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Serendipity.

Du capital spatial au capital social des cartes participatives.

Pour un droit à le dé-contextualisation cartographique.

Des référentiels géographiques « sur étagère » au déluge de données géolocalisées.

Pendant longtemps, la palette des référentiels géographiques disponibles pour les cartographes et autres géomaticiens consistait pour l’essentiel en des produits « sur étagère » présentant un caractère à la fois scientifique et institutionnel. On peut citer, à titre d’exemple, le plan cadastral dans les communes, les cartes topographiques de l’Institut Géographique National (IGN), la base européenne d’occupation des sols Corine Land Cover ou encore le modèle numérique de terrain planétaire issu de la Shuttle Radar Topography Mission (SRTM). Ces fonds de plan sont aujourd’hui encore les référentiels qui servent de base à la plupart des dispositifs de cartographies participatives. Même si ces derniers se développent dans des territoires et des contextes très variés [1], les progrès technologiques et l’écrasante domination de quelques géants du Web ont conduit à une banalisation à la fois des usages de l’information géographique, de l’offre en données et des formes de référentiels géographiques. La forme de banalisation la plus évidente tient dans la fonction, assignée aux fonds cartographiques, de simple interface de recherche de services web de toute nature. Ainsi, le contenu de ces nouveaux référentiels géographiques et leurs modalités inédites de production et d’utilisation donnent à voir l’espace d’une manière qui modèle (ou révèle) les représentations mentales des usagers/clients/citoyens, autant sinon plus qu’ont pu le faire en leur temps la Carte de la France accrochée au mur de la classe ou la carte au 1/25 000 au cours des randonnées familiales (Feyt et Noucher 2014). Conjugués aux effets de la globalisation, les progrès techniques permettent désormais à des acteurs économiques, sociaux, territoriaux, et communautaires de toute nature et de toutes origines de produire des référentiels dédiés, autonomes, malléables… rendant potentiellement caducs les impératifs de légitimité, de responsabilité et de stabilité jadis affirmés par les référentiels institutionnels (CNIG 2003 ; voir Encadré n° 1).

Encadré n° 1 : Extrait de la note 2003-CNIG-085 publiée en 2003 par le Conseil National de l’Information Géographique (CNIG).

Dans le même temps, le développement des technologies nomades permettant de créer un lien immédiat, permanent et fonctionnel entre la toile et « moi (ou toi), ici, maintenant » modifie en profondeur ce qu’attend l’usager en matière de caractérisation de l’environnement dans lequel il évolue. Le référentiel géographique statique, générique et égalitaire « historique » se trouve désormais en concurrence avec la possibilité technique et le besoin croissant de produire une forme de référentiel dynamique, personnalisé et égocentré que traduit bien l’émergence du GéoWeb.

Le Géoweb : une voie possible vers la mise en carte du capital spatial ?

Depuis 2005 et le lancement de Google Maps, on observe une véritable démultiplication des usages des cartes sur Internet. Après Google Maps, l’offre en outils cartographiques en ligne a explosé, avec de multiples services et l’apparition d’usages différenciés. Une organisation par l’espace de l’information sur Internet à travers un géoréférencement direct ou indirect sur la surface terrestre a fait émerger le Geospatial Web ou GéoWeb (Fisher 2008). Avec le GéoWeb, la dimension géographique des informations et des contenus du Web à travers la composante localisation devient une métadonnée, une information supplémentaire qui vient s’ajouter et enrichir les contenus déjà existants. L’objectif est de localiser différents types d’informations dans le but de pouvoir les visualiser sur les cartes numériques. Ce processus d’indexation spatiale des pages web, dans une perspective d’aide à la recherche pour les utilisateurs, se généralise à tous les types de contenus (photos, vidéos, articles d’encyclopédie, billets de blogs, dépêches d’agence de presse, flux RSS, etc.). La carte devient un support qui, en plus de permettre de visualiser une information, la positionne dans l’espace. Ce processus de spatialisation de l’information n’est pas véritablement basé sur un référent géographique. Il s’agit davantage de considérer l’espace géographique numérique par l’intermédiaire de services web cartographiques comme un support de visualisation (Joliveau 2011). Celui-ci se réduit dans la plupart des cas à un simple fond de carte permettant une organisation visuelle de l’information. On passe ainsi d’une logique de représentation de l’information géographique à une logique de représentation géographique de l’information (Fisher 2008, Joliveau 2011). Si la valeur ajoutée peut paraître parfois un peu triviale, l’association de données issues des réseaux sociaux géolocalisés peut aussi, dans une certaine mesure, contribuer à représenter la quotidienneté de la ville. L’équipe de Cranshaw (2012) propose, par exemple, d’exploiter les données de Foursquare et Twitter pour identifier (et cartographier) les nouvelles configurations spatiales des villes (voir Encadré n° 2).

Encadré n° 2 : Leitmotiv du projet universitaire Livehoods de cartographie de la ville à partir des réseaux sociaux.

Ce faisant, ces analyses tendent à mettre en évidence le fait que la géométrie euclidienne, la seule utilisée pour les référentiels géographiques « officiels », apparaît bien souvent moins pertinente que d’autres formes de géométrie permettant de représenter la distance-temps, la distance-coût, la distance cognitive, la distance sociale ou encore la distance topologique. En s’appuyant sur des données individuelles, elles peuvent être considérées comme une tentative de mise en carte du capital spatial. À partir de la notion de capitalisation d’une ressource, Jacques Lévy (1994) a construit le concept de « capital spatial » par analogie au capital social de Bourdieu (1980). Selon l’auteur, le capital spatial est « l’ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (Lévy 2003, p. 124). Pour lui, « chaque individu possède un capital spatial qui lui permet d’être un acteur spatial » (1994, p. 94). Dans la même visée, il fait alors la distinction entre un capital spatial de position et un capital spatial de situation. Le premier est lié à un lieu : « c’est l’inclusion dans un espace sans distance (le lieu-habitat ou de travail, le lieu-ville, le lieu État, etc.) qui apporte les atouts spatiaux » (ibid., p. 95). Le second est lié à une aire : il s’agit d’un espace que l’individu s’approprie globalement « par toutes sortes de mobilités, sans abolir les distances, mais en les maîtrisant » (ibid.). Les avancées algorithmiques sur la triangulation des données combinées à l’augmentation exponentielle de données géolocalisées, produites, parfois à son insu, par un individu devenu capteur (Goodchild 2007), peuvent permettre d’approcher les stratégies et processus de maîtrise d’un espace par un individu ou un groupe d’individus.

Le GéoWeb permet aujourd’hui la diffusion de connaissances locales potentiellement très riches pour approcher le capital spatial tant de situation que de position. L’émergence du GéoWeb pourrait en effet permettre d’identifier de nouvelles formes de cartographies des lieux qui ne reposent plus uniquement sur une métrique topographique, mais qui rendent compte des univers relationnels du social. Cette perspective rejoint les réflexions de Michael Goodchild (2011) sur les enjeux de recherche dans le domaine des SIG et, en particulier, sa proposition de concevoir des « GIS place-based ». Ce « tournant cartographique », qu’appelle également de ses vœux Jacques Lévy (2012), pourrait peut-être s’envisager à partir de la mobilisation dynamique des savoirs locaux. Un nombre croissant de recherches s’interroge aujourd’hui sur les modalités d’extraction de connaissances depuis ces contenus générés par les utilisateurs. L’analyse des tags de localisation des informations indexées par les internautes permet, par exemple, de comparer les toponymes d’usage des toponymes officiels (Jones et al. 2008). Au-delà de l’extraction, c’est surtout dans la capacité de créer du sens à partir de ces volumes conséquents de données (big data) que se situent aujourd’hui les principaux défis de la recherche.

Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’article provocateur de Chris Anderson au titre évocateur, « The End of Theory : the Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », l’accumulation de données ne suffit pas. Ainsi, même si de nombreuses initiatives de cartographies 2.0 offrent des contributions pertinentes et originales au débat sur les politiques publiques locales, l’ensemble de ces expressions individuelles ne produit pas pour autant des représentations collectives. La généralisation de la connexion des individus et des objets constitue potentiellement une grande opportunité pour collaborer, coproduire, innover et se coordonner.  Mais, comme le remarque Boris Beaude : « des collectifs, il n’émerge pas nécessairement de la coordination ; de la masse de données, il n’émerge pas nécessairement du sens ; de la communication, il n’émerge pas nécessairement de la compréhension » (2012, p. 176). C’est justement l’un des enjeux de la cartographie participative que de créer les conditions favorables à la prise en charge par un collectif et sur une problématique donnée d’une représentation cartographique qui confrontent les savoirs. En cela la cartographie participative se distingue de la plupart des cartographies contributives qui se développent sur Internet. La contribution pourrait se définir comme l’action de concourir à la production d’un bien, mis en commun, sans qu’il y ait nécessairement suivi d’un processus commun ordonné et partagé. La participation est souvent associée au contexte politique, elle désigne davantage les différents moyens et méthodes mis en œuvre de façon organisée et structurée qui permettent aux citoyens de concourir à l’alimentation des décisions concernant une communauté (Joliveau et al. 2013). La cartographie contributive renverrait ainsi au produit commun visé alors que la cartographie participative se focaliserait davantage sur le processus décisionnel commun qu’elle alimente. Encore faudrait-il que la carte puisse rester une interface de dialogue…

La personnalisation algorithmique ou la fin de la carte comme interface de dialogue ?

Les mutations technologiques et changements d’usages associés conduisent aujourd’hui à une profusion de données géographiques (data deluge) et semblent ouvrir la voie d’un nouvel eldorado : les big data. Sans rentrer dans les débats sur la définition du terme (l’évolution des conditions de stockage et d’analyse conduira-t-elle à considérer ce qui relève des big data aujourd’hui comme des small data demain ?), nous n’associons pas les big data à un cadre théorique ou méthodologique clairement délimité, unifié et cohérent, mais plutôt à un ensemble d’objets et de discours qui mettent l’individu au cœur de leurs pratiques d’analyse. C’est cette approche particulière au sein de cet ensemble disparate qu’il nous semble intéressant d’interroger dans la perspective de la cartographie participative. Parce que les données géographiques sont omniprésentes et focalisent toutes les promesses que le monde numérique ne cesse de faire, on peut en effet s’interroger sur le devenir de la cartographie participative, comme production collective d’une représentation spatiale partagée, face à l’augmentation de l’importance attribuée à l’individualisation des données.

Le mouvement du quantified self, qui regroupe les outils, les principes et les méthodes permettant à chaque personne de mesurer ses données personnelles, de les analyser et de les partager, témoigne à l’extrême de cette individualisation des données (Gadenne 2012). La quantification personnelle est en effet une parfaite illustration des formes (technicisées) de l’individualisme contemporain, où la généralisation de la norme d’autonomie s’accompagne de l’injonction à formuler une mise en chiffre de soi (Pharabod, Nikolsk et Granjon 2013). À partir de l’agrégation de ces données personnelles et en les croisant avec les autres capteurs de la ville, les big data promettent aujourd’hui de saisir le « pouls » de la ville, de façon immanente, sans proposer de rapport à un quelconque référentiel, à une quelconque normalité, à de quelconques catégories (Rouvroy 2013). La force du calcul et la quantité des données semblent permettre de prendre en compte ce qu’il y a de plus particulier chez les individus, ce qu’il y a de plus éloigné à la moyenne. Ainsi, alors que la statistique traditionnelle produit de la sélectivité, les big data s’intéressent aux profils singuliers. Ces derniers orientent alors les contenus qui nous sont proposés sur le Web. Olivier Ertzscheid parle d’une boucle de rétroaction pour évoquer ce basculement vers la personnalisation algorithmique qui repose sur des lois d’homophilie : « dans un premier temps (logos) de la construction des grands biotopes du web, les machines se servent de nos représentations (discours, pages web) pour produire des modèles (algorithmes) et les alimenter à l’aide de données (statistiques, marketing, etc.) ; dans un second temps (topos), la boucle s’inverse et les machines se servent de données (statistiques, marketing, etc.) pour modéliser des comportements (algorithmes) et y associer des représentations (discours, pages web) » (2013).

Si les entreprises de commerce électronique, comme Amazon, utilisent depuis longtemps ces suggestions basées sur des prédictions algorithmiques, l’immersion de la personnalisation du Web gagne depuis peu la cartographie. Ainsi, la nouvelle version de Google Maps, encore en phase de test, s’appuie sur un algorithme de contextualisation qui vise à personnaliser la carte en intégrant les traces laissées sur Internet par l’utilisateur (historique de recherche sur le moteur Google, position géographique, contenu des mails, messages sur les réseaux sociaux, etc.). Ce faisant, elle semble signer la fin d’une vue cartographique partagée d’un espace commun au profit d’une expression individualisée des intérêts spatiaux (voir Encadré n° 3). Comme le souligne Thierry Joliveau (2013), cette évolution n’est pas anodine du point de vue cartographique. Au-delà de l’affichage des marqueurs répondant à une recherche, c’est le fond de carte lui-même qui est concerné par cette personnalisation. L’apparition des points d’intérêt, la hiérarchie des voies, la symbologie des objets, voire pourquoi pas demain la toponymie, pourront évoluer au fur et à mesure que la zone de recherche se précise et en fonction de l’utilisateur (de son profil comme de son positionnement).

Encadré n° 3 : Billet posté le 15 mai 2013 sur le blog LatLong de Google pour présenter la nouvelle version de Google Maps.

Avec cette idée de « carte unique », ce n’est plus l’individu qui devient cartographe de sa vie et de son univers, mais un algorithme qui développe à sa place l’expression cartographique censée lui correspondre. Ce faisant, le statut de la carte est bouleversé : d’une représentation raisonnée, stable et partageable d’une réalité commune (Lardinois 2013) pouvant servir d’interface de dialogue, la carte devient le fruit d’un algorithme qui, s’il n’est pas forcément très sophistiqué, n’en demeure pas moins totalement opaque et donc in fine impossible à partager.

Cette nouvelle approche de la carte peut tendre à nous faire croire que le savoir sur la société n’est plus produit, construit et négocié, mais qu’il n’a plus qu’à être découvert grâce aux algorithmes… L’individualisation des données court-circuite notre capacité d’exploration et de déambulation cartographique en nous enfermant dans un espace balisé. La personnalisation algorithmique de la carte se traduit alors à la fois par une hypertrophie de la sphère privée (une personnalisation sans sujet) et une disparition de la sphère publique (une personnalisation sans référence commune, c’est-à-dire sans référentiel géographique). Si le zoom s’adapte à chacun de nous, nul ne peut en revanche dézoomer pour rendre la carte partageable (Cardon 2011). La personnalisation algorithmique signe-t-elle alors la fin de la carte comme interface de dialogue ? Sans doute que non si nous restons vigilants pour conserver des représentations collectives de l’espace qui permettent aux espaces individuels de représentations (Casti 1998) de se confronter. Pour que la cartographie participative reste un espace de négociation, une interface de dialogue ou encore, selon l’expression de Crampton (2001) reprise par Palsky (2013) « une cartographie indisciplinée », il ne faut pas la contextualiser.

Pour un droit à la décontextualisation cartographique.

Bien davantage qu’un droit à la déconnexion souvent brandi comme seule alternative à une trop grande prégnance des systèmes de géolocalisation et de la traçabilité de nos vies numériques (Jaureguiberry 2008), nous plaidons aujourd’hui pour un droit à la décontextualisation cartographique. La personnalisation algorithmique dans l’environnement et le modèle économique de la firme de Mountain View apparaît comme évidente : les requêtes transactionnelles occupent — chez Google comme chez les autres moteurs de recherche — une très large place, et c’est là l’occasion d’augmenter significativement leur taux de clics et donc les revenus publicitaires liés. Mais, dès lors que cette plateforme devient une référence planétaire, le constat doit aller plus loin.

Outre l’envahissement de la publicité, par contamination, de tous les espaces sémiotiques disponibles (fond de carte, légende et même formulaire de recherche via le système d’auto-complétion), l’objectivation du contexte cartographique « escamote » littéralement les référentiels géographiques au profit d’une cartographie individualisée et égocentrée. L’amorçagedu contenu de la carte par la machine ne doit pas nous faire oublier que la carte (et la cartographie participative, en particulier) a aussi un rôle à jouer en tant que ressource potentielle du capital social des acteurs qui participent à sa coproduction.

Illustration : Doug Zwick, « Connexions Exterior », 18.07.2010, Flickr (licence Creative Commons).

Abstract

Des référentiels géographiques « sur étagère » au déluge de données géolocalisées. Pendant longtemps, la palette des référentiels géographiques disponibles pour les cartographes et autres géomaticiens consistait pour l’essentiel en des produits « sur étagère » présentant un caractère à la fois scientifique et institutionnel. On peut citer, à titre d’exemple, le plan cadastral dans les communes, les cartes ...

Bibliography

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Notes

1 Le numéro thématique de la revue L’Information Géographique (vol. 77, n° 4) consacré aux « Cartographies Participatives » illustre la variété des processus collectifs de production cartographique réunis sous cette expression (Noucher et Retaillé 2013).

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