Si nous introduisons un sous-titre en langue allemande, dans cette réflexion portant sur un ouvrage consacré au philosophe allemand contemporain Jürgen Habermas, ce n’est pas par pédanterie. Il s’agit plus exactement de donner d’emblée au lecteur les éléments d’une appropriation productive des thèmes développés en lui. Les chercheurs en sciences sociales utilisent de plus en plus, dans leurs propos, un vocabulaire tiré des ouvrages d’Habermas, sans s’appesantir toujours sur la critique de ces catégories.
Composé de deux brefs textes ou articles (l’un datant de 1969 et l’autre de 1980), cet ouvrage, traduit de l’allemand, est rédigé par un philosophe, professeur émérite à l’Université libre de Berlin, et principal orateur de la séance de remise du prix Theodor-Adorno à Habermas, le 11 septembre 1980, dans la Paulskirche de Francfort.
Le premier article pose un problème de fond relatif à la question de la critique de la société : cette critique doit-elle/peut-elle être extérieure à l’objet critiqué ; existe-t-il un point de vue critique extérieur au tout qui fait l’objet de la critique (par exemple, le prolétariat paupérisé, ainsi que le croyait Marx, relativement au Capital) ? Et l’autre article organise paradoxalement (pour autant qu’on prenne au sérieux le refus par Habermas de toute fidélité relative à Adorno) un rapprochement curieux et percutant entre Adorno et Habermas.
Résistons cependant d’emblée à l’idée suggérée par l’éditeur, selon laquelle cet ouvrage pourrait constituer une introduction à la pensée de Habermas, du moins si on prend le terme « introduction » au sérieux. Si le lecteur se confronte pour la première fois aux textes d’Habermas, nous lui conseillons de trouver ailleurs une « véritable » introduction. Nulle « conduite » ici. En revanche, s’il est familier avec les ouvrages du philosophe, alors ce recueil sera pour lui d’une aide précieuse, si on ne lui cache pas non plus que le style de Michael Theunissen est particulièrement allusif et condensé.
Une suggestion.
En marge de son système de lecture de l’œuvre d’Habermas, l’auteur déploie des perspectives qui ne sont pas sans intérêt en sciences sociales, puisque, à l’encontre du réalisme intellectuel habituel en ce genre d’analyse (portant sur la « pensée » d’un auteur, traité dans son unicité et sa cohérence), il invite à comprendre qu’« Habermas » n’est pas le nom d’un corpus fixé une fois pour toutes. « Habermas », c’est une trajectoire, et elle n’est pas linéaire. Sans entrer dans les détails, l’auteur ne cesse de rappeler que l’œuvre en question suit une évolution-inflexion qui en déplace les accents vers une perspective constructiviste, caractéristique des derniers écrits.
L’élargissement notable de la construction, oblige simultanément à rappeler qu’Habermas, indique Theunissen, a rendu la forme de la théorie à la philosophie allemande, là où elle s’en était éloignée du fait de l’impact des recherches des phénoménologues et des existentialistes.
Enfin, on sait que le projet est mené de manière pluridisciplinaire, ce qui mériterait encore des commentaires.
Le déjà connu.
La lecture critique accomplie par Theunissen évite de se cantonner aux points habituellement évoqués. Il les résume donc pour les écarter, non parce qu’ils sont trop « faibles », mais parce qu’ils sont trop connus.
« Le consensus n’est autre chose que le conformisme » (Adorno, [1951] 2003, pp. 101 et 105), telle est, en substance, la critique courante de la position d’Habermas, portant sur le consensus et la communication dans la société démocratique. C’est effectivement en ce point que sa perspective, toute importante qu’elle ait été pour avoir mis le doigt sur le lieu où s’engendre la volonté démocratique et le processus de sa formation (structure argumentative de la discussion publique, formation rationnelle de la volonté, etc.), peut sembler courte. À la fois parce qu’elle estime réglée par avance la question du sens et de la prééminence de la volonté générale en régime démocratique — sans formuler véritablement une théorie du pouvoir — et qu’elle est fort marquée par une manière technique et normative de poser le problème des légitimations dans le cadre de la démocratie (en le concentrant sur les modalités de détermination du consensus et en le réservant aux objets du monde vécu).
Par conséquent — délaissant l’action, le problème de la différence entre le consensus et le consentement ou la question des rapports de force tant au sein du public qu’au sein du peuple souverain, pour ne s’occuper que de l’analytique des procédures d’établissement de ce consensus dans la société civile — elle peut sembler trop courte sur trois plans au moins : d’abord sur le plan du rapport entre les différentes activités du public (culture, arts et politique), ensuite sur le plan des conséquences à tirer de la fonction de l’espace public pour l’interprétation du sens de la démocratie et des dynamiques du pouvoir, enfin sur le plan des modalités de séparation des sphères du public et du privé.
Sur le premier plan : il n’est pas vraiment étrange d’observer la focalisation d’Habermas sur la formation discursive de la volonté, puisqu’il s’inspire de la notion (transcendantale) kantienne de « publicité », dont il fait techniquement, au nom d’une certaine « raison pratique » (devenue communicationnelle), l’organon de la vie moderne. En interprétant la publicité, moins à partir du modèle du jugement réfléchissant (ainsi que le pratique Hannah Arendt) qu’à partir de son assimilation à l’argumentation, il la mue évidemment en horizon culturel pour un temps démocratique. L’idéal de la publicité des débats ainsi conçue implique que l’argumentation rationnelle oblige les intervenants à présenter leur propos et à le défendre, en refusant de le présenter seulement comme l’universel en soi, c’est-à-dire en s’ouvrant sur la dimension intersubjective, concernant cependant moins le pouvoir que le monde vécu. Mais Habermas la moralise, beaucoup plus qu’il ne lui permet de faire jouer les différends, notamment politiques. Caractéristique, en ce point, est la grille de lecture qui croit reprendre à la culture une procédure qui est de son invention (l’argumentation, dont on gomme les polémiques et la manière dont le régime esthétique y intervient) pour la transférer seulement dans un autre champ, sans penser ni ce qu’on laisse de côté, ni les différences (nécessaires, à maintenir ou à exclure) ni les conflits entre les champs en question.
Un nouvel angle d’attaque.
Cela admis, il convient d’entrer plus profondément dans l’œuvre d’Habermas, dans la Théorie critique. Là encore, méfions-nous, l’auteur a raison de le souligner, cette notion générique semble convenir, non sans gommer un certain nombre d’accentuations à différencier. En tout cas, l’auteur veut « saisir la théorie critique de la société, en se bornant pour l’essentiel à relier son commencement relatif (1968) à son achèvement provisoire » (1980). Le but de l’opération n’est pas de tenter de reconduire Habermas à une quelconque origine, mais de pointer les déplacements qui sont devenus productifs, chez lui, notamment en direction d’une théorie du monde humain.
Pour interroger les représentants de la théorie critique, Theunissen puise dans le programme de la théorie critique. Il en extrait deux points : le sens à donner au terme « théorie » (notamment, relativement à l’opposition entre la tradition grecque ou la théorie critique), et le lien entre l’histoire et l’avenir, dans la théorie, c’est-à-dire, ici le contenu conféré à la pratique dans la philosophie d’Habermas.
Relevant, chez Max Horkheimer le rapport intrinsèque entre une analyse approfondie du déroulement historique et l’intérêt porté à l’avenir, il montre que la théorie critique du monde humain, par définition muable, à l’instar de ce monde, se comprend même comme une philosophie de l’histoire. L’histoire en est l’horizon ultime. Mais c’est une histoire qui, également, critique la réalité de l’histoire actuelle et oblige le sujet de la théorie (le chercheur) à se penser dans cette histoire. En quoi, théorie et pratique sont unies, par fait d’insertion dans une réalité progressant dans l’histoire. « La théorie critique n’est au service d’aucun intérêt étranger parce que la praxis à laquelle elle renvoie n’est que l’achèvement de la praxis qui a lieu avec elle-même » (p. 24).
Le premier glissement habermassien.
Avec Habermas, explique Theunissen, la théorie critique aurait glissé par rapport à l’intention première de son programme. En ce point du débat, il examine les « faits » : cette théorie désormais quitte les rails d’une philosophie de l’histoire universelle et radicale. Elle n’est plus une connaissance pour une praxis. Elle est redevenue une ontologie.
Les arguments ? Ils sont nombreux. Et, si on ne perd pas de vue la chronologie qui place le premier article de Theunissen en 1969, à l’heure de Theorie und Praxis (Habermas, [1963] 1975) et de Erkenntnis und Interesse (Habermas, [1968] 1976), ils ont un certain impact.
Ce que croit découvrir l’auteur dans ces ouvrages d’Habermas, c’est que la théorie critique a affranchi la nature de la tutelle de l’histoire. Non seulement Habermas reprendrait à son compte la trilogie aristotélicienne : poiésis – praxis – theoria (disons, approximativement, travail – interaction – réflexion), engageant à travers son utilisation une sorte de repli sur une apothéose de la nature. Déjà, chez Horkheimer, précise-t-il, on assistait à un risque de reconférer à la nature une puissance supérieure qui aboutissait à refouler l’histoire, alors que, rappelle-t-il, la nature ne contient aucune norme qui pourrait nous servir pour l’orientation de notre existence. Mais, de surcroît, la différenciation habermassienne de l’agir instrumental, l’agir communicationnel, et du rapport entre travail et interaction (pp. 42 et 87), n’évite pas de pencher vers une sacralisation de la nature.
Qu’on soit convaincu ou non de l’argument, il n’en reste pas moins vrai que le suivant partage avec celui-ci la même perspective : les notions de cadre de référence, les transcendantaux habermassiens (ou autres structures invariantes), ne laissent guère de place à l’historicité. « Il ne peut donc être question, de son point de vue, d’une historicité qui intervienne dans les conditions culturelles de l’être-homme. » (p. 51). Là encore, une renaturalisation, en somme.
Les hésitations de la nouvelle théorie critique.
La seconde voie d’approche instaurée par Theunissen est relative au statut de l’efficacité, donc de la pratique, dans la philosophie d’Habermas. L’auteur montre que cette pratique n’est pas pensée autrement que comme un moyen terme entre l’existence factuelle et le pur idéal (une sorte de valse-hésitation entre Hegel et Kant).
Et, il associe cette idée à une autre. Certes, chez Habermas, la communication est une interaction médiatisée symboliquement et liée au langage comme médium de compréhension. Mais le philosophe vise un parler qui est en même temps un agir, et qui atteint au-delà de l’acte de parole lui-même : ses efforts sont tendus vers le consensus des citoyens qui négocient et qui agissent.
Ces deux points de réflexion ne sont pas séparables d’une théorie de l’évolution qui ne constitue plus une philosophie de l’histoire. C’est la théorie de l’évolution qui forme alors un tout avec la théorie de la communication, dans une conception renouvelée du progrès. Encore Habermas ne néglige-t-il pas le fait que le progrès du savoir technico-instrumental ne signifie pas nécessairement un progrès de la conscience pratique.
En somme, l’ouvrage, aussi bref et peu explicite soit-il, doit être signalé aux chercheurs qui, se réclamant ou non de l’Agir communicationnel, veulent réfléchir aux difficultés qu’elles présentent. Nul n’est obligé de la condamner, et le livre de Theunissen ne fonctionne pas du tout sur ce registre. En revanche, avec un solide bagage conceptuel et référentiel, il parcourt l’œuvre, en deux temps, relevant plusieurs points de rebroussement qui méritent d’être interrogés.
Michel Theunissen, Théorie critique de la société. Introduction à la pensée de Jürgen Habermas, Paris, Bayard, [1981] 2005. 128 pages. 26 euros.