« En même temps, la persistance voire l’aggravation des inégalités, ce fossé qui se creuse entre les quartiers difficiles et le reste du pays, font mentir le principe d’égalité des chances et menacent de déchirer notre pacte républicain […]. L’égalité des chances a de tout temps été le combat de la République. La ligne de front de ce combat passe désormais dans les quartiers. Comment demander à leurs habitants de se reconnaître dans la nation et dans ses valeurs quand ils vivent dans des ghettos à l’urbanisme inhumain, où le non-droit et la loi du plus fort prétendent s’imposer ? » (J. Chirac, 17 décembre 2003).
La diffusion du mot même de « diversité » nous semble révélateur d’une évolution des formes d’action publique vers moins d’intervention de l’État et davantage de place accordée aux entreprises pour combattre les discriminations dans notre société. Comment ne pas y voir un danger ? Dans le même temps, la gestion des affaires publiques, les objectifs conférés au gouvernement en matière d’égalité des chances, sont réalisés comme si leur traitement ne devait pas différer sensiblement de celui des affaires privées et du monde des entreprises pour partout « faire représenter » les minorités dans les cercles du pouvoir. D’autorités régulatrices, l’État et son appareil sont-ils passés aux rôles d’agents de plus en plus passifs se contentant de réglementer la concurrence et de confondre les tricheurs (Huet et Cantrelle, 2006) ?
[1]
2007 aura été l’année européenne de l’égalité des chances pour tous. Plusieurs dizaines de millions d’euros ont été engagés pour faire connaître les droits (sensibiliser l’opinion publique au droit à l’égalité et à la non-discrimination), agir sur les représentations (stimuler un débat sur les moyens de renforcer la participation à la société des groupes sous-représentés), sur la reconnaissance et le respect et de la tolérance (afin d’œuvrer en faveur d’une société plus solidaire).
Pour le gouvernement français, la notion d’égalité des chances fait corps avec l’universalisme républicain et ne lui est, en rien, opposée. Pour A. Begag, en 2006, alors Ministre délégué à la Promotion de l’Égalité des Chances, « il s’agit d’aller à la rencontre des entreprises et d’ouvrir la réflexion et la psychologie de l’entreprise à son environnement et notamment à toutes les tranches de la population qui sont hors réseau, hors pouvoir, hors formation, qui vivent dans un autre monde que celui auquel l’entreprise est habituée » [2]. Mais comment prouver la rentabilité de la diversité, s’interroge-t-il, en embauchant un jeune de Clichy Sous Bois ? « Je pense sincèrement, poursuit Begag, qu’il faudra désormais recourir au recensement des minorités visibles dans le monde du travail. Car compter les salariés selon leurs origines permettrait de mettre en lumière le manque de diversité au sein des entreprises. La composante multicolore sera banalisée dans les entreprises, les collectivités, lorsque l’on n’aura plus peur de désigner les Français de couleur. Dans la rue, la désignation noire existe, elle est socialement vivante, mais on n’a pas le droit de montrer statistiquement ce qu’elle représente dans la société… » [3].
Face aux politiques de gestion de la diversité, certains affirment qu’il faut mesurer les discriminations pour les combattre, d’autres se refusent à « ethniciser » une question avant tout sociale et d’autres encore initient une troisième voie qui veut prendre en compte des variables ethniques sans catégoriser les personnes, ni les quantifier. Ce qui est mis en doute aujourd’hui en France, c’est la capacité de la République et indirectement de ses entreprises, à défendre le principe fondateur de laïcité. Ce qui est mis en doute, c’est la réalité et « l’effectivité de l’égalité » (Stavo-Debauge, 2007).
Ce qui est surtout interrogé au travers des politiques de diversité, en France, c’est la capacité du pays à intégrer des « musulmans » réputés, à tort, différents. Il est déplorable de constater que les immigrés sont « musulmans » en France et « groupes ethniques » aux États-Unis [4]. Or, on sait que religion et ethnicité ne sont pas comparables. Par un procédé réducteur et dangereux, l’immigré était arabe ou kabyle, il devient musulman quand s’accroît le chômage. Il est à craindre que l’islam ne devienne le terme populaire pour penser les migrations et la religion une catégorie d’analyse politique. On peut ainsi redouter, à chaque époque, la réinvention de « l’innassimilabilité » de groupes minoritaires : aujourd’hui autour de la religion ou de l’ethnicité, hier autour des mœurs, des races ou des nations (Italiens, Polonais…) (Green, 2005, p. 88). Ceci avive le rôle difficile des deuxièmes générations, supposées cible d’une intégration par l’École, l’Armée, le parti communiste, l’église… et qui se fait plus difficilement. Dans notre pays, l’immigré a été vu sous l’angle socio-économique du « travailleur sur ligne de production», puis sous l’angle du père de famille nombreuse à l’occasion du regroupement familial puis sous l’angle (anthropologique, pourrait-on dire) de l’habitant des grands ensembles. Toujours un élément d’une partie qui le dépasse et dont il fait « tâche » tandis que les troisièmes générations vivent une « triple peine », celle d’être étrangers en France, étrangers à leurs pays d’origine qui n’est pas le leur et étrangers à leurs parents (Erba, 2007, p. 41).
La diversité contre l’égalité ? Un credo républicain attaqué pour déficit d’égalité « réelle ».
Face aux discriminations, mais également face à un éventuel retour au droit d’Ancien Régime où le droit à la différence s’identifiait à la différence des droits (Ferry, 2007, p. 19), la République peut agir. Elle aménage actuellement, par exemple, dans ses armées, des prescriptions religieuses différenciées selon les jours chômés, le régime alimentaire, l’assistance d’un aumônier… [5] On lui reproche cependant que les équipements politiques et techniques permettant de rendre le droit opérationnel n’accompagnent pas suffisamment vite les transformations juridiques. Encore une fois, on dénonce l’absence de passage de l’égalité officielle des textes, de la déclaration des chartes à l’application des accords, vers une égalité réelle.
L’ambition de la République a toujours été de libérer la personne de tout déterminisme (de race, de classe sociale, de lieu de naissance, d’appartenance à une religion…) pour valoriser une égalité des chances par le mérite. En France, dans une visée idéale, on est d’abord soi, tel que l’on a décidé de l’être, compte tenu de son histoire et des ambitions de chacun, et non un représentant de telle ou telle communauté culturelle qui déterminerait en grande partie les choix individuels.
La France est traditionnellement terre d’assimilation [6] mais son modèle semble en panne. Face au déficit d’intégration des « minorités visibles » [7], notamment, le dilemme serait le suivant : « faut-il privilégier une fiction en ignorant le réel et en priant très fort pour que celui-ci, un jour corresponde à la fiction, ou bien faut-il prendre en compte le réel afin de nous rapprocher le plus possible de l’idéal ? » (Amellal, 2005, p. 181). Pour Amellal, « le concours d’entrée aux grandes écoles », par exemple, « n’a plus rien d’égalitaire ni de méritocratique. Au contraire, c’est l’inverse qui se produit : ce sont les candidats les plus aisés qui sont favorisés, de fait, par son principe, sa mécanique et sa temporalité » (2005, p. 343).
Le modèle français ne reconnaît ni une religion unique, civile, ni une pluralité de religions qui structureraient la société autour de cette pluralité. Pour A. Renault, le modèle français, en difficulté, « induit de façon inévitable une conception de l’égalité ou de l’égalisation qui ne peut passer que par une uniformisation » (Fassin et Fassin, 2006, p. 133). Le mot de laïcité n’existe pas dans la plupart des langues et transposer des débats est difficile. En France, on n’est pas intégré en tant que membres d’une communauté culturelle spécifique avec la possibilité d’exprimer des identités doubles (« afro-américains », « euro-américains »…).
On ne rencontre pas officiellement, en France, ces identités « à trait d’union » d’individus à la frontière de leurs cultures, qui caractérisent les statistiques américaines [8]. Le discours public français évite le terme d’ethnicité. Il existe des Italiens-Américains mais pas d’Italo-Français. La loi du 6 janvier 1978 proscrit la mention directe ou indirecte de certaines catégories de données nominatives, dont les origines raciales. L’universalité des Lumières s’affirme avec l’identité individuelle. L’individu est l’acteur de l’universalité et il fait le choix de ses appartenances. Pour la République, un corbeau blanc est encore un corbeau. Une réalité irréductible en soi à son état de nature que le regard des hommes peut transformer et conduire à (re)nommer. Dans les politiques d’affirmative action conduite ailleurs, c’est l’appartenance au groupe (le fait de présenter des critères, on parlera d’hétéro-identification, ou de faire partie du groupe, d’auto-identification) qui justifie de bénéficier de politiques particulières. Or, force est de constater que l’ethnicité renvoie toujours à une construction sociale, non statique [9]. On peut appartenir à plusieurs communautés de même échelle (double nationalité notamment) ou à des entités ethniques de différents niveaux (régionalismes, communautés religieuses…).Chacune de ces appartenances peut entraîner des discriminations. Faudrait-il cumuler les avantages ou les soustraire et ainsi de suite selon les niveaux d’appartenances réels ou supposés ? Il arrive que des personnes se disent noires au début de leurs carrières puis le réfutent, ou même se disent métisses voire blanches, lorsqu’elles s’élèvent dans la hiérarchie. Les écarts résultent-ils alors de la politique de promotion de l’entreprise ou de différences de perceptions des individus ? La construction de l’identité, en ce qu’elle est liée aux positions sociales et aux stéréotypes associés, relève de mécanismes complexes.
L’idéal républicain reconnaît à chacun-e, quelles que soient ses autres identités, des droits égaux pour mieux viser, éprouver l’universel. Il ne nie en rien les particularismes mais leur reconnaît tous les droits de s’exercer dans la sphère privée. L’idéal républicain ne considère pas nécessairement suspecte l’étude des différences entre les hommes mais s’oppose à tout communautarisme pour qui une des dimensions de notre identité l’emporterait sur toutes les autres et servirait de critère majeur pour découper la société en groupes distincts. Le communautarisme est l’illustration de la rupture du principe d’égalité. Le corps social y est dérivé jusqu’à la différence, au sens mathématique du terme, « ethnique » ou « raciale » (Fitoussi, 2007, p. 2). Le communautarisme consiste à être obsédé par les origines, par le statut ontologique des entités sociales et à mépriser les capacités de bricolage et d’hybridation de l’individu (Stavo-Debauge, 2007, p. 8). Le communautarisme consiste à choisir une différence tenue pour principale (la peau noire, par exemple), à la publiciser et à l’estimer comme la cause supposée de toutes les différences, la racine de toutes les stigmatisations que connaissent les personnes.
Diversité des politiques de gestion de la diversité.
Il conviendrait, selon nous, de restreindre l’usage, en France, des politiques de « discrimination positive » aux politiques de réduction des inégalités qui recourent à l’assignation identitaire, et le plus souvent à la suite d’un handicap historique, « c’est-à-dire qui font de l’appartenance à un groupe social ou biologique une condition nécessaire pour bénéficier d’un traitement préférentiel » (Deschavanne, 2007, p. 72).
On ne devrait ainsi appeler politiques de diversité, au sens strict, selon nous, que des politiques menées en entreprise qui refusent l’établissement de quotas mais non nécessairement l’utilisation de statistiques mobilisant la définition d’individus (et de groupes) dits discriminés ou minoritaires. On voit que la diversité, entendue ainsi, est un construit pour le moins flou. Précisons les choses néanmoins. La notion de diversité, telle qu’elle est utilisée par exemple dans la charte de la diversité signée par plusieurs milliers d’entreprises françaises, nous semble rattachée à la notion de “représentation équitable” de différents groupes qui composent la population du pays. Comme dans la Déclaration Universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle adoptée par la 31ème session de la Conférence Générale de l’UNESCO à Paris en Novembre 2001, le pluralisme constitue une réponse politique au « fait » de la diversité. Cette déclaration rappelle que chaque création puise aux racines des traditions culturelles, mais s’épanouit au contact des autres. L’enjeu est de susciter, à travers l’éducation, une prise de conscience de la valeur positive de la diversité culturelle et améliorer, à cet effet, tant la formulation des programmes scolaires, la formation des enseignants que des responsables économiques de toute nature.
Les politiques de gestion de la diversité, telles qu’elles nous sont inspirées d’autres pays (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne…), visent à renverser concrètement notre cadre habituel d’analyse et réfléchir non pas sur la place de l’homme dans une société donnée mais à celle de la société dans l’homme. À instaurer, en quelque sorte, un dialogue où les références ne sont pas communes d’emblée et donnent droit à des privilèges octroyés au détriment d’autres. Tiraillée par la question des identités culturelles ou ethniques et par sa « passion égalitaire », c’est à une nouvelle approche sociologique de l’entreprise, en réalité, que nous invite la prise en compte de certaines politiques de gestion de la diversité et de la place faite ou pas à tous ceux qui se sentent discriminés, rejetés ou étrangers au travail. C’est une présomption de valeur égale des cultures et des groupes d’appartenances qui la fonde mais comment faire, pratiquement, pour que chaque groupe reçoive un traitement différent au sein de chaque texte réglementaire ?
Ainsi, au cœur du débat sur les politiques de gestion de la diversité, si l’on partageait arbitrairement le monde en deux, il y aurait ceux qui pensent que chaque enfant de chaque société particulière peut dignement se référer à une culture où il puise les ressources de la dignité et de l’estime de soi. Ils appellent donc une reconnaissance des cultures minoritaires, dans la loi, par l’octroi de droits, au nom des valeurs universelles et du sujet individuel.
De l’autre côté, il y aurait ceux qui considèrent que l’apprentissage de la raison et la construction des individus en sujets n’ont pas besoin de s’étayer sur des cultures de type ethnique, culturel ou religieux au péril de l’enfermement de soi et de danger pour la société. La formation des individus, leurs préférences sont établies en dehors de leur appartenance ou avant ; ils ne sont pas sujets, parce qu’ils participent aux buts partagés par une communauté. Les droits doivent dès lors être fixés sans référence à une quelconque conception du bien.
Où se situe l’approche de la « diversité de la société française » défendue par la charte de la diversité ? Elle n’est pas sans rappeler celle des modèles sociétaux anglo-saxons [10], lesquels, en reconnaissant des différences individuelles liées à des groupes, a rendu possible le mouvement d’Affirmative Action aux États-Unis à la fin des années soixante. L’unité sociale passerait désormais par la reconnaissance de groupes discriminés ou minoritaires. Toutefois, si les promoteurs de la charte de la diversité soutiennent que les entreprises ont « […] intérêt à refléter la diversité de la société dans laquelle elles sont implantées», ils affirment également que « l’origine ethnique ne sera jamais “le” critère pour obtenir un emploi » (Bébéar et Sabeg, 2004). Aussi, pour ce qui est des signataires de la charte, leur engagement en faveur des candidats issus de la diversité culturelle et ethnique ne se conçoit qu’à qualifications égales, ce qui écarte a priori toute forme de discrimination positive.
En France vient le temps des appartenances « infra-nationales » ?
Si les dirigeants d’entreprise disent avoir intérêt à refléter la diversité de la société dans laquelle elles sont implantées, les termes du débat semblent avoir basculé en France du débat Église/État au débat majorité/immigration. Le fait est qu’en France, le mot diversité évoque surtout, dans l’inconscient collectif, l’intégration des populations défavorisées vivant dans ce que l’on appelle des « quartiers difficiles » et moins les dimensions de lutte contre les discriminations, valorisées hors de nos frontières, notamment en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, autour de l’âge, du genre, de l’orientation sexuelle, du handicap, ou encore de l’origine sociale. À juste titre, A. Renault se demande si « l’on peut espérer instaurer, en France, une politique de la reconnaissance des droits culturels sans sortir du modèle de la privatisation des identités, un modèle qui était originairement animé par un enjeu religieux, mais dont tout le devenir montre aujourd’hui que ses effets sont désormais de type culturel ? » (Renault et Touraine, 2005, p. 146).
« Fatalement, toute véritable politique d’égalité des chances implique la reconnaissance de l’existence de minorités » constatent C. Bébéar et Y. Sabeg (p. 27). Certes, mais la plupart des Français récemment issus de l’immigration attendent qu’on leur reconnaisse deux ou trois identités sans être renvoyés à une seule de leurs origines, à leur seule couleur de peau ou à leur seule croyance religieuse. En cela, S. Benhabib (2007, p. 183) voit le passage, en France, d’une citoyenneté comme signe d’appartenance nationale à une citoyenneté de résidence qui renforcerait les multiples liens avec le niveau local, régional, avec les institutions supranationales… Cette évolution conduit à sortir du cadre de référence du nationalisme méthodologique (Beck, 2006) et invite à comprendre les ressorts d’une nouvelle géographie « transnationaliste » auxquelles sont liées, selon nous, les politiques de diversité ainsi que, plus largement, les réflexions sur le management interculturel dans les entreprises (Mutabazi et Pierre, à paraître en 2008). De plus en plus, en effet, les cultures, sans sa dissoudre, s’interpénètrent à l’articulation du local et du planétaire [11]. Cette articulation exalte la recherche constante de soi qui fait que c’est la moins la situation qui donne sens à nos conduites que la construction de nous-mêmes comme sujets (Touraine, 2007, p. 36). Cette articulation amène également à dépasser les loyautés ramenant à un lieu d’origine spécifique, à un destin national ou à un seul groupe ethnique. Elle incite à étudier davantage qu’on ne le fait les pratiques des circulants, des personnes mobiles, leurs initiatives, leurs itinéraires et les espaces parcourus que ceux-ci soient physiques ou symboliques.
Contrairement aux schémas historiques du passé le plus souvent retenus en entreprise, la perte des liens avec les pays de départ n’est pas irrémédiable avec l’installation dans le pays d’arrivée. « Les phénomènes migratoires renforcent l’idée qu’on ne peut plus opposer comme par le passé un “eux” lointain à un “nous” présent, l’altérité hier la plus éloignée des sociétés occidentales y est aujourd’hui de plus en plus, et en même temps, présente et visible » (Wieviorka, 2007, p. 14). « La notion de projet migratoire devient centrale pour comprendre les logiques “d’être en relation” et de “nouer des relations” dans un espace de circulation où s’exerce le jeu entre territoires des ancrages et territoires des circulations » (Berthomière et Hily, 2006, p. 67). Face à ces réalités, la réponse des politiques d’affirmative action [12] ne nous apparaît pas appropriée car elle escamote la complexité du rapport nouveau entre majorité et minorité. Un rapport à géométrie variable.
Fonctionnement de l’État et question de l’intégration des minorités.
C. Joppke (2005, p. 297) propose, à cet égard, une intéressante critique de l’intégration des minorités dans un État lui-même « multiculturel ». Pourquoi devrait-il en être ainsi ? « On pourrait soutenir […] qu’une société centrifuge a besoin de politiques étatiques centripètes pour conserver sa cohérence ». En général, remarque Joppke, l’État et la société majoritaire sont priés de « reconnaître » le groupe minoritaire sans que la réciproque soit vraie. Le signe de l’infériorité est réaffirmé au moment même où l’on cherche à s’en débarrasser (2005, p. 303). De même, « l’accent mis sur la culture ignore d’autres sources de discrimination à l’égard des minorités, peut–être plus importantes, notamment les injustices économiques » (2005, p. 303). Autre point, écrit Joppke, « même si, parmi les éléments constitutifs de l’intégration des minorités, ni la “culture” ni la reconnaissance ne posaient de problèmes, on ne sait pas bien à quels “groupes” ce modèle devrait s’appliquer » (2005, p. 304).
Les religions non chrétiennes doivent bénéficier, en toute logique, du même traitement que les religions établies. Or, remarque Joppke, « il est logiquement impossible de reconnaître toutes les cultures comme égales […]. En effet, les cultures ont ce que B. Barry appelle un “contenu propositionnel” : elles font la différence entre vrai et faux, juste et erroné, beau et laid. Ces jugements ne peuvent pas être tous confirmés simultanément. Nous pouvons au mieux tolérer d’autres cultures, mais leur reconnaissance égale est impossible » (2005, p. 301). Comment croire que les cultures d’autres personnes, qui incarnent des croyances et des valeurs différentes, voire contradictoires, ont une qualité aussi grande ?
« Attribuer une “valeur égale” à toutes les cultures […] détruit la notion même de valeur. Si tout a une valeur, rien n’a aucune valeur ; la valeur perd tout contenu » (2005, p. 301). Or précisément, « la notion de reconnaissance égale implique que notre culture nous fournit une norme externe et universelle permettant de juger toutes les autres cultures du monde en les considérant comme “égales” » (2005, p. 302). Or souvent, on ne peut reconnaître qu’une appartenance à un groupe à la fois pour un individu et cela n’est plus en cohérence avec la pluri-appartenance des migrants modernes pour qui la conscience d’une dette historique (qui crée un lien d’obligation entre minorité et majorité) est certainement peu claire. Ou bien d’inventer, ce dont nous doutons, des systèmes multi-critères très évolués qui visent à rétablir un ordre juste en distinguant des groupes lésés au cours de l’histoire (comme les groupes indigènes et autres vaincus territoriaux du processus de construction des nations).
Se compter afin de compter ? Limites et dangers de la discrimination positive.
Avec l’uniformisation croissante des productions télévisuelles, l’accession des seuls, des mêmes au pouvoir, la fermeture des grandes écoles aux enfants issus des quartiers populaires, la standardisation des modes d’accès aux postes dirigeants… nous vivrions, en France, le temps de la difficulté d’un universalisme abstrait, antihistorique et métaculturel ordonné autour d’un sujet « eurocentré, c’est-à-dire blanc, masculin, hétérosexuel, compact, constant, cohérent, transparent, adéquat à lui-même » (Laplantine, 2007, p. 40), jamais malade, toujours jeune et toujours en forme, propriétaire ou copropriétaire de ses biens, et qui a du mal à prendre en considération les situations de vulnérabilité de beaucoup de ses concitoyens. Des situations créées notamment par les logiques économistes de la globalisation et qui débouchent sur de nouveaux rapports socio-économiques de classe mais aussi des rapports de couleur, de genre, de génération, des rapports aux situations de handicap.
« Nos institutions dites “représentatives” n’ont rien à voir avec la société qu’elles sont censées représenter. En effet, malgré environ huit millions de Français” dans notre pays, il n’y a aucun député d’origine extra-européenne à l’Assemblée nationale » constate Amellal (2005, p. 56). Ce dernier souligne le décalage entre, d’une part, « la surreprésentation de ces “minorités” dans les reportages sur les banlieues-ghettos ou l’islamisme, et d’autre part, la sous-représentation à l’antenne de ces mêmes minorités, aux journaux télévisés ou sur les plateaux de ces émissions » [13]. Il souligne, avec raison, un processus de stigmatisation par l’absence après un mécanisme de discrimination qui ne dit pas son nom. Au final, rappelons-le, la discrimination à l’emploi ne repose pas sur un critère de nationalité mais sur la supposition d’une origine étrangère associée à de l’incompétence supposée.
Sur son territoire, à l’exception de l’époque de Vichy, la France n’a jamais eu une politique générale de ségrégation. Pourquoi faire de la discrimination positive ? « D’abord, dans un souci de justice, pour corriger les inégalités de situations ou, selon l’expression de R. Boudon, des “inégalités de départ”, créées par les discriminations raciales et rendre ainsi effective l’égalité des chances » écrit Amellal (2005, p. 359).
Parce qu’ils ont moins au départ, les individus victimes de discriminations doivent recevoir plus lors de leur intégration dans le système. Pour ce faire, faut-il imaginer, comme l’évoque Amellal, des « seuils variables selon les secteurs, en fonction d’un “taux de représentation” des minorités ethniques ? » Cela nous paraît peu souhaitable. Il faudrait alors s’entendre sur le seuil à partir duquel on estimera que la diversité est à un « niveau acceptable » [14]. Ceci pose la question de la représentation supposée « juste » de la société extérieure, « réfléchie » à l’identique ou pas, dans l’institution. Ce taux, imagine Amellal serait « adopté sur la base d’un consensus entre les différents acteurs concernés (syndicats, associations, pouvoirs publics, représentant de l’Insee…). Nous sommes, pour notre part, opposés à l’idée de chiffrage, de proportions, de contingents de personnes issues d’un groupe en fonction des secteurs d’activité économique [15]. La discrimination positive, menée ainsi, impliquerait une baisse de niveau parce que toute politique de quota appauvrit nécessairement le vivier de recrutement à terme. On peut, selon nous, faire l’économie du chiffre car ce serait une course aux statistiques par secteurs et par groupes discriminés sur la base de critères socio-ethniques [16]. Les dirigeants des entreprises qui souhaitent corriger le tir dès lors qu’une discrimination est mise en évidence peuvent le faire sans accroître l’arsenal statistique actuel. Ils peuvent se donner les moyens de former, d’exploiter les fichiers du personnel, les bilans sociaux, de sensibiliser tous les échelons hiérarchiques, en commençant par les dirigeants, à la lutte contre les discriminations et se doter de l’apport des sciences humaines et sociales pour éclairer les décisions. Ce qu’ils font peu. Un risque majeur tiendrait à passer plus de temps à prouver qu’un groupe ou qu’un territoire fait l’objet de discrimination qu’à agir ensemble. Ces taux de représentation statistique des minorités ethniques passent par une « institutionnalisation » de l’affirmative action qui entérinerait une conception dangereuse, à nos yeux, de la justice sociale car basée sur des clivages identitaires. On peut craindre un durcissement prévisible des clivages et tout simplement un échec de la discrimination positive en tant que stratégie d’éradication de la discrimination structurelle, celle qui touche aux mentalités et au long terme.
Nous sommes favorables au fait d’admettre d’accorder un traitement préférentiel à certains individus au motif qu’ils n’auraient pas eu les mêmes chances de départ mais pas sur un critère ethnique ou raciale [17]. Nous ne sommes pas favorables au fait de reconnaître l’origine ethnique ou l’appartenance raciale, réelle ou supposée, comme un facteur d’inégalité. Nous ne sommes en rien disposés à chercher à rendre plus « effectif » le principe d’égalité en recréant des mécanismes ségrégatifs pour des individus envisagés selon leurs origines supposées. En quoi, la discrimination positive combat-elle réellement le racisme lorsqu’elle se contente seulement d’inverser les signes ? Ce qui était négatif est désormais positif mais l’idéologie reste la même.
Et si la lutte contre les discriminations consistait systématiquement à recourir aux enquêtes chiffrées, il faudrait faire aussi des statistiques sur l’identité ethnique, non pas telle qu’elle est auto-attribuée mais telle qu’elle est perçue par celui qui discrimine. Or nous disposons de nombreuses informations, suffisantes selon nous, issues de testings corrélés aux origines réelles ou supposées. La généralisation des statistiques, manipulée par des apprentis sorciers, serait dangereuse si elle arrivait à simplifier la diversité des origines en faisant droit à la notion de race.
Nous voici ici face à l’impossibilité de définir des catégories véritablement objectives autres que l’origine nationale et face au danger de stigmatisation de toute démarche de catégorisation mal conduite. Nous faisons face également aux dangers d’une société de représentation « miroir » de la « diversité » alors que la République admet la méritocratie et un principe de représentation large. L’essentiel nous semble de reconnaître les propriétés intrinsèques de chaque culture sans faire du respect statistique formel des différences un horizon indépassable [18]. Pour l’écrire différemment, le constat de l’absence de figuration catégoriale des populations discriminées, de leur « invisibilité publique » en France (Stavo-Debauge, 2007) ne doit pas déboucher sur une multiplication d’enquêtes statistiques et un « délire » de classement. La politique française en matière de lutte contre les discriminations n’est pas inconséquente parce qu’elle n’a pas le bon équipement en termes de catégories, ou de statistiques à créer, mais d’abord, selon nous, parce qu’elle souffre d’un déficit de lisibilité, d’un déficit de ressources financières aussi, que ses moyens sont dispersés, et que l’État se dessaisit trop souvent de ses responsabilités au profit d’officines ou d’entreprises privées pour écrire le droit et favoriser la mixité sociale. La restauration d’un service national, sous une forme adaptée à notre appartenance européenne, l’éducation aux principes et symboles de la République, l’attention à ce que chacun de nos étudiants, notamment ceux issus des grandes écoles et des formations universitaires de troisième cycle et de milieux économiques aisés, vive l’expérience prolongée de la mixité sociale feraient certainement plus que le renforcement à la hâte de l’outillage statistique au niveau de l’État ou des entreprises.
Partout où elle a été promue, la discrimination positive s’est institutionnalisée en ce sens qu’elle est destinée à agir dans la durée. Cela a conduit à faire de l’équilibre statistique entre les groupes une fin en soi. Le pli est vite pris de l’assistance entre groupes débiteurs, qui font de leur passé un foyer de victimisation, et groupes créditeurs, qui n’assument pas toujours une position implicite et non méritée de supériorité. Or, reconnaissons-le, la multiplicité des clivages est possible et crée une situation de rivalité dans le processus de victimisation. « Les membres d’un groupe considéré comme débiteur peuvent souvent d’un autre point de vue, se considérer comme appartenant à un groupe créditeur » (Deschavanne, 2007, p. 173), venant alors relancer sans fin un processus victimaire [19].
Les politiques d’affirmative action, constate J. Bougrab (2007, p. 67), « montrant leurs limites, ne contribuent qu’à faire accéder les classes moyennes aux classes supérieures ». Elles n’ont pas permis l’émergence d’une classe moyenne aux États-Unis. « Sans l’efficacité économique, la discrimination positive est vouée à n’être qu’une des modalités du partage de la rareté » (Deschavanne, 2007, p. 188). Comme l’a dit ironiquement M. Walzer, « la discrimination positive garantit uniquement que les derniers seront les avant-derniers ». Faut-il, pour atteindre ce résultat, remettre en cause l’édifice républicain ? Nous ne le pensons pas.
Si l’objectif n’est pas d’imposer comme norme absolue une représentation des minorités qui soit proportionnelle à leur poids dans l’ensemble de la population, alors les moyens existent pour repérer les minorités comme le renforcement des tests de situation pratiqués aux États-Unis [20].
La discrimination positive toucherait-elle surtout les fractions qui savent le mieux saisir les opportunités qui leur sont offertes ? N’accrédite-t-on pas ainsi l’idée que, de toute façon, ces individus n’ont pas les capacités normales pour accéder à ces postes ?
Jusqu’à quelle génération faudrait-il descendre pour ne plus attribuer un label d’origine étrangère pour ceux qui sont « maghrébins, noirs ou asiatiques » ? Que faire des enfants d’union mixte qui se refusent à être catalogués mais seront discriminés en matière d’embauches, de promotions ou de conditions de travail ? Le recueil par sondage placerait la variable ethnique sur le même plan que la profession, l’âge ou le niveau de revenu et tendrait à banaliser son usage. Que penser de la généralisation de la catégorie « jeunes issus de l’immigration » faite dans la mise en forme des identités par les médias comme par les entreprises ou les administrations ? Toutes les différences ne sont pas à mettre sur le même plan et l’on a tendance à rapidement confondre différenciation et discrimination. La discrimination, est par nature, un phénomène cumulatif (un ouvrier maghrébin, une femme de plus de cinquante ans…). Certaines dimensions n’appellent pas à valorisation (apparence physique disgracieuse), d’autres si. Y aura-t-il des groupes constitués de « moches », de « laids », de « disgracieux », variant selon que l’on considère la beauté physique comme un atout professionnel ou un handicap (Ilkka, 1995, pp. 11-18) ?
A. Blum, dans un colloque organisé en 2006 sur le sujet (2006, p. 64), opère une charge très convaincante contre les statistiques ethniques. La discrimination ethnique renvoie, selon lui, à une représentation de ce qui pourrait être une origine. Or, « la statistique ethnique, telle qu’elle est proposée, est toute autre chose ». « Les statistiques “ethniques” ne mesurent pas “l’ethnicité” mais une représentation des origines. Tout sociologue sait que “l’ethnicité” renvoie à des pratiques culturelles communes, des territoires de vie, des liens de connaissance et de reconnaissance et ne revoie guère à des origines ethniques. Les statistiques “ethniques” ont bien peu à voir avec “l’ethnicité”. Elles ont beaucoup plus à voir avec le mythe des origines, projeté dans une catégorie statistique par l’intermédiaire de l’imaginaire du chercheur » (P. Pierre, 2003). Blum souligne ensuite que « les catégories proposées pour construire des statistiques “ethniques” ne sont pas des catégories statistiques au sens usuel du terme, comme l’est, par exemple, la catégorie sociale. La catégorie sociale exprime une relation avec un système social et économique, quelque chose dont on peut sortir et entrer. La catégorie ethnique est, au contraire, une catégorie immanente propre à l’individu dont il ne sort pas ». « La statistique ethnique telle qu’elle est proposée aujourd’hui ne reflète pas le fondement du phénomène de discrimination qui passe par une relation très forte entre deux individus. Elle reflète un attribut individuel, non une relation » [21]. Blum trouve, à juste titre, la catégorie sociale plus intéressante pour lutter contre les injustices que la catégorie ethnique qui est « impérialiste », « simple », « parle à tout le monde ».
La diversité, concept « creux » ou horizon indépassable ?
La culture politique, en France, ne vit-elle pas depuis une quarantaine d’années une crise postcoloniale dont la notion de diversité viendrait apaiser les plaies en voulant restaurer des identités meurtries, celles des populations de notre Patrie issues de l’immigration, et dans le même temps, questionner l’efficacité de l’État providence et de sa justice redistributive ?
Ces politiques de diversité qui s’instituent en France, et notamment dans les entreprises, dans leurs applications concrètes, viendraient remettre en cause un compromis ancien.
Ce compromis de la société française toute entière était fondé sur l’idée que le progrès technique véhiculait le progrès social (compris comme l’augmentation continue du pouvoir d’achat des ménages), garanti, à son tour par le progrès de l’État (assurant la défense de l’intérêt général face aux intérêts individuels) (Ims, 2007, p. 35). Mais ce compromis, ce partage des rôles supposé efficace entre les élites techniciennes et scientifiques et l’État, avait comme inconvénient de ne pas impliquer les acteurs dans le processus de production, laissant les associations à la porte de l’entreprise. Dans le monde productif, le dialogue social issu du fordisme n’incluait, en effet, que les groupes hérités d’une structure sociale spécifique (syndicats, fédérations professionnelles). « Or, les évolutions des sociétés occidentales (immigration massive, remise en cause d’un modèle culturel unique, mondialisation…) ont véhiculé la montée en puissance de nouveaux acteurs sociaux, constitutifs de la société civile », qui ont commencé à faire de multiples demandes (ibid, p. 44) [22]. Des demandes, des exigences morales de reconnaissance qui refusent toutes les formes de mépris social et qui font que les modèles de classe semblent éclater sous la pression du « droit » pour tous au bien-être. Ces nouveaux acteurs sociaux veulent peser sur les grandes questions de société comme la légalisation ou pas de l’euthanasie, les règles de filiations, le statut des familles recomposées, la dette de la France vis-à-vis de ses anciennes colonies, le mariage des personnes homosexuelles… Or ces acteurs sociaux vont pouvoir peser de manière différente. Nous avons écrit que les politiques d’affirmative action, aux États-Unis, reposaient sur un processus d’assignation identitaire, à savoir qu’à la suite d’un handicap historique, des acteurs sociaux vont peser pour que l’appartenance à un groupe social ou biologique une condition nécessaire pour bénéficier d’un traitement préférentiel
L’enjeu des politiques de diversité telles qu’elles se donnent à voir en France est certainement aujourd’hui davantage celui de la reconnaissance des discriminations, plus que des identités. Ainsi, le Conseil représentatif des associations noires (Cran) dit relever, et c’est heureux, d’une politique minoritaire et non pas identitaire. Les Africains et les Antillais, admet ce Conseil, peuvent se retrouver au delà de leurs différences culturelles. D’une certaine manière, les logiques minoritaires n’ont pas vocation à être exclusives. L’illustrent les positions de sos Racisme, en France, pour qui ce qui doit d’abord être reconnu, est le fait discriminatoire.
Ces développements permettent de distinguer minorité et communauté. La minorité, que l’on pourrait définir comme une catégorie naturalisée par la discrimination, permet de passer aisément à un discours de « diversité ». La communauté, qui partage une culture, à un discours de type « multiculturel » qui valorise les solidarités et la force d’un collectif, plus encore que d’assujettissement à un rapport de pouvoir et de domination. La minorité, à la différence de la communauté, n’implique pas nécessairement l’appartenance à un groupe et l’identité d’une culture. Elle requiert en revanche l’expérience de la discrimination. Beaucoup ont en commun dans nos sociétés, non la race mais le racisme. Le fait d’être victime d’un processus de naturalisation d’une catégorie sociale par des pratiques discriminatoires.
Parler en « tant que » afin de ne pas être traité « comme ». C’est ce que D. Fassin et E. Fassin appellent le paradoxe minoritaire et qui suppose de faire entendre la critique contestant une minoration politique dans les termes constitués du discours majoritaire (2006, p. 253).
E. Deschavanne (2007, p .162) a raison d’écrire que « la diversité n’a manifestement aucune valeur éthique. Elle peut à la rigueur être valorisée comme une conséquence heureuse de l’égalité des chances et de l’absence de discriminations mais non comme une fin morale en soi ». Le devoir de l’homme civilisé s’apparente trop souvent aujourd’hui à un strict respect du thème de la prétendue survivance culturelle, de la survivance des groupes et des espèces. Les discours ambiants insistent sur l’uniformisation nécessaire des conditions d’échange à une échelle mondiale et, de l’autre côté, sur l’émergence souhaitable d’identités particulières, locales. La diversité, comme valeur, se situe en quelque sorte au delà des valeurs fondatrices que l’on pourrait nommer comme ultimes. Ultimes car antagonistes. En effet, comment donner raison à la liberté contre l’égalité ? Ceci est impossible. Nulle valeur supérieure pour donner raison contre l’une des deux parties en conflit.
La défense de la diversité culturelle, qui, soulignons-le, fait écho à celle de « biodiversité », a partie liée avec la montée du relativisme dans l’histoire des idées en Occident. Le respect de la dignité d’autrui, indépendamment de ses compétences, de ses pratiques ou de ses choix, apparaît de plus en plus comme la valeur qui domine toutes les hiérarchies sociales. Est-ce une idéologie négative qui se méfie des notions de vérité et d’objectivité et considère les valeurs comme arbitraires ou purement conventionnelles ? La diversité conduit-elle à mettre toutes les cultures sur un pied d’égalité ?
Nous pouvons penser que ce relativisme inhérent à la diversité, comme horizon d’une politique à conduire en entreprise, prône la juxtaposition des identités culturelles et se donne finalement pour tâche principale d’imaginer les « compromis » ayant les meilleures chances d’être acceptés par les acteurs engagés dans l’acte productif.
Nous sommes aujourd’hui devant un plus grand nombre de valeurs ultimes parce que les sources de diffusion sont plus nombreuses mais, en dernier ressort, il nous semble que les théories politiques démocratiques partagent la même valeur qui est l’égalité. Les citoyens doivent être traités avec une égale considération. Chaque citoyen a droit (en théorie) au même respect et à la même attention. Le libéralisme, par l’égal droit à jouir de sa propriété et des fruits de son travail, et le marxisme, par l’égalité des revenus ou des richesses, ne partagent-ils pas cet horizon ?
Alors que la vision traditionnelle nous amène à croire que l’égalité est en balance avec la liberté, ce temps nous apparaît dépassé et la question est aujourd’hui comment nous interprétons l’égalité. L’égalité des chances domine l’édifice, suivie de la liberté d’entreprendre et de l’égalisation des ressources. C’est, pour nous, dans cette perspective idéologique que se situent les politiques de diversité, qu’il nous faut distinguer du communautarisme qui serait le règne tyrannique des identités repliées sur elles-mêmes.
Les politiques de diversité n’amènent-elles pas à diviser les entreprises ? Si chacun s’attache à dire qui il est pour avoir des droits, ne court-on pas le risque de politiques identitaires qui s’emploieraient à constituer des coalitions entre communautés hétérogènes ? Chacun combat alors pour la reconnaissance de sa propre culture et non pour le bien de tous ? C’est ce que nous devons éviter en entreprise. « Au sein de la nation “ethnique”, la culture est l’élément qui exclut l’étranger ; au sein de la nation “civique”, elle est l’élément par lequel l’étranger peut s’y inclure » (Bénichou, 2006, p. 81). Nous devons combattre une constante appropriation de l’espace public à des fins de subventions, exonérations ou privilèges, une privatisation du ministère public en quelque sorte.
La discrimination gangrène notre modèle social. C’est un fait. La perception négative que les jeunes issus de l’immigration ont de leur parcours scolaire, par exemple, est associée à une probabilité forte d’être au chômage. Dans le même temps, « la proportion des jeunes d’origine modeste (employés et ouvriers) dans les quatre plus grandes écoles ― Polytechnique, l’Ena, Hec et Normale Sup ― est descendue de 29% au début des années 1950 à 9% au milieu des années 1990» (Keslassy, 2004, p. 80). Mais demain, au nom de la défense des minorités et de leur accession aux sphères de pouvoir, les gauchers, les personnes tatouées, les porteurs de « piercing » auront-ils demain droit à revendication ? Constituer des groupes qui n’existent pas et créer des divisions, là où l’idéal républicain appelle à l’unité et au rapprochement, est un danger. Les tenants de la discrimination positive à la française sont favorables à créer de la diversité à tout prix, retardant, selon nous la prise de conscience autour des discriminations effectives. Les femmes, par exemple, ne constituent ni une minorité, ni une communauté, ni une catégorie sociale mais bien « l’autre moitié de l’humanité » (Keslassy, 2004, p. 36). Comment, dès lors, ne pas percevoir un risque de concurrence victimaire et de lutte symbolique constamment relancée autour de la hiérarchie des variables qui vont constituer la discrimination positive ? Les lobbyings de certaines communautés l’emporteront-ils au titre du devoir de rattrapage le plus important ? Privilégiera-t-on les différences échappant à la libre détermination de chacun (race, sexe, âge…) par opposition à la religion, aux mœurs, à l’orientation sexuelle… sur lesquels on aurait davantage prise ? La mobilité et les échanges entre groupes peuvent-ils amener à se réclamer de plusieurs groupes, successivement ou simultanément ?
Il est un fait que les politiques de gestion de la diversité, et leurs défenseurs, amènent à distinguer une égalité juridique, politique, une égalité des chances et une égalité des considérations comme l’énonçait A. de Tocqueville (Keslassy, 2003, p. 24). C’est cette égalité, qui passe par la fraternité et les valeurs de la République, qu’il nous faut inventer chaque jour. Il n’est pas question de veiller à une quelconque « égalité raciale » à côté d’une « égalité ethnique » ou d’une égalité « sexuelle » mais à l’égalité tout court pour des Français, ou des étrangers sur notre territoire, qui partagent notre destin collectif et qui attendent qu’on leur reconnaisse le droit d’endosser plusieurs identités sans être constamment renvoyés à une seule de leurs dimensions d’origine, à leur seule couleur de peau ou à leur seule appartenance religieuse.
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