À la suite des travaux de Jane Jacobs (1961) et d’Oscar Newman (1972), de nombreuses réflexions théoriques et expérimentations ont été menées en France sur la question des liens entre la sécurité et les formes urbaines. Ainsi s’est produit un glissement de la prévention sociale à la prévention situationnelle dans la lutte contre la délinquance. Au contraire de politiques sociales agissant sur les facteurs socio-économiques conduisant à des trajectoires délinquantes, la prévention situationnelle empêcherait le développement de la délinquance par le biais de configurations spatiales et matérielles. Les aménageurs et les urbanistes sont ainsi invités à prendre en compte la sécurité dans les projets urbains. Très liées à la question de la lutte contre la délinquance dans les grands ensembles, ces théories et ces pratiques sont fortement critiquées pour leurs conséquences socio-spatiales, notamment la fragmentation des espaces urbains et la stigmatisation des populations habitant les quartiers jugés dangereux (Levan 2009). C’est dans ce contexte que le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA), structure interministérielle de recherche et d’expérimentation en matière d’aménagement et d’urbanisme, a lancé en 2007 un appel à consultation auprès de chercheurs sur le thème « Territoires urbains et sûreté ». Cet appel à consultation invite à « livrer une réflexion critique sur les liens entre évolution des conceptions de la sécurité, d’une part, de l’espace urbain, d’autre part » (PUCA 2007) Il prolonge des questionnements que l’on peut retrouver dans le numéro « Urbanisme et sécurité » des Cahiers de la sécurité intérieure (2001).
Peurs dans la ville. Urbanisme et sécurité dans l’agglomération lyonnaise XIXe-XXIe siècle, ouvrage collectif dirigé par Jacques Comby, est issu de l’un des projets sélectionnés à la suite de cet appel à consultation. Cet ouvrage vise à rendre compte des préoccupations sécuritaires sous-jacentes à la production des espaces urbains et aux formes urbaines choisies dans les projets d’aménagement et de réhabilitation. L’agglomération lyonnaise est considérée comme un « territoire précurseur » (Comby et Romanet-Da Fonseca 2015, p. 8) en matière de sécurité. L’étude de l’évolution de la gouvernance par la sécurité se fait donc sur un temps long. Elle ne se veut pas exhaustive, privilégiant l’approche par études de cas (une rue haussmannienne, un grand ensemble périphérique, des parcs urbains et fluviaux…). Ce parti-pris témoigne de la diversité des positions des auteurs qui viennent de disciplines différentes telles que l’histoire sociale, l’histoire de l’architecture, la géographie environnementale, la climatologie, l’aménagement et la géographie économique. L’origine de ces contributions (thèse, enquête réalisée avec des étudiants de Master 2…) ainsi que les méthodologies employées sont diverses : analyses d’archives, enquêtes quantitatives par questionnaire, entretiens, observations, relevés de terrain et cartographie. L’échelle d’étude varie de l’immeuble au quartier.
L’ouvrage se compose de huit chapitres structurés en trois parties : deux grandes périodes historiques (les projets entre 1820 et 1914, puis les projets entre 1960 et 2014) et une thématique (les parcs). Cette structure à la fois diachronique (avec un saut entre 1914 et 1960) et thématique semble résulter d’un rapprochement a posteriori de travaux aux perspectives théoriques hétérogènes, les parcs émergeant comme un thème transversal dans le temps.
Dévoiler les préoccupations sécuritaires par l’étude du système des acteurs.
Une courte introduction de Jacques Comby, coordinateur de ces travaux, rend néanmoins compte d’un prisme d’analyse commun à ces contributions qui s’attachent à étudier les acteurs, leurs discours, leurs représentations et leurs pratiques en matière de sécurité. Ces acteurs de la gouvernance de l’agglomération lyonnaise sont à la fois les autorités publiques (élus, État…), les bailleurs privés, les agents de sécurité (police, gendarmerie, militaires), les usagers de ces espaces, les aménageurs et les urbanistes. Jacques Comby refuse de choisir une définition figée des termes de « sécurité », « sûreté » et « prévention situationnelle ». Ce refus de choisir une définition précise pour ces termes permet tout d’abord d’élargir la sécurité et la sûreté au-delà de la simple prise en compte du maintien de l’ordre, déjà étudié à Lyon par Pierre-Yves Saunier (1993). Ainsi, la sécurité est aussi bien abordée par la lutte contre les risques tels que les inondations que par la lutte contre la délinquance. Une conception large de la sécurité permet de voir que celle-ci n’est presque jamais considérée comme un objet ou un objectif en soi, mais qu’elle participe d’une nébuleuse de préoccupations. Ensuite, Jacques Comby étudie le discours des acteurs, producteurs comme usagers, des espaces urbains en les laissant eux-mêmes définir ces termes. La sécurité et la sûreté relèvent d’une « économie des représentations où se croisent discours explicites et définitions implicites » (p. 17).
Or cet « implicite » n’existe pas seulement dans les définitions de la sécurité et de la sûreté que mobilisent les acteurs dans la production et l’appropriation des espaces urbains. Il caractérise aussi les préoccupations sécuritaires qui, bien que sous-jacentes au phénomène urbain, ne sont pas évoquées explicitement par ces acteurs. C’est ce « non-dit » (p. 12) que certains travaux (contributions respectives de Bernard Gauthiez, d’Emmanuelle Romanet-Da Fonseca et d’Anne-Sophie Clémençon) dévoilent par l’analyse de sources confidentielles au 20e siècle et au début du 21e siècle, par l’étude de la « matérialité des réalisations » (p. 23) et les conséquences sur certaines populations. Le discours des acteurs est déconstruit pour découvrir les préoccupations sécuritaires qui se cachent derrière des objectifs affichés : éviction de populations ouvrières jugées dangereuses pour le pouvoir municipal, pratiques sécuritaires qui participent d’un « filtre social » (p. 91) pour renforcer l’attractivité et la rentabilité foncière d’un espace. Ce décalage entre motivations affichées et effets réellement attendus est au cœur de la dimension critique de cet ouvrage.
Les deux chapitres sur les parcs et les jardins correspondent à deux travaux de recherche différents et amènent à d’autres réflexions critiques sur ce non-dit. Le PUCA invite à se pencher sur la « demande de sûreté » dans son appel d’offres, mais ce questionnement est ambigu. Quelle est la part de vécu et quelle est la part d’instrumentalisation du sentiment d’insécurité dans cette demande ? Inès Méliani et Stéphane Autran, dans leurs contributions respectives, invitent à questionner les données sur lesquelles portent les discours sur l’insécurité et que le chercheur ne peut pas utiliser sans un regard critique. Les statistiques policières ainsi que les rapports des autorités politiques ne constituent pas, selon les auteurs, des sources fiables et objectives pour mesurer le degré d’insécurité d’un lieu, car elles ne rendent pas compte de l’exhaustivité des pratiques délinquantes, ou peuvent parfois répondre à une stratégie de légitimation de l’action des pouvoirs publics. Elles doivent donc être couplées avec des enquêtes de perception auprès des usagers, comme le fait Inès Méliani. Ces derniers peuvent néanmoins contribuer à l’inflation des discours sur l’insécurité afin de préserver un entre-soi en participant à la stigmatisation de certaines populations. Les préoccupations sécuritaires sont donc aussi dévoilées chez les usagers des espaces urbains.
Une critique opérationnelle des pratiques sécuritaires.
L’étude de quartiers centraux et celle d’un quartier de grands ensembles déplacent la critique vers la mise en œuvre des pratiques sécuritaires depuis les années 1960. Jacques Bonnet critique le « vrai-faux problème de la sécurité » (p. 129) dans le quartier de la Part-Dieu. La sécurisation s’y est faite a posteriori par l’ajout d’agents et de caméras de surveillance. Elle ne contribue pas à un véritable sentiment de sécurité chez les usagers. Au contraire, le quartier de la Confluence serait un modèle en termes de prévention situationnelle, puisque la sûreté a été pensée en amont de la réalisation du projet. On perçoit, dans les contributions de Jacques Bonnet et de Christine Chemin, une critique des dérives fonctionnalistes et autoritaires auxquelles peuvent mener l’« obsession pour l’insécurité » (p. 150) et le « tout-sécuritaire » (p. 155). Jacques Bonnet propose ainsi une grille d’évaluation pour caractériser les espaces publics quant à leur sûreté. La visibilité, la lisibilité et la mixité des usages sont, selon lui, des facteurs dissuasifs et sécurisants contre les pratiques délinquantes et criminelles, bien plus que la mise en place de caméras ou d’agents de sécurité. La sécurité résulterait de l’appropriation et de l’animation des espaces publics par les usagers. Sa conception de la sûreté est proche de celle de Jane Jacobs, qui n’est pourtant pas citée dans cette contribution. Jacobs définit cette sécurité produite par les habitants comme la « co-veillance », par opposition à la surveillance qui serait l’ajout d’une couche de dispositifs ou d’agents de sécurité extérieurs aux habitants. L’observation de tous par tous serait à l’origine de la sécurité des biens et des personnes.
Jacques Comby, par une étude des outils juridiques et réglementaires, critique les normes sécuritaires qui sont produites à l’échelle de l’État. Ces normes sont standardisées et uniquement techniques, car elles sont fondées sur un modèle de prévention des risques. L’analogie entre risques et faits sociaux mène parfois à des dérives technicistes, la délinquance étant assimilée à un aléa dans un contexte de vulnérabilité sociale que l’on peut diminuer en agissant sur l’environnement urbain. La normalisation des pratiques sécuritaires, imposée par l’État, ne contribue pas à la création d’un consensus sur la définition de la sécurité entre experts de l’État et professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme qui agissent à une échelle plus locale. Chaque profession aborde ces questions selon sa propre culture et sa propre logique. Ce cloisonnement professionnel empêcherait une pratique pluridisciplinaire de la sécurité, au-delà des pratiques uniquement technicistes des experts de la sécurité.
Jacques Comby appelle aussi à un rapprochement entre les chercheurs et les praticiens de la sécurité en urbanisme, afin de rompre le « rempart » (p. 17) entre le discours conceptuel et théorique du chercheur et la réalité pratique du terrain vécue par ces acteurs. Cet objectif d’échanges correspond aux orientations du PUCA qui collabore avec le Club Ville Aménagement, une structure de discussions rassemblant de nombreux professionnels dans ce domaine. Cette volonté de dialogue apparaît dans les deux contributions de professionnels de l’aménagement (Stéphane Autran, géographe-urbaniste, et Christine Chemin, spécialiste en expertise territoriale et en gestion de patrimoine et d’habitat), et plus largement dans les contributions de Christine Chemin, Jacques Bonnet ou encore Jacques Comby, où des solutions pour améliorer les pratiques en matière de sécurité sont proposées. Ces auteurs plaident pour une approche pluridisciplinaire, puisque les pratiques sécuritaires peuvent avoir des effets qui s’étendent au-delà du projet d’aménagement. Pour eux, la sécurité ne doit pas être seulement une expertise réservée à des professionnels, mais elle doit être une question intégrée, au même titre que d’autres préoccupations, en amont des projets d’aménagement. Elle doit relever de la compétence de plusieurs acteurs qui font la ville, le chercheur participant également à sa production par l’élaboration d’un discours sur la ville.
La volonté de ne pas conceptualiser les notions de sécurité et de sûreté est au cœur de l’originalité de cet ouvrage, qui se veut une réflexion opérationnelle de la sécurité en urbanisme et une manière de dévoiler des préoccupations sécuritaires implicites. Néanmoins, la lecture de l’ouvrage peut paraître déroutante et le lecteur n’est pas toujours guidé dans le positionnement des auteurs, du fait de la grande hétérogénéité des prismes théoriques et méthodologiques adoptés. Certains auteurs choisissent soit le terme de « sécurité » soit le terme de « sûreté », d’autres utilisent les deux alternativement. Enfin, certains parlent de « sécurité/sûreté ». On aurait souhaité une explicitation plus systématique de ces choix dans chaque contribution. On observe parfois un glissement sémantique non expliqué entre la sécurité qui caractériserait une sécurisation artificielle et la sûreté qui correspondrait à une protection réelle et effective. Ce glissement témoigne d’une critique qui se veut normative, distinguant une « bonne » et une « mauvaise » sécurisation, à la manière des travaux d’Herbert Marcuse (2006). Cette perspective normative n’est pourtant pas toujours appuyée par une approche théorique ou empirique. Ainsi, Jacques Bonnet n’étaye pas son analyse du quartier de la Confluence, qu’il considère comme relevant d’une « bonne » sécurisation, par une enquête sur le sentiment de sécurité, par exemple. Ce projet récent fait déjà l’objet de vives critiques quant au manque d’appropriation par les usagers. L’absence d’ambition théorique devient donc problématique lorsque le discours du chercheur s’émancipe du discours des acteurs pour devenir lui-même prescriptif et normatif, sans explicitation de ses fondements théoriques et empiriques. Si les représentations et les discours des acteurs sont étudiés, une analyse plus fine des termes employés aurait été bienvenue. À deux reprises, on évoque le passage du terme de « vidéosurveillance » au terme de « vidéoprotection » chez les experts de la sécurité, sans que ce glissement soit vraiment commenté. Enfin, on pourra regretter le choix du titre : si le terme de « peur » est accrocheur, il introduit une confusion dans l’approche de l’ouvrage (confusion en partie levée par le sous-titre). En effet, seules deux enquêtes sur le sentiment d’insécurité s’inscrivent dans cette géographie émotionnelle et sensible des peurs, et les habitants sont davantage considérés comme des acteurs producteurs des espaces que comme des récepteurs de fantasmes et d’émotions.
Ces quelques critiques ne mettent néanmoins pas en cause l’intérêt de cet ouvrage. On recommandera cette lecture aux professionnels de l’urbanisme et de l’aménagement, qui pourront développer une approche réflexive de leurs pratiques en adaptant la démarche générale au contexte local de leurs propres projets urbains. Cet ouvrage apporte aussi un éclairage intéressant pour d’autres disciplines. Les sociologues pourront s’intéresser à l’approche systémique du jeu des acteurs, tout comme les professionnels en droit apprécieront l’approche par les textes juridiques et réglementaires. Les historiens apprécieront, quant à eux, la profondeur historique et pourront enrichir leurs travaux par certaines méthodes mises en œuvre dans cet ouvrage, comme la confrontation d’archives mettant en évidence le discours affiché des acteurs et de cartes montrant la réalité des effets attendus. Replacer les préoccupations sécuritaires dans un temps long et dans des espaces urbains variés permet de ne pas limiter la question des liens entre urbanisme et sécurité au contexte des grands ensembles périphériques. Tout espace urbain peut faire l’objet de préoccupations et de pratiques sécuritaires. Ces dernières relèvent d’un processus de stigmatisation de certains usages, de certaines catégories de population et de certains espaces, stigmatisation qui est construite socialement et différemment selon les préoccupations sociales des époques. Il s’agit donc de déconstruire l’analogie réductrice entre des espaces et des populations qui est à l’origine d’une conception techniciste de la sécurité à travers la prévention situationnelle dans les grands ensembles.