selon leurs centres d’intérêt, mais aussi, on l’espère, déroutés et grandis du fait de s’être plongés dans un domaine a priori étranger. Livrons à ce titre deux préférences personnelles : le texte qui nous fait voyager dans la carrière de la betterave à sucre, dans les transformations de la géométrie de sa richesse, au travers de la tarerie, du densimètre et du polarimètre et qui met en exergue qu’il « […] vaut mieux fournir un porte-parole technique aux planteurs dont la légitimité serait plus grande que de les laisser dans les mains du ministère. En bref on fait le pari qu’il sera plus facile de s’entendre entre partenaires contractuels. » (Mélard, p. 150). L’autre texte est relatif aux « démos », démonstrations dont la visée ostentatoire relève d’une « économie matérielle de la visibilité des produits des recherches » (Rosental, p. 123) et dont la plasticité des finalités est remarquable : une anthropologie de la démonstration est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les activités d’évaluation, de marketing et de bonnes pratiques tournent à plein régime.
Sophie Houdart, Olivier Thiery (dir.), Humains non humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, Découverte, 2011.