Sciences sociales de l’espace et topologie.
Les sciences sociales et, plus particulièrement, celles, comme la géographie et l’urbanisme, qui ont pour objet de recherche l’organisation des espaces plus ou moins habités, font un appel de plus en plus fréquent à des notions d’ordre topologique liées à la connexion (proche, éloigné, séparé, relié, etc.), alors que leur représentation de ces espaces étaient précédemment très fortement marquée par la localisation de leurs composants [1]. L’équipement de nos espaces en réseaux techniques, le fort développement contemporain de la mobilité et de la circulation des informations sont quelques-uns des facteurs qui expliquent cette évolution de nos représentations de l’organisation des espaces. Alors qu’en mathématiques, l’emploi du terme « topologie » remonte au 19e siècle, son emploi courant par la géographie est plus récent. De façon un peu schématique, il concerne trois domaines, les théories de l’espace, la cartographie et les systèmes d’informations localisées. Le premier traite de la définition de l’espace, l’objet central de la science géographique. Alors que topographie et topologie ne sont pas deux champs radicalement séparés, puisque la notion de forme (et ce qui la caractérise) leur est en partie commune, le topologique géographique ne se rapporte pas à l’application de la topologie générale mais à ce qui a trait aux relations qu’un sous-ensemble géographique entretient avec d’autres sous-ensembles, par le biais de quelques réseaux, infrastructurels ou non, considérant que la relation définit en partie le lieu. Cette définition de l’organisation de l’espace est présente dans nombre des recherches qui visent à caractériser un sous-ensemble par une association de ses dimensions topographiques et topologiques, c’est-à-dire par ce qui l’environne au sens de la distance usuelle et par la connexion à des sous-ensembles qui peuvent être plus ou moins lointains au sens de cette distance. En 1993 Denis Retaillé écrivait :
« Quand une information fait collectivement réagir les “lieux”, la limite de cette action représente aussi la limite du territoire ; à l’inverse une information qui n’atteint des lieux proches les uns des autres que de manière sélective désigne d’autres territorialités que la proximité ou l’appartenance à un ensemble quelconque. La distinction entre distance topographique et distance topologique se retrouve là » (Retaillé 1993, p. 55).
Depuis cette décennie, la recherche géographique creuse ce sillon qui distingue et articule ces deux « distances », sans pour autant utiliser quelques formalisations comme celles proposées en ce texte, et qui s’appuient sur la prétopologie dont les fondements furent également publiés en 1993 (Belmandt 1993). Du côté de la cartographie, la recherche géographique française, avec les travaux pionniers de Colette Cauvin au cours des années 1980-90, vise à rendre compte de l’effet des réseaux de transport sur la forme de l’espace, en déformant par des anamorphoses liées aux temps de transport la carte euclidienne commune (Cauvin 1994). Là encore, la géographie contemporaine poursuit ce travail de renouvellement cartographique, en proposant différentes voies, transformant les cartes euclidiennes en chronocartes (Mathis 2003), par anamorphose et transformation de la carte euclidienne (Lévy et al. 2016). Enfin les systèmes contemporains d’informations localisées utilisent couramment le terme de topologie pour caractériser des données construites, bien souvent issues de la théorie des graphes, et qui illustrent quelques aspects morphologiques de réseaux, tels qu’un chemin le plus court, un degré de connexité, etc. La recherche en ce domaine se poursuit avec des données de plus en plus sophistiquées et qui visent en particulier à rendre compte des pratiques spatiales, comme le chemin le plus simple et pas seulement le plus court, pour aller d’un point à un autre (Lagesse et al. 2016).
Espaces mathématiques, espaces géographiques, une définition convergente ?
Étudier la morphologie [2] des espaces habités par l’emploi de la prétopologie revient à mettre en relation deux catégories d’espaces, ceux mathématiques et ceux géographiques. Alors que les espaces géographiques contiennent des éléments caractérisés en premier lieu par leur localisation et leur étendue, les espaces mathématiques contiennent des éléments qui n’ont pas nécessairement d’étendue et de localisation. Un espace mathématique est une structure qui correspond aux règles qui régissent les relations entre les éléments d’un ensemble, formant alors une totalité organisée. La structure est la définition et l’identité de l’espace, nous pourrions peut être dire sa condition. Fortement mathématisée, la physique contemporaine, de l’astrophysique à la physique des particules, définit l’espace par les propriétés observées et supposées qui font que des évènements constituent une totalité organisée, comme un atome, une galaxie, etc. – les propriétés supposées pouvant être remises en causes par des observations ultérieures. Par cette voie, la définition de l’espace ne repose pas sur un a priori de type métaphysique mais par la mise en ordre des observations et la conception de théories. Cette voie de la modélisation de l’espace fait que ses propriétés , sa géométrie par exemple, sa morphologie, la distribution de ses composants, ne sont pas nécessairement des données, mais bien des propriétés qui découlent d’une structure.
Est-ce qu’une représentation newtonienne de l’espace a présidé à une définition implicite de l’espace en géographie ? Rien n’est moins certain. La surface terrestre est un support, certes fini, si l’on s’en tient à des géométries classiques ou désormais classiques, euclidienne, riemannienne, de Minkowski. Elle pourrait être infinie lorsque sa géométrie est fractale [3]. Mais à la différence du support newtonien, vide et indépendant des choses qui le peuplent, les réalités géographiques ne sont en rien indépendantes de l’espace support constitué par la surface terrestre. C’est par ailleurs ce plein de choses qui avait probablement conduit Aristote à ne pas véritablement établir une théorie de l’espace, considérant que le Monde était un ensemble d’objets, chacun situé en son lieu, celui qui lui permet d’être là en tant qu’objet étendu. Et entre deux objets distants, il y a toujours quelque chose.
La géographie contemporaine assume la spécificité de son espace. Elle vise à identifier ce qu’il est, non pas par quelques réflexions méta-géographiques, mais bien par l’identification des propriétés spécifiques de ce qui le compose et en fait un espace particulier. Telle fut la démarche empruntée par Jacques Lévy pour définir ce qu’est l’espace géographique des sociétés, identifié par les propriétés qui rendent intelligibles les relations entre les composants de cet espace (Lévy 1994). Leibnizienne, cette théorie de l’espace géographique est contemporaine de celle qui aujourd’hui prévaut dans les sciences de la nature (Jammer 2008). Cette géographie s’appuie sur l’usage de deux types de métriques, les métriques topographiques et les métriques topologiques.
Le topologique n’est pas du métrique.
La notion de métrique utilisée par cette géographie contemporaine lui est particulière. Elle ne correspond pas complètement au sens qui lui est attribué par les mathématiques, à moins de considérer que les métriques topologiques géographiques correspondent à la topologie des espaces métriques, c’est-à-dire en mathématiques à celle des espaces munis d’une distance [4].
La notion de métrique est historiquement liée à la notion de mesure (longueur, largeur, etc.) et prend cette dénomination par l’unité qui fonde cette mesure depuis la Révolution française, le mètre. Un espace métrique mathématique est un ensemble d’éléments muni d’une distance, qui est une relation binaire entre les éléments de l’ensemble. La distance est une structure correspondant aux propriétés, au nombre de quatre, qui sont celles de la distance euclidienne classique, la distance dite à vol d’oiseau. La relation doit donner un nombre réel positif (il n’y a pas de distance négative !). Les trois autres propriétés sont la régularité (si la distance entre deux éléments est nulle, ces deux éléments sont identiques [5]), la symétrie (la distance entre x et y est la même qu’entre y et x), l’inégalité triangulaire (la distance entre deux éléments est toujours plus courte ou égale à celle correspondant à un chemin passant par un autre élément [6]). Un espace peut être métrique sans que pour autant sa distance corresponde à la distance commune, à partir du moment où la relation binaire choisie vérifie les principes de positivité, de régularité, de symétrie et d’inégalité triangulaire.
La distance pour la théorie géographique est le fondement de l’espace par l’espacement ontologique des réalités, sans que nécessairement l’espace géographique soit un espace métrique au sens mathématique. Cette théorie de l’espace propose comme second grand type de métrique, une métrique dite topologique à laquelle est associée l’image du réseau, alors qu’au premier est associé l’image de l’aire ou du territoire. La distinction entre ces deux métriques semble plus renvoyer à la différence entre le proche et le lointain. Au proche est associé un espace du voisinage marqué par sa dimension de type surfacique. Au lointain correspond l’image du réseau qui sépare, éloigne mais également relie. La notion de métrique topologique utilisée par les géographes ne renvoie pas aux espaces métriques de la topologie générale, des espaces dotés d’une topologie fondée sur l’emploi d’une distance quelconque.
Dans le champ des espaces mathématiques, une telle topologie est fondée sur une structure. Elle fut constituée à partir des propriétés ensemblistes des intervalles ouverts de l’ensemble des nombres réels (R), c’est-à-dire des intervalles du type ]a, b[ qui ne contiennent pas leur bord, constitué par a et b. Ces ouverts ont des propriétés particulières. Toute union, finie ou non, d’intervalles ouverts donne toujours un intervalle ouvert. Toute intersection, mais finie, d’ouverts donne un ouvert. En théorie des ensembles, comme le complémentaire d’un ouvert est un fermé, on considère que R et l’ensemble vide (ø) sont à la fois ouverts et fermés.
Ces trois propriétés ont été érigées en une structure. C’est ainsi que tout ensemble de parties d’un ensemble quelconque d’éléments qui les vérifie est identique structurellement à l’ensemble des intervalles ouverts de l’ensemble des nombres réels. Ces parties sont alors considérées comme étant des ouverts.
La donnée d’ouverts et, par complémentarité, de fermés établit une topologie. Elle permet d’étudier la forme des parties. Par exemple, le bord d’une partie peut être défini comme étant la différence entre le plus grand ouvert qu’elle contient et elle-même, comme l’est a et b pour un intervalle ouvert ]a, b[.
Cette topologie peut être construite sur des espaces munis d’une distance d(x, y) qui, sans être nécessairement la distance usuelle, permet de fabriquer des « boules » ouvertes. Chacune est un ensemble centré en un élément qui contient tous les éléments de l’ensemble pour lesquels la distance au centre est inférieure strictement à une valeur donnée (le rayon de la boule). Une telle topologie est qualifiée de métrique (Choquet 1969).
La métrique topologique de la théorie géographique des espaces habités ne renvoie pas à la topologie métrique des espaces mathématiques. Le topologique mathématique est bien une théorie des formes, une morphologie, fondée sur l’existence d’une base de parties, ouvertes pour les unes, fermées pour leurs complémentaires, avec le jeu de construction ensembliste sur cette base, induisant d’autres types de formes qui constituent l’espace, tels que les intérieurs, les extérieurs, les bords, les abords, les frontières (dont les définitions prétopologiques seront rappelées par la suite). Cette topologie permet de traiter des rapports de proximité et d’éloignement, non pas fondés sur l’usage d’une distance, mais sur des seules propriétés de formes. Par exemple, des éléments sont qualifiés de proches s’ils font partie d’un même intérieur, comme sont qualifiés de proches les éléments d’un intervalle ouvert de l’ensemble des nombre réels.
L’exemple suivant illustre l’effet de l’emploi de la structure topologique sur des ensembles qui n’ont plus rien à voir avec l’ensemble des nombres réels. La notion d’ouvert ne renvoie plus nécessairement à la représentation commune de ce qu’est un intervalle ouvert.
Pour illustrer ceci, prenons un ensemble constitué de cinq éléments E = (ø, x, y, z, t), ø étant le vide. Il est possible de construire une topologie à partir de quatre parties, arbitrairement choisies, pour les besoins de l’exemple, parmi l’ensemble de toutes les parties possibles, les parties suivantes : (ø) (x), (y), (x, y). Ces quatre parties sont des ouverts car elles vérifient les propriétés de stabilité par union et intersection (toute union et toute intersection de parties donnent une partie de l’ensemble de parties). Leurs complémentaires (E, (y, z, t), (x, z, t), (z, t)) sont alors des fermés. Prenons maintenant la partie quelconque (x, y, z), parmi l’ensemble des parties possibles. Son bord, entendu comme étant la différence ensembliste entre son intérieur (le plus grand ouvert au sein de la partie) et elle-même, est alors (z), puisque (x, y) est son intérieur. Si l’on appelle frontière d’une partie la différence entre le plus petit fermé qui la contient et le plus grand ouvert inclus dans la partie (son intérieur), alors la frontière de la partie (x, y, z) est (z, t) car E est le plus petit fermé qui contient (x, y, z). Celle de la partie (x) est également la partie (z, t), car (x) est son intérieur et (x, z, t) le plus petit fermé contenant (x).
Une représentation graphique de la topologie de la partie (x, y, z) pourrait être la suivante, avec son intérieur et son bord, esquissant ainsi le rapport entre le proche et le lointain [7].
Avec cet exemple commun, l’usage de la topologie générale pour caractériser la morphologie d’espaces au départ non dotés d’une structure mathématique se révèle un exercice qui peut être périlleux. En effet, il faut que cet espace non mathématique, comme un espace géographique par exemple, soit doté de parties. Il faut ensuite trouver, parmi celles-ci, celles qui sont stables par l’union et l’intersection. Ils constitueraient une base d’ouverts. Dès lors que cette identification est faite, l’étude topologique de l’ensemble, devenu un espace topologique, peut débuter, relativement à cette base d’ouverts.
Cette difficulté à appliquer la topologie générale à la compréhension de situations concrètes, à mettre en relation une topologie générale et un ensemble d’éléments de type géographique par exemple, a conduit le groupe Belmandt à développer une théorie prétopologique à partir de travaux de modélisation, une théorie mathématique qui peut être mise en relation plus simplement avec des ensembles concrets :
« En particulier, chacun, à un moment donné, a été confronté au problème de la formalisation du concept de proximité : recherche d’agents économiques “proches”, étude de réseaux de diffusion des phénomènes, formation des coalitions en théorie des jeux, analyse locale en reconnaissance des formes, classification et affectation des objets à des groupes, en fonction de leurs caractéristiques. Chacun a ressenti comme une contrainte incompatible avec le terrain étudié, le capital d’axiomes constituant la topologie. D’où l’idée de développer une “topologie” mieux adaptée aux problèmes rencontrés, et ne pas, envers et contre tout, contraindre le réel à subir une axiomatique ne lui convenant pas » (Belmandt 1993, p. 13).
Structure prétopologique.
Alors que la topologie générale propose, comme point de départ, l’identification par une étude de stabilité des parties, celles ouvertes d’un ensemble de parties, la prétopologie fonde son développement sur un autre point de départ. Certes, la base ensembliste est la même. L’univers étudié est au départ un ensemble (E) fini ou non d’éléments (x) qui sont donc ensemble selon quelques raisons. À cet ensemble est associé un ensemble de parties P(E) qui sont des sous-ensembles constitués à partir des éléments de l’ensemble, un élément pouvant appartenir à plusieurs sous-ensembles. L’ensemble possède un élément particulier (ø) le vide, c’est-à-dire le rien [8].
Extension et contraction.
Pour étudier la morphologie d’un ensemble de parties P(E), on le dote d’un processus d’extension (a) qui pour toute partie P lui fait correspondre par extension une autre partie a(P) qui inclut P,
∀P∈P(E), P⊂a(P), a(P)∈P(E)
avec ∀, quel que soit, ∈, appartenant à, ⊂,inclus dans [9].
La morphologie d’un ensemble de parties dépend du processus d’extension pris en compte. En quelque sorte, le processus d’extension est le moteur d’exploration de l’ensemble et le constituant de l’espace qu’il devient.
Par exemple, considérons un ensemble E constitué des quartiers d’un monde urbain. Une base de parties peut être constituée par les communes et les agglomérations constituées par ces quartiers. Nous pouvons être amenés à étudier la topologie de ce monde urbain en considérant, par exemple, les relations entre les agglomérations introduites par les réseaux ferroviaires et leur utilisation. Dans ce cas d’étude, le processus d’extension pourrait être celui qui associe à un ensemble de quartiers agglomérés possédant une gare, le ou les quartiers-gares d’autres agglomérations selon quelques critères particuliers, comme le temps d’accès, la fréquence ferroviaire, le coût du transport, etc. En prenant l’agglomération P, son extension lui adjoint un sous-ensemble d’autres quartiers-gares satisfaisant les critères retenus.
Toujours avec le même ensemble de départ et ses parties, dès lors que l’on s’intéresse à la configuration de l’espace, due aux relations construites par les déplacements domicile-travail, un processus d’extension (classique) qui peut être mis en œuvre pourrait revenir à associer à un ensemble aggloméré, les quartiers ou communes qui ont une partie de leur population, supérieure ou égale à un seuil, qui va travailler dans la partie considérée. Mille autres processus d’extension sont imaginables. Chacun d’eux produira un espace dont la topologie est particulière [10].
Comme le complémentaire d’une partie P, C(P), dans l’ensemble des parties est une partie, le processus d’extension peut lui être appliqué. Cette extension du complémentaire recouvre tout ou partie de la partie P. Ce qui n’est pas recouvert, le restant qui peut être vide, est la contraction de la partie. Il est appelé intérieur et noté i(P) :
i(P)=C.a.C(P), ∀P∈P(E), avec i(P)⊂P
Avec le premier exemple d’extension donné ci-avant, l’intérieur d’un ensemble aggloméré pourrait être celui-ci moins son quartier-gare, si ce quartier-gare correspond par extension aux critères choisis.
Un ensemble d’éléments E et ses parties sont munis d’une structure prétopologique dès lors qu’il est doté d’un processus d’extension et son dual, le processus de contraction qui, à toute partie de P(E), leur fait correspondre une partie de P(E) tel que :
P⊂a(P), i(P)⊂P avec a(∅)=∅ et a(E)=E[11]
Doté de cette structure, l’ensemble devient un espace avec des propriétés morphologiques déduites de l’effet de la structure sur l’ensemble.
Fermé, ouvert.
Une partie P est dite fermée si son extension se résume à elle-même. Par dualité, une partie est ouverte si son intérieur lui est égal :
si a(P)=P, P est alors fermée. Si i(p)=P, P est alors ouverte
Alors que la notion de fermé correspond quasiment au sens commun, puisqu’en « partant » de P, rien ne peut lui être ajouté par extension, celle d’ouvert diffère quelque peu ; une partie est ouverte si l’extension de son complémentaire n’a aucune intersection avec elle.
Une partie telle que P ⊂ a(P) et i(P) ⊂ P est ni ouverte ni fermée. Relativement à l’ouvert et à son dual le fermé, une partie possède l’un des quatre états suivants,
(o . f), ( o . f̄), (ō, f ), (ō, f̄)
avec o, ouvert, ō, non ouvert, f, fermé, f̄ non fermé
Proche, lointain, l’entre-deux.
Alors que l’intérieur d’une partie est défini par l’application de l’extension à son complémentaire, le complémentaire de son extension est appelé son extérieur :
ex(P)=Ca(P)
Cet extérieur contient les éléments qui peuvent être considérés comme étant éloignés de la partie, puisqu’au-delà de son extension. Par contre, ceux situés à l’intérieur de la partie peuvent être considérés comme étant proches les uns des autres. Cette proximité topologique est déduite de la séparation de ces éléments de l’extension du complémentaire de la partie ; ils sont proches les uns des autres relativement au fait qu’ils ne peuvent pas, en quelque sorte, être atteints de l’extérieur.
Entre l’intérieur et l’extérieur, deux types de parties caractérisent cet entre-deux, le bord et l’abord de la partie. Le bord est défini comme étant la différence ensembliste entre l’intérieur et la partie elle-même.
b(P)=P∩aC(P)
Ainsi défini, il est constitué des éléments qui appartiennent également à l’extension du complémentaire de la partie.
L’abord d’une partie est la différence ensembliste entre son extension et elle-même :
ab(P)=a(P)∩C(P)
Il contient les éléments qui par extension sont en relation avec P tout en appartenant à son complémentaire.
L’union du bord et de l’abord constitue la frontière de la partie :
δ(P)=b(P)∪ab(P)
Avec la frontière, la topologie propose trois états liés à la relation proche/lointain relativement à chacune des parties de l’ensemble des parties. Pour chacune d’elle, le proche est constitué des éléments qui sont au sein de la partie, plus précisément qui constituent son intérieur. Les éléments lointains sont ceux au-delà de son extension. Entre les deux, ceux de la frontière sont ni proches ni lointains, soit schématiquement :
Inversion.
Cette dernière figure peut prêter à confusion car elle représente une distribution qui va du proche au lointain, cohérente avec la distance euclidienne de la feuille de dessin. Un élément qui peut être proche selon une métrique fondée sur la distance usuelle peut être topologiquement lointain. Par exemple, avec un processus d’extension, qui associe à un ensemble aggloméré doté d’une université, celles étrangères ou non avec lesquelles elle développe quelques coopérations fortes, des villes universitaires ou non, métriquement voisines, peuvent être topologiquement lointaines.
Cette relativité du proche, du lointain et de l’intermédiaire n’est en rien une nouveauté. Notre expérience du Monde peut nous en donner mille cas vécus et connus. Par exemple, dès lors qu’un processus d’extension ajoute à un groupe social les personnes avec lesquelles les échanges sont les plus intenses, la distance géographique habituelle n’échelonne pas nécessairement la distribution « proche, intermédiaire, lointain ».
De plus, comme la distribution « proche, intermédiaire, lointain » dépend du processus d’extension, il peut y avoir, selon le changement de processus, des modifications profondes dans la distribution de ce qui est proche, intermédiaire et lointain, liée au changement de ce qui est à l’intérieur, au sein de la frontière et de ce qui est à l’extérieur.
Pour illustrer cette relativité de la distribution « proche, intermédiaire, lointain », considérons un ensemble de quartiers, de communes, avec deux ensembles agglomérés, l’un deux étant la partie P.
Le premier processus d’extension associe à l’agglomération (notre partie P) le quartier-gare de l’autre agglomération. Les autres communes ne sont pas reliées par l’extension à la partie P. Avec cette extension, nous obtenons la prétopologie suivante :
L’extension de P est P augmenté du quartier-gare associé (en rouge dans la figure). L’intérieur de P correspond à l’agglomération moins son quartier-gare. L’extérieur de P est constitué de ses communes alentour et du restant de l’agglomération voisine (en bleu dans la figure). La frontière de P est constituée des deux quartiers-gares. Ce n’est plus le bord de l’agglomération comme on le conçoit habituellement, mais son intérieur, au sens commun.
Le second processus d’extension associe à une partie les quartiers ou communes qui ont une part significative de leurs résidents allant travailler dans la partie, et les quartiers ou communes qui reçoivent une part significative des résidents de P.
Admettons que l’on ait le schéma suivant pour la partie indiquée P ci-dessous, les flèches indiquant les relations domicile-travail :
L’extension de P est P augmentée des zones rouges alentour. L’intérieur de P est constitué de ses quartiers qui n’ont pas cette part significative des déplacements domicile travail. La frontière de P est constituée de l’ensemble des zones émettrices et réceptrices (les zones rouges du schéma). Son extérieur est constitué des zones non émettrices et réceptrices qui appartiennent à son complémentaire.
Ces deux processus d’extension produisent une topologie différente, avec des distributions « proche, intermédiaire, lointain » des éléments de l’ensemble dissemblables.
Ainsi, les propriétés de l’espace sont le résultat d’une structure qui peut produire des formes, notamment des frontières, des intérieurs, etc., qui n’ont rien à voir avec la représentation commune de ces figures, issue d’une culture euclidienne millénaire.
Cette distribution « proche, intermédiaire, lointain » est propre au rapport topologique d’une partie dans l’ensemble E qui la contient. Est ainsi lointain de la partie ce qui par extension n’est pas atteint. Ce lointain par complémentarité contient ce qui est proche pour la partie complémentaire de P dans E. Ce qui est proche au sein de P est par complémentarité ce qui est lointain de la partie complémentaire de P dans E.
Cette proximité et cet éloignement prétopologiques ne sont donc pas relatifs à des propriétés inter-éléments qui leur seraient spécifiques, liés à une quelconque relation entre ces seuls éléments, mais sont le résultat d’un rapport d’une partie à son complémentaire, établi par un processus d’extension. Autrement dit, l’échelle « proche, intermédiaire, lointain » est une propriété ensembliste et non pas élémentaire ; les éléments ne doivent leurs propriétés topologiques que par leur appartenance à des sous-ensembles dans un ensemble et aux relations prétopologiques entre ces sous-ensembles.
Séparé, relié.
Là encore, la prétopologie définit ces deux caractéristiques contraires à partir des sous-ensembles et non pas directement et uniquement à partir des éléments : un élément est séparé d’un autre élément ou lui est au contraire relié s’ils appartiennent à des parties séparées ou au contraire, non séparées. Pour définir cette qualité, la prétopologie introduit les notions de fermeture et d’ouverture (F(P), O(P)) d’une partie P, correspondant respectivement au plus petit fermé contenant la partie et le plus grand ouvert inclus dans la partie.
Ainsi définie, la fermeture d’une partie est alors l’intersection des fermés qui la contiennent et l’ouverture, l’union des ouverts contenus dans la partie, si tant est que cette intersection et cette union soient bien respectivement un fermé et un ouvert. Cela n’est pas nécessairement le cas pour toute partie, dans le cadre d’une prétopologie quelconque. L’existence de l’ouverture et de la fermeture pour toute partie est assurée si le processus d’extension est tel que, quel que soit A inclus dans B, alors,
a(A)⊂a(B)
Cette propriété, qualifiée d’isotonie, ne correspond pas nécessairement à de multiples situations concrètes. Par exemple, si l’extension correspond à une association à la partie d’éléments que l’on peut qualifier d’alliés, les alliés de A seraient nécessairement inclus dans les alliés de B ; nous conviendrons que cette propriété est bien spécifique. Une telle prétopologie est dite de type V. Son importance est grande, car elle permet des développements que l’on ne peut pas obtenir avec une prétopologie quelconque, notamment la construction d’une prétopologie à partir de la donnée initiale de voisinages des éléments d’un ensemble. Elle permet également de redéfinir l’échelle « proche, intermédiaire, lointain » à partir des fermetures et ouvertures.
L’espace géographique a comme attribut essentiel l’échelle. Les caractéristiques d’une partie de l’espace correspondant à une certaine échelle, avec la définition de ses composants, ses évènements, ses situations, etc. ne sont pas du même ordre ni définis comme tels à un autre niveau. Cet espace ne peut pas être raisonnablement conçu comme étant isotone, bien que l’étendue de la partie soit incluse dans une étendue plus grande.
Bien que probablement plus délicat à utiliser avec toute la rigueur prétopologique dans le cadre des espaces géographiques, la qualité de séparé ou relié est mathématiquement rapportée à la définition de la connexité. Ce terme ne traite pas uniquement des relations qui sont fondées sur la figure classique du réseau, entendu comme ensemble de nœuds et de lignes. Le caractère connexe ou non connexe d’un ensemble est établi à partir de la fermeture de ses parties. La prétopologie propose différents niveaux de connexité, de la forte à la simple[12].
Connexité.
Un ensemble E est fortement connexe si la fermeture de toutes ses parties donne E lui-même.
F(A)=E
Cela signifie « qu’en partant » d’une partie, l’on atteint par extension tous les éléments de l’ensemble. Tout est donc relié.
Pour les parties qui ne recouvrent pas E par fermeture, si leur fermeture possède une intersection non vide avec la fermeture du complémentaire de leur fermeture, alors la connexité de E est simple.
Si ∀A telle que F(A)⊂E, F(A)∩F(CF(A))≠∅, alors E est simplement connexe
Cela signifie qu’aucune partie n’est isolée, puisqu’elle atteint tout E ou peut être atteinte en venant par fermeture du complémentaire de sa fermeture.
Selon cette approche, une partie est reliée si « en partant d’elle » on atteint tout E. Si tel n’est pas le cas, une partie reste reliée si en partant du complémentaire de sa fermeture, elle peut être atteinte. Si l’une de ces deux situations n’est pas vérifiée, la partie est séparée.
Considérons un ensemble E avec des parties constituées par toute union entre trois parties A, B et C. L’extension des trois parties de base est figurée par une flèche orientée qui lui associe les parties ainsi atteintes. Nous ne considérerons que la partie A avec ses extensions figurées. Son degré de connexité dans E dépend du type d’extension.
a(A)=A∪B∪C=E=F(A). La partie A est alors fortement connexe dans E.
a(A)=A∪B=F(A), a(C)=B∪C=F(C), a(B)=B=F(B). F(A)∩F(C)=B≠∅. La partie A est simplement connexe dans E.
Ces exemples bien simples montrent que la définition prétopologique de l’isolement et de son contraire renvoie au sens commun. La seule singularité porte sur l’explicitation du rôle de l’extension choisie, bien que là encore il est commun de considérer que d’être relié ou séparé dépend bien de ce avec quoi cette caractéristique est établie.
Topotypes.
Pour mener à bien l’étude des formes étendues[13], la science géométrique a établi depuis fort longtemps, et notamment avec les Éléments d’Euclide, un ensemble de définitions élémentaires portant sur des formes simples (point, ligne, surface, angle, etc.), certes issues de notre perception du monde, mais devenues des catégories abstraites, à partir desquelles l’application de la logique et de quelques axiomes a permis d’établir nombre de propriétés des formes géométriques. Ces formes élémentaires ont joué et jouent toujours le rôle d’éléments de base, à partir desquels l’analyse des étendues et de l’espace peut être géométriquement menée. Ce principe, qui décompose un objet selon une base bien établie et qui fonde le principe de l’analyse, est à l’origine d’une partie de la démarche mise en œuvre par la géographie contemporaine des espaces habités. À l’instar de la géométrie et de bien d’autres champs scientifiques, elle a conçu une base d’espaces géographiques types permettant de définir la composition de tout espace, analysé selon cette base. Ainsi, comprendre une partie de ce qu’est un espace géographique, entendu comme un ensemble de réalités étendues dont l’organisation relève d’une ou plusieurs structures, formelles ou non, revient à l’analyser selon un repère de formes unitaires et non pas à définir ce qu’il est, en lui associant seulement les attributs propres à l’échelle étudiée, comme si l’échelle déterminait à elle seule une typologie d’espaces[14].
Les géotypes devenus aujourd’hui classiques se distribuent entre le lieu et le réseau, avec des intermédiaires de type aires comme le géotype ville. Jacques Lévy définit le lieu à partir d’un principe ontologique, de ne pas être fondamentalement organisé par l’effet de distance, comme si tout ce qui le compose, tout ce qui le caractérise découlait de cet effacement de la distance au profit d’une coprésence de proximité (Lévy 1994). À l’inverse, le réseau est un ensemble de réalités qui doivent leur commune existence en partie par l’effet de la distance.
Cinq topotypes.
L’éclairage que peut apporter la prétopologie est fondé sur les rapports prétopologiques entre les parties d’un ensemble, la proximité et l’éloignement, la relation et la séparation. Ces rapports sont fondés sur les seuls cinq types de proximité et d’éloignement que peuvent entretenir entre elles les parties. Ils s’échelonnent de l’identité à la séparation, comme le symbolise la figure suivante, pour deux à trois parties seulement :
Cette figuration vise à représenter des notions topologiques qui seront précisées ultérieurement. Une partie correspond à un disque composé d’un anneau coloré et d’un intérieur figuré en blanc. L’anneau coloré représente ce qu’est l’enveloppe d’une partie, constituée d’un bord et d’un abord. Ce bord et cet abord ont une « épaisseur », contenant possiblement des éléments. Avec la première configuration, toutes les parties, du moins leur extension, se superposent. Le résultat est figuré par une seule partie de couleur grise, correspondant à un mélange de couleurs. Pour les deux derniers types de relations, les deux cercles, quasiment sans épaisseur, représentent la fermeture prétopologique de la partie, qui correspond au plus grand sous-ensemble qui peut être construit en partant de la partie.
Le lieu. Lorsque toutes les parties d’un ensemble sont telles qu’au bout d’un processus d’extension, elles ne sont plus qu’une, donc toutes identiques après l’application du processus d’extension, nous qualifierons de lieu l’ensemble.
La communauté. Le deuxième degré correspond à l’intersection entre les parties qui ne se recouvrent pas totalement. Un ensemble de parties constitue une communauté dès lors qu’elles ont toutes en commun quelques éléments.
L’agglomérat. Ce troisième niveau de relation est caractérisé par la contiguïté entre les parties. Communément une partie, n’importe laquelle, est en contact avec l’ensemble des autres parties par l’intermédiaire d’au moins l’une d’entre elles.
Le connexe. Deux parties sont connexes entre elles quand l’une peut être atteinte en partant de l’autre ; elles sont reliées et non pas séparées. Le réseau est classiquement la figure emblématique de ce type de rapport. Nous verrons que cette relation entre réseau et connexe doit être relativisée.
L’amas. À l’inverse, lorsque une partie ne peut pas être atteinte ou ne permet pas d’atteindre son complémentaire, elle est séparée du restant. La non-connexité caractérise l’amas.
Les relations (ou non-relations) entre toutes les parties d’un ensemble de parties relèvent de cette base constituée de cinq rapports élémentaires ; tout ensemble de parties combine de façon plus ou moins diversifiée ces modes élémentaires.
Le lieu.
Nous dirons qu’un ensemble est un lieu si :
∀ A∈(P(E)-∅), a(A)=E
Avec cette définition, c’est par l’extension que toutes les parties ne forment plus qu’une, l’ensemble lui-même. La frontière de chaque partie est l’ensemble E lui-même. Chaque partie ayant un intérieur vide n’est que bord :
i(A)=CaC(A)=CE=∅
Les parties d’un lieu ne sont ni ouvertes ni fermées, sans intérieur ni extérieur. Cela indique que le couple proximité et éloignement n’est pas organisant au sein du lieu prétopologique. Qu’il n’y ait pas de proximité ni d’éloignement mais que des intermédiaires (nous avons qualifié d’intermédiaires les parties de type bord et abord qui par union donnent la frontière) est en concordance avec la proposition géographique qui fait du lieu un milieu non organisé par la distance.
À titre d’illustration, considérons un ensemble urbain constitué d’éléments qui seraient par exemple des communes, telles que toute commune et tout groupement de communes sont des parties. On le munit d’un processus d’extension qui associe à une commune l’ensemble des communes fréquentées par ses résidents, considérant que l’extension d’une union de communes est l’union des extensions de ces communes (autrement dit, l’appartenance à un ensemble supra-communal ne modifie pas les fréquentations)[15]. Si les résidents de chaque commune sont tels que la somme de leurs fréquentations recouvre toutes les autres communes, l’ensemble est un lieu prétopologique.
Une telle configuration correspond également au réseau hyper connexe de la théorie des graphes : chaque nœud est relié directement à tous les autres.
Selon cette théorie prétopologique, il n’y a pas de lieu en soi, ou plus exactement d’ensembles, qui ne puissent pas être considérés spatialement comme un lieu : il suffit pour ce faire d’introduire un processus d’extension adéquat. Par exemple, en considérant toute l’histoire de notre Terre, nous pouvons admettre que chacune de ses parties est reliée à toutes les autres : notre Terre est un lieu.
La communauté.
Un ensemble est une communauté si toutes ses parties ont un sous-ensemble commun. Cette définition peut être traduite prétopologiquement comme suit :
∀ A et B ∈(P(E)-∅), a(A)∩a(B)≠∅ (1)
Cette définition est fondée sur l’extension et non pas sur la seule partie. Si elle était fondée sur la seule partie, cette définition serait ensembliste et n’introduirait donc pas une structure qui spatialise l’ensemble.
Avec trois parties de base, une communauté prétopologique est schématisée comme suit :
Nous pouvons appeler centre de la communauté la partie (c) commune à toutes les parties étendues. Nous pouvons qualifier de péricentral (Pc), l’union des intersections entre les parties étendues ne comprenant pas la partie (c). Le restant est la périphérie (Pp) :
∀i Pi ∈P(E), c= ∩a(Pi), Pc=∪(a(Pi)∩a(Pj))∩Cc, Pp=∪(a(Pi))∩C(Pc∪c)
Le centre de la communauté étant au sein de l’intersection des accroissements des parties, il ne peut se situer que dans leur frontière, soit au sein de leur bord ou au sein de leur abord. En effet, l’intérieur d’une partie est ce qu’il en reste après l’accroissement de son complémentaire. Le centre de la communauté ne peut être au-delà de cette extension de la partie, donc dans aucun intérieur.
Les parties d’une communauté peuvent être fermées (a(A)=A). Elles peuvent être topologiquement ouvertes :
i(A)=C a C(A). Par définition (1), a C(A)∩a(A)≠∅ ⟹i(A)⊆A
Comme a(A) est inclus dans E, l’extérieur de A existe. Cette existence de l’intérieur et de l’extérieur permet à cette situation de caractériser la partie également par le proche, l’intermédiaire et le lointain, des caractéristiques relatives à chacune des parties.
La distribution entre centre, péricentral et périphérique est établie au niveau de la communauté. Elle croise la distribution « proche, intermédiaire, lointain », propre à chaque partie, par l’appartenance du centre de la communauté à l’intersection des intermédiaires des parties.
Ce croisement peut être illustré à partir de l’exemple représenté par la figure 3 précédente, reprise ici :
Admettons que toutes les agglomérations d’un ensemble, comme celle P de la figure 7, ont pour extension un même quartier-gare d’une agglomération A, A étant fermé, et ce en fonction d’un seuil de navetteurs/résidents choisi. Ce seuil est tel que A n’a pas d’extension vers les autres agglomérations (A pourrait être l’agglomération parisienne, si l’on prend comme référence le cas français). Ce quartier-gare de l’agglomération A constitue alors son bord et l’abord des agglomérations P. Il est au centre de la communauté définie par les agglomérations P et A avec ce processus d’extension, qui fait de l’ensemble des quartiers et des parties constituées avec ses quartiers un espace prétopologique communautaire.
Alors qu’un lieu est une communauté, l’inverse n’est généralement pas vrai.
L’agglomérat.
C’est une forme d’organisation telle que n’importe quelle partie est contigüe au restant de l’ensemble. La contiguïté est habituellement définie comme étant un « bord à bord » entre deux objets, sans qu’il y ait d’espacement entre eux. La traduction prétopologique directe de cette définition serait la suivante, entre une partie et son complémentaire :
b(P)∩bC(P)≠∅
Si l’on s’en tient à la définition prétopologique du bord, cette proposition ne peut jamais être satisfaite. En effet, le bord d’une partie est inclus dans celle-ci. Une partie et son complémentaire n’ont aucun élément commun.
La contiguïté prétopologique doit donc être définie de façon plus large que le seul bord à bord. Elle peut être définie de trois manières, la troisième étant l’union des deux premières qui sont :
b(P)∩ab(C(P))≠∅ ou ab(P)∩bC(P)≠∅
Nous retiendrons comme définition générale l’union de ces deux définitions.
Un ensemble E est un agglomérat si :
∀ P∈P(E), a(P)∩aC(P)≠∅
En utilisant la définition établie précédemment de la frontière d’une partie, (voir partie 4.3.), la définition dernière de l’agglomérat donne la suivante, équivalente :
Un ensemble E est un agglomérat si la frontière de n’importe laquelle de ses parties possède une intersection non vide avec la frontière de son complémentaire :
∀ P ∈P(E), δ(P)∩δ(C(P))≠∅
La contiguïté prétopologique porte sur l’intersection du bord ou de l’abord, ces deux sous-ensembles ayant possiblement un contenu. L’abord n’est pas vide si la partie n’est pas fermée. Le bord ne l’est pas non plus quand la partie n’est pas ouverte.
Cette deuxième définition d’un agglomérat donne la troisième suivante, équivalente :
Un ensemble E est un agglomérat s’il ne contient pas de parties à la fois ouvertes et fermées. Ses parties doivent appartenir à l’une des trois catégories suivantes :
(o . f̄), (ō, f ), (ō, f̄)
L’équivalence entre ces trois définitions de l’agglomérat découle de la formation de toute extension d’une partie par l’union de son intérieur, de son bord et de son abord. Elle découle également de l’équivalence entre le bord d’une partie et l’abord de son complémentaire.
Pour les agglomérations urbaines, la version prétopologique de cette configuration en agglomérat peut être rapportée à un ensemble E dont les éléments seraient ses quartiers, les parties, tout ensemble de quartiers convexe ou non, topographiquement. Si l’on s’en réfère, par exemple, aux infrastructures qui équipent ses quartiers, des réseaux enterrés aux réseaux de transports en commun, un processus d’extension qui fait que l’ensemble est un agglomérat peut être construit sur la base de ses réseaux. Par exemple, avec les transports en commun, l’extension d’une partie contiendra les quartiers qui sont atteints par les arrêts suivants, en partant de la partie[16] .
Alors qu’une agglomération urbaine est un agglomérat de par la contigüité topographique des communes ou sous-ensembles de communes qui la constituent, la définition prétopologique d’un agglomérat est telle qu’il est possible, par exemple, de configurer un ensemble d’agglomérations urbaines lui-même en agglomérat, par le choix d’un opérateur d’extension ad hoc, bien qu’il n’y ait pas de contigüité topographique. L’ensemble des agglomérations ligériennes, représentées par un cartogramme qui définit la surface habitée d’une commune par proportionnalité à son nombre de résidents, peut être vu comme un agglomérat dès lors que la distance cartographiée entre agglomérations est inférieure à une certaine valeur.
Un tel agglomérat ne prend pas en compte ce qu’il y a entre les agglomérations urbaines, comme si cet entre-deux était quasiment vide du fait du peu de résidents.
Avec l’impossibilité de ramener la définition de la contiguïté prétopologique à celle du bord à bord, cette contiguïté porte sur le caractère partiellement commun à deux parties de leurs espaces intermédiaires, constitués du bord et de l’abord. Avec une telle définition, un agglomérat prétopologique peut être constitué de parties qui, en tant qu’étendues, peuvent être métriquement distantes, mais topologiquement proches.
Une communauté est un agglomérat. L’inverse n’est pas vrai, en règle générale.
Du relié au séparé, le connexe, l’amas et le réseau.
Le connexe et l’amas.
Alors que le lieu, la communauté et l’agglomérat n’étaient pas des configurations identifiées par la prétopologie à sa fondation, celle du connexe a été bien établie en tant que configuration particulière. Un ensemble est dit connexe s’il ne possède pas de parties isolées. Dans le cas contraire, la non connexité représente une configuration que nous avons nommé « amas », empruntant à l’astrophysique cette dénomination qui concerne des objets (célestes) très éloignés les uns des autres mais constituant quand même un ensemble et surtout un espace.
À la différence de l’agglomérat, qui renvoie à une configuration fondée sur le principe de la non séparation par un partage des sous-ensembles intermédiaires obtenus après une itération de l’extension, la connexité traite de la non séparation à partir des fermetures des parties, qui peuvent être des parties plus grandes que leur simple extension. Comme indiqué précédemment, la fermeture est établie pour toutes les parties d’un ensemble à condition que le processus d’extension maintienne l’inclusion (
La prétopologie définit plusieurs niveaux de connexité, allant de la forte à la simple. Un ensemble est dit fortement connexe si :
F(P)=E, ∀P∈P(E), avec F(P) fermeture de P
Un ensemble est dit simplement connexe si, pour les parties qui par fermeture ne recouvrent pas E, elles constituent une sorte d’agglomérat fondé sur la fermeture :
F(P)∩F(C(F(P))≠∅
Avec cette connexité, bien qu’en « partant » de E, la partie ne permet pas d’atteindre tout l’ensemble ; cette partie, du moins sa fermeture, peut être atteinte en partant de son complémentaire : elle n’est donc point isolée.
Le réseau.
Bien que le réseau soit identifié de façon commune comme étant la figure emblématique du connexe, par les relations figurées par des lignes orientées ou non qui associent tous les nœuds du réseau, le type de topotype qu’est un réseau dépend du processus d’extension pris en compte pour son exploration. Quand le processus d’extension associe à une partie les nœuds du réseau immédiatement atteints à partir de la partie, en tenant compte ou non de l’orientation des lignes si le réseau est orienté, le réseau est bien un connexe. Mais quand le processus d’extension choisi ne correspond pas à ce dernier, le réseau peut ne pas être vu comme un connexe.
À titre d’exemple, prenons le réseau suivant, qui figure un jeu de relations (antécédent, descendant) entre cinq éléments. Nous supposerons que l’extension d’une partie est l’union des extensions de ses éléments. Le processus d’extension choisi associe à un élément son ou ses descendants d’ordre deux et non pas l’élément ou les éléments qui lui sont directement reliés, descendants ou antécédents, mais bien ceux d’après, dès lors qu’il est un descendant.
Comme A n’a pas de descendant d’ordre deux, la partie contenant le seul nœud A est fermée ; F(A). = A. De même, son complémentaire (B, C, D, E) est fermé. L’intersection entre ces deux parties est donc vide. Ce réseau n’est pas connexe au sens du processus d’exploration choisi.
Cette non connexité d’un réseau n’est guère une nouveauté, comme en attestent les deux cartes suivantes. La première correspond aux relations intercommunales au niveau de la France, établies par les déplacements quotidiens domicile travail, quelles que soient leurs valeurs. Avec ce réseau, dès lors que l’extension d’un sous-ensemble lui associe les communes reliées, quels que soient le nombre de déplacements et le sens de ces déplacements, la France est manifestement connexe, même fortement connexe. Si le processus d’extension ne retient que les liaisons supportant un flux supérieur à un seuil, la France peut devenir un amas territorial.
Certains réseaux peuvent présenter des configurations telles qu’ils peuvent être un lieu, une communauté ou un amas. Par exemple, un réseau hyper connexe peut être prétopologiquement un lieu, puisque chacun de ses nœuds est directement relié à tous les autres du réseau, et ceci dès lors que l’on ne prend pas en compte l’orientation des lignes si celles–ci en présentent une. Quel que soit le sous-ensemble d’éléments (les nœuds), son extension est alors le réseau lui-même, si le processus d’extension prend en compte les nœuds en relation d’ordre un avec ceux du sous-ensemble considéré.
Le réseau n’est donc pas un topotype particulier ; c’est un ensemble organisé par des relations entre les éléments qui composent l’ensemble.
Leçons.
Cet exercice visait à compléter, par la topologie mathématique et plus précisément la prétopologie, nos représentations et notre compréhension de ce que sont les espaces géographiques tout d’abord, et plus particulièrement les espaces habités, même si les explications et développements élaborés ne relèvent pas de ces seuls types d’espace. Ces développements ne nient en rien l’importance de la distance, l’un des facteurs fondateur de nos sociétés spatialisées. Elle joue un rôle majeur en matière d’organisation des espaces habités et de compréhension de ce qu’ils sont, de ce qui s’y passe et comment ils évoluent, voire de leurs finalités. Elle est l’un des facteurs engagés dans le placement et le déplacement de ses réalités, les unes par rapport aux autres. L’espace habité est bien, fondamentalement, un espace de la relation entre les réalités qui la composent, des plus individualisées aux plus collectives. La plupart des implantations, tant individuelles que sociétales, prend en compte explicitement ou implicitement une ou des distances, de longueur, de temps, de monnaie, etc., par rapport à quelques autres sites, tout en tenant compte des lieux au sein desquels sont possibles ces implantations, et bien d’autres facteurs. Ces distances ne sont pas nécessairement métriques au sens des espaces métriques, ne sont pas nécessairement strictement quantitatives, mais peuvent être utilisées comme une valeur par ceux qui en font référence, du vouloir être prêt de, à être loin de quelques-uns ou de quelques choses.
Bien que très probablement toujours inspirée par une certaine notion de distance, la localisation des réalités spatiales et sociales renvoie à une topologie qui traite au départ de ces qualités ou situations, qui sont celles d’être proche, pas trop lointain et tout à fait éloigné. Le passage du métrique au topologique, grâce au caractère opératoire de la prétopologie, permet alors de rendre compte d’une géographie complexe, qui n’est pas basée sur la seule distance ou sur une palette de distances, quantitatives et qualitatives, mais sur tout un ensemble d’opérateurs diversifiés, engagés à la fois dans le placement des réalités et la compréhension des morphologies spatiales. Ces opérateurs, qui sont des expressions multiples du processus d’extension, peuvent s’appuyer sur la distance mais également en être partiellement ou totalement détachés.
L’application de la prétopologie à la compréhension des ensembles habités revient à donner la faveur non plus à l’unité élémentaire mais à des parties ou sous-ensembles des ensembles habités. Elle revient à donner la faveur à des types de sous-ensembles qui font, par leurs relations, l’espace habité ; la prétopologie est une structure qui fait alors des ensembles habités des espaces.
Nous retiendrons de cet exercice trois enseignements principaux, conscients que nombre de notions méritent encore d’être approfondies, notamment par leur usage tant à visée opératoire que compréhensive.
Le premier enseignement porte sur les notions de proche, d’intermédiaire et de lointain, associées à trois configurations spatiales, l’intérieur d’une partie, sa frontière et son extérieur. Le proche prétopologique est probablement la notion qui ne renvoie pas à son sens courant le plus immédiat, pour lequel la proximité est bien souvent liée à une distance entre éléments, à quelques positions sur un espace alors support. La proximité prétopologique correspond à une appartenance. Le proche souligne l’appartenance à l’intérieur d’une partie, c’est à dire au sein de sa part non affectée par l’extension qui permet d’agrandir un sous-ensemble, ici le complémentaire de la partie. Le proche qualifie en quelque sorte ce qui ne peut pas être atteint de l’extérieur ; il s’agit bien d’un proche relatif et lié à une appartenance[17].
L’espace intermédiaire, tout comme le lointain, sont plus habituels. L’espace intermédiaire met en relation une partie et son complémentaire. Le lointain est au-delà de l’extension de la partie. Bien que communes, ces qualités renvoient à des types d’espaces, l’intérieur, la frontière et l’extérieur, dont la place dans l’espace des distances ne correspond qu’exceptionnellement à leur représentation courante. Un intérieur peut être un bord géographique, une frontière au milieu de l’espace, et le lointain dans le voisinage habituel.
Le second enseignement de la prétopologie porte sur la relativité d’une morphologie ; elle dépend explicitement d’un opérateur d’extension. Un changement d’opérateur peut bouleverser un ordre donné proche, intermédiaire, lointain, comme il peut modifier le statut prétopologique des parties, d’être ouvertes, non ouvertes, fermées, non fermées ; ce qu’est l’espace dépend bien d’une structure[18].
La troisième leçon porte sur les topotypes, fortement inspirés des géotypes. Ce sont cinq topotypes de base qui peuvent être prétopologiquement définis avec précision. Cet exercice vise à compléter la définition de quelques géotypes habituels. Il a permis d’en formaliser deux peut-être moins établis, celui de communauté et d’agglomérat. Cet exercice nous conduit à ne pas retenir la catégorie du réseau, une configuration qui peut être l’un des cinq topotypes proposés ; tout dépend de sa configuration relationnelle et du processus d’extension pris en compte pour en explorer la morphologie.
Ces topotypes forment une base à partir de laquelle l’analyse d’un ensemble peut être conduite, en le décomposant sur cette base. Cette possibilité d’ordre théorique indique que tout ensemble peut être vu comme un agencement de tout ou partie de ces topotypes ; tout est affaire de processus d’extension et sachant qu’un lieu est une communauté, une communauté est un agglomérat, un agglomérat est un connexe ; l’inverse n’étant pas vrai, en règle générale.
Enfin, les développements que nous avons établis n’ont pas une visée opératoire, au sens de l’application d’un quelconque outil dont l’utilisation nous informerait immédiatement des propriétés topologiques d’un espace, de ses morphologies, qu’il soit habité ou autre. Ils ont été établis pour relativiser les représentations communes que nous avons des espaces habités, pour mieux en saisir la diversité morphologique, être à même d’être mieux outillé, d’abord intellectuellement, pour en saisir la richesse et la complexité. Il n’y a pas une topologie des espaces habités, mais une diversité liée à la pluralité possible des processus d’extension, c’est-à-dire des modes d’exploration de ces espaces, une pluralité que l’on peut lier aux modes d’habiter, d’être acteurs de la configuration de ces espaces. Seule la structure est commune.