Pour commencer ce texte insolite, de réponse à une recension, je tiens à remercier Anne Sgard pour avoir accepté de lire et recenser Géographes en brousse. Son travail de lecture fine a en effet donné lieu à une recension originale et personnalisée, une exploration critique du contenu de l’ouvrage à partir d’un point de vue spécifique, celui de l’histoire et de l’épistémologie de la géographie, explicité dès le début. Nombreuses sont les questions soulevées par Anne Sgard tout le long de son texte dense et certaines d’entre elles mériteraient des approfondissements qui dépassent les limites de cette réponse, mais je vais essayer de rebondir ici au moins brièvement sur quelques points.
Je commencerais par m’attaquer aux catégories. Je tiens en fait à souligner que la mouvance que j’appelle « géographie de cabinet » ne coïncide pas avec le courant communément appelé « géographie coloniale ». L’adoption de ma part d’une nouvelle expression découle précisément de la prise de conscience progressive que la distinction qui a du sens en ce qui concerne l’Afrique n’est pas celle qui est couramment utilisée (géographie coloniale/géographie tropicale), puisque le terrain fait la différence entre les géographes de cabinets (coloniaux ou pas) et les géographes africanistes. Je conviens, néanmoins, que l’étape successive devrait être l’investigation d’autres terrains coloniaux (asiatiques notamment) pour voir si les catégories pertinentes pour l’Afrique sont efficaces ailleurs ou, en cas contraire, que se passe-t-il.
Mes travaux me portent en effet à penser que la géographie tropicale au sens strict, telle qu’elle a été définie et pratiquée par Pierre Gourou, n’a pas vraiment existé en Afrique subsaharienne, c’est-à-dire que les travaux des géographes français portant sur le subcontinent présentent des différences importantes par rapport aux travaux contemporains sur l’Asie tropicale. Le savoir et les pratiques géographiques produits par les géographes français en Afrique francophone sont certes indéniablement liés à la pensée de Gourou, mais ils donnent lieu à une géographie différente, car l’Afrique de cette période a suscité un traitement autre. L’étude des situations locales a engendré une prise de conscience des problèmes auxquels les populations et les espaces étaient confrontés. Une forme d’« indignation » a ainsi produit la dénonciation, non dépourvue néanmoins d’une approche analytique préalable nécessaire, il est important de le remarquer.
J’en arrive ainsi à l’anticolonialisme des géographes africanistes, qui s’ensuivrait de la dénonciation. Si on entend par anticolonialisme une prise de position idéologique en amont, pour de raisons politiques et/ou philosophiques qui s’opposerait à la colonisation, les textes que j’ai étudiés et les entretiens réalisés me portent à penser que la géographie africaniste n’est nullement anticolonialiste : bien au contraire, les géographes ont revendiqué un respect et des rapports cordiaux avec les administrateurs coloniaux et le personnel technique. Seules quelques figures isolées ont revendiqué un anticolonialisme de conviction et militant. Si par contre l’anticolonialisme est le désaccord avec les politiques locales issues de la colonisation ou avec les effets directs et contingents que celle-ci implique, dans ce cas les géographes africanistes ont été pour la plupart anticolonialistes. Dans ce sens, l’étude des mécanismes de la dénonciation n’implique pas un jugement moral : ma finalité visait plutôt l’étude de chaque texte au cas par cas, que l’étiquetage des individus par rapport à leurs convictions présumées de l’époque (qui ont pu par ailleurs changer depuis). J’admets qu’il aurait peut-être fallu mettre en œuvre une démarche linguistique dans l’analyse des textes pour contrecarrer ce type de critique : je n’en avais pas les moyens et cela n’était pas non plus ma finalité.
Mais ce n’est pas cet aspect qui me questionne le plus à posteriori : c’est précisément une question fondamentale que pointe avec acuité Anne Sgard, l’adoption du cadre latourien de la sociologie des sciences et des techniques, qui me donne matière à réflexion et à contestation aujourd’hui. J’avoue que, si je revenais en arrière dans le temps, je limiterais probablement le rôle de la sociologie des sciences au cadre de questionnement initial, comme le suggère Anne Sgard, ce pour quoi elle a démontré à mes yeux son efficacité, sans pour autant lui accorder une fonction heuristique si fondatrice à l’intérieur de mon travail. En effet, l’application de cette démarche à des textes du passé, la recherche des non-humains et la volonté de dénicher des collectifs dans les écrits que j’analysais, a eu des effets négatifs certains et a produit des anachronismes qui m’ont certainement empêchée de creuser plus ces mêmes textes dans d’autres directions que j’ai de ce fait écartées d’emblée.
C’est le cas pour la question de la nature tropicale : le refus de la division entre nature et culture, « le grand partage » latourien, m’a amenée à écarter cette thématique de mon questionnement. Je ne l’ai même pas envisagée comme possible ou souhaitable et sans quasiment m’en apercevoir. Si je ne la poserais pas exactement en termes de « nature » tropicale, j’aimerais aborder à présent le rôle de la tropicalité des lieux et des espaces dans la construction de la géographie africaniste, c’est-à-dire l’influence indéniable des données de la géographie physique tropicale sur la manière selon laquelle on a pu analyser la transformation des milieux opérée par les sociétés humaines. En outre, cette thématique ramène à une autre bien plus vaste, particulièrement chère à Pierre Gourou et centrale dans un grand nombre de ses travaux : quelle influence la géographie physique (tropicale) joue-t-elle dans la transformation des espaces et des sociétés d’Afrique subsaharienne ? Comment se déploient les chevauchements continus du physique et du social dans des espaces africains tropicaux ? Voici une vaste question qui ne peut pas être séparée de celle du déterminisme, ainsi que de l’exceptionnalisme (tropical et/ou africain) et de la pertinence des découpages du monde en aires culturelles.
Ce vaste chantier reste ouvert et d’autres mieux que moi essayent d’y apporter des réponses. Mais, parmi les questionnements qui n’ont pas été menés à bout par ma thèse, celui de la géographie urbaine est celui qui retient le plus mon attention actuellement. Je reste toujours de l’avis qu’il a fallu attendre les années 1950 avant d’assister à la naissance d’une véritable géographie urbaine française portant sur l’Afrique subsaharienne francophone. À partir de la moitié du 19e siècle, les grandes villes africaines deviennent une réalité indéniable et problématique et les géographes africanistes commencent à produire des études qui portent spécifiquement sur les questions urbaines. Néanmoins, ces recherches manifestent aussitôt des difficultés à saisir le fait urbain en Afrique sur lesquelles nous ne pouvons pas nous attarder ici. C’est précisément en étudiant la naissance de la géographie urbaine des villes africaines et ses premiers développements que je cherche à comprendre des postures et des recherches récentes, notamment les lectures du fait urbain africain en termes de crises.
Nombreux sont donc les prolongements envisageables à partir de mon travail, car celui-ci n’a fait que débroussailler quelques pistes, qui restent encore à explorer, sans compter celles qui n’ont pas été du tout touchées. Le rôle de René Dumont en est un exemple : si je n’ai pas fait dûment référence à une figure centrale de l’époque que j’étudiais, c’est que j’ai eu l’impression qu’il n’était pas une source majeure d’inspiration ou de questionnement pour les géographes africanistes. Il se peut que je me trompe, mais le fait que son nom ne revienne pas aussi souvent que d’autres non-géographes (comme Georges Balandier par exemple) dans les citations des textes que j’ai retenus pour mon corpus, mériterait d’être au moins questionné. Notamment, il serait sans doute intéressant de se pencher sur les conséquences de ces travaux sur la naissance de la géographie du développement et sur la manière selon laquelle la transition avec la géographie africaniste s’est opérée.
J’aimerais aussi de ce fait compléter mon travail de thèse par une investigation analogue des textes les plus récents : ceux qui, dès les années 1980 et encore plus dans les années 1990, se situent dans le prolongement direct des travaux des géographes africanistes de la période étudiée. D’ailleurs, n’était-ce pas la finalité ultime réelle de mon travail ? J’en suis certaine : j’ai voulu commencer par le passé pour me donner les moyens de comprendre le présent de la géographie française de l’Afrique, mais du coup je ne suis pas arrivée au bout de mon périple.
La lecture et les questionnements suscités ou explicités par la recension d’Anne Sgard constituent un enrichissement certain non seulement en ce qui me concerne personnellement, mais pour la nouvelle lumière qu’elle a contribué à jeter sur ces thèmes. Ne serait-il pas une des finalités de l’écriture et de la publication des recensions dans les sciences sociales que de susciter le dialogue ?
Image : Artisanat africain. Photo postée par Rinina25 et Twice25 sur le site commons.wikimedia.org en licence creative commons (Paternité et partage des conditions initiales à l’identique).