Certains d’entre vous auront peut-être suivi Il miracolo (2018), mini-série italienne de huit épisodes, également diffusée en France au début de cette année 2019 par la chaîne Arte. Trois personnages aux contours bien tranchés, un prêtre déluré, une scientifique endolorie et le Président du Conseil italien en pleine campagne électorale, voient leur vie questionnée par l’irruption énigmatique d’une vierge en plastique dont les yeux pleurent du sang, au fond d’une piscine vide. Mais si l’attention du spectateur est immédiatement captivée, c’est peut-être aussi grâce à la musique du générique. Doucement mystérieuse, un peu datée aussi, la voix de miel du chanteur, portée par l’agréable mélodie ascendante du début, elle-même soutenue par des arrangements colorés – ils sont signés Ennio Morricone –, ne peut échapper aux oreilles, même les plus bouchées. Sorti de l’histoire, chacun pourrait bien alors avoir envie de réécouter l’air.
Si tant est que de telles séries aient existé quelques années auparavant, la mission aurait été probablement bien difficile, voire impossible. Une vingtaine, pas plus. Car comment avoir accès à l’information ? Qui chante ? Quelle chanson ? Et comment trouver le disque ? Une très longue quête aurait dû être engagée. Elle aurait impliqué l’exploration toujours fastidieuse des marchés aux puces et autres brocantes. En mettant les mains dans des piles de disques vinyles aux pochettes bien crasseuses et microsillons sans doute bien rayés, le miracle aurait alors été de tomber sur la bonne cire. Mais Dieu soit loué ! L’époque a changé.
En tapant quelques mots sur Google, « Il miracolo musique » par exemple, toutes les informations, accompagnées de leurs commentaires, apparaissent en moins de temps qu’il ne faut pour le dire (soit « environ » 264 000 résultats en 0,5 seconde). Le voile se lève donc sur Il mondo, titre de la chanson. Puis l’interprète prend un nom en même temps que s’en affiche le visage. Voici Jimmy Fontana. Mieux encore : s’il est facile d’en trouver les paroles italiennes, il est aussi simple d’avoir accès à leur traduction française par le même Google, le cas échéant avec ses maladresses et autres lourdeurs. Banale chanson d’amour un peu languissante, un peu pleurnicharde – en gros la Terre tourne malgré les amours finissantes –, le texte ne semble pas en rapport (direct) avec l’histoire de la série… À passer trop vite, on pourrait seulement être induit en erreur par l’information donnée : la chanson serait ainsi sortie en 2001. C’est que, en fouillant un peu la question, il apparaît que le titre date de 1965, ce qui convient bien à l’impression d’ensemble qui s’en dégage. Logiquement, on peut alors s’intéresser au chanteur. Éphémère crooner italien des années 1960, Enrico Sbriccoli de son état civil est né en 1934, mort en 2013 [1]. Dès lors, l’affaire devient un jeu d’enfant. Et YouTube se fera une joie de réaliser le rêve : écouter la chanson ad libitum.
Une fois lancé, le plaisir peut ne pas avoir de fin. Car le jeu des playlists est ainsi fait [2]. Les amateurs de Il mondo agrègent, avec ce titre, leurs airs préférés et ouvrent l’accès à tous. Un clic et les titres s’enchaînent. « Volonté voulante » kantienne, même parsemée de quelques publicités, la machine avance maintenant toute seule. Même dans le bain bien chaud d’une confortable baignoire, le chemin est tout tracé. Les chansons s’y avancent. Et la joie de les suivre en le suivant est trop rare pour risquer d’y penser. Peu importe que ce soit d’autres, professionnels ou particuliers, avec ou sans recours à des algorithmes, qui aient établi le programme. Après tout, on n’échappe pas comme cela à sa propre sociologie. Alors, pourquoi ne pas s’y adonner ? Et, de fait, qui a aimé Il mondo aime sa suivante. Dans la même cascade, voici maintenant She, chanson de Charles Aznavour qui doit une notoriété mondiale à sa reprise dans le film Coup de foudre à Notting Hill. Et puis, aucun doute, qui aime She aimera tout autant l’autre qui viendra. Solidement traitées par les maîtres algorithmes, les données de l’auditeur habitué à choisir et écouter les airs disponibles sur le site le prouvent. C’est que la sociologie des goûts ne fait pas tout. Ainsi installé dans sa « bulle de filtres » [3], ce que la machine donne à entendre à l’auditeur, c’est aussi tout un ensemble de choix : à ceux des autres se combinent, ironiquement pour ainsi dire, ses propres siens. À l’occasion, ils intègrent l’historique de nos présences sur le site et l’ensemble de nos décisions. Et puisque, d’une certaine façon, chacun s’écoute lui-même – telle est la logique de la « bulle » –, on se dit que le déroulement des airs peut, normalement, varier en fonction de l’auditeur. Sur l’un des sites les plus ouverts du Monde, chacun se trouve-t-il ainsi emballé dans un processus qui l’enchante et l’enferme, qu’il domine et qui l’asservit en même temps ? Et – qui sait ? – dans un processus qui livre aux démons informatiques les secrets les plus intimes de ses goûts musicaux, donc de tous les autres ? Les retombées commerciales, sur la base de recommandations personnelles et autres suggestions, entre autres, sont infinies… Et pourtant, et malgré tout aussi, on peut aussi penser que la machine livre, avec sa forme de raffinement technologique, une situation qui pourrait bien qualifier la société et l’époque contemporaines ainsi que ses dynamiques : celle du « sur-mesure de masse ». Pour autant, la boucle est-elle définitivement close ?
Le phénomène humain n’est-il pas, aussi, d’imaginer le tracé – et pas seulement la trace – de son propre chemin ? Après She, donc, autre chanson, autre chanteuse : née en 1945 [4], Rita Pavone, starlette italienne des années 1960 et 1970, est essentiellement connue pour un succès interprété en 1963 et bien tombé dans l’oubli ensuite, Cuore. Pour les paroles, c’est encore la même jérémiade, celle d’un amour non partagé et d’un cœur qui en souffre. Pour la musique, la très rythmique entrée charge, en crescendo, le « tragique » de l’issue fatale, et annonce, à l’occasion, cette scansion qui fera la célébrité du Capri, c’est fini, sorti en 1965.
Mais Rita Pavone, c’est aussi la face B de Cuore, titre à l’occasion sèchement traduit en français, Cœur. Et dans la France de 1973, le 45 tours se classe au 43e rang des ventes, avec plus de 200 000 exemplaires écoulés. Écrite en français par Mya Simille et Michel Delancray sur une musique originale de Claudio Baglioni et Antonio Coggio, la chanson, sortie en 1972 [5], rapporte, dans une tonalité mineure qui en amoindrit à peine le propos, tout ce que la France évoque pour cette chanteuse à l’accent italien bien perceptible. Et la tristesse du décor du « clip » [6] qui en a été fait n’y peut rien : ni la péniche crasseuse dans laquelle la chanteuse semble répéter des gestes mécaniquement appris, ni la grisaille du temps qui se réfléchit dans une Seine lasse et boueuse, ni le triste et répétitif défilé des voitures suivant les quais de la nouvelle rive droite, pas plus que l’impassible tour Eiffel, indifférente à ce qui se joue, rien de tout cela n’altère l’entrain de la chanson. Car, envers et malgré tout, elle résonne de tout son chant comme une déclaration d’amour à cette terre ouverte, lumineuse et accueillante, le refuge de ceux qui n’en ont pas : Bonjour la France !
Et si d’autres pensent ici à Petula Clark, bien sûr, et son pétillant Que fais-tu là Petula ?, tiré d’un 45 tours au titre éloquent, I know a place – lui-même 52e vente de l’année 1965 –, c’est bien que l’époque s’y prête encore. Voyageant souvent en avion, le texte fait de la fragile et tendre italienne la figure d’une habitante en mouvement, d’une habitante mobile, aux fondements de ce qui émerge alors comme manière européenne d’habiter le Monde. De fait, prémices des sociétés à habitants mobiles, les années 1970 sont les années joyeuses de la construction européenne, une quinzaine d’années après le traité de Rome de 1956. Les années optimistes, aussi, des économies, et en particulier du « miracle italien ». Les années heureuses d’une relation à parité d’une France et d’une Italie apaisées, alors que l’histoire commune du 20e siècle a été parfois houleuse, c’est le moins que l’on puisse dire. Paix, prospérité et Europe règnent donc, nous rappelle, comme malgré elle, la chanson sortie des limbes d’une programmation YouTube où elle n’était pas prévue et d’une mémoire qui ne s’y attendait pas particulièrement. Après la playlist, y aurait-il toujours un playback ?
Un playback qui serait la sortie d’une playlist, dans un saut qui fait passer d’une mémoire à une autre, de celle d’un algorithme à celle d’un cerveau… Un tel bond pourrait bien passer pour anodin et, pour le dire clairement, en tant que tel, il ne change guère la face du Monde. Et pourtant, mémoire involontaire telle que l’exploite Marcel Proust, cette distance rappelée du temps éclaire de son jour la situation contemporaine. Que reste-t-il, en effet, de cette vision hospitalière, euphorisante et entraînante de la France vue de l’Italie ? De la France regardée de la Grande-Bretagne ? Et les relations entre ces pays, déjà marquées par tant d’épisodes crispés, pourraient-elles connaître de ces soubresauts que l’on pensait réservés aux temps passés, quand les lumières de la ville ne sonnaient pas réellement comme celles du pays rêvé ? Osons, pourtant, un autre détournement. Et acceptons que peu importent les détails de l’histoire, fussent-ils ses poubelles.
Car, ici et maintenant, des caméras aux yeux sans paupières des rues de Shanghai, de Londres ou d’ailleurs, à tous les mouchards connectés et sans sommeil, mais toujours prompts à quantifier les poches de leurs soi-disant maîtres, la tension est celle de l’humanité face à l’accumulation et aux traitements de données. Ces processus lui ouvrent, tout à la fois, des perspectives inespérées et des risques insoupçonnés. Les humains, comme leurs partenaires non-humains, n’ont-ils plus qu’à abandonner leurs propres routes, dans l’euphorie et la performance des sur-mesure de masse du big data ?
Cependant, à y penser quelque peu, on peut aussi se dire que cette anecdote suggère ce qui suit. Au pire, espérons-le : inattendues, incontrôlées voire incontrôlables, dangereuses aussi, quand elles sont à ce point politiques, des brèches sont possibles. Elles sont celles de l’imprévisible quand deux phénomènes qui n’ont aucune raison de se rejoindre, se rejoignent quand même, parce que même totalement désarticulée, une pensée l’aura voulu ainsi. Ainsi va l’œuvre du « hasard objectif », tel que formalisé par les tenants du mouvement surréaliste. Autrement dit, elle est aussi celle de la sérendipité. C’est bien que, au cœur même du machinisme informatique qui, de playlists en playback – la logique des sons l’emporte ici légèrement sur la rigueur des traductions –, génère lui-même un déroulement d’autant plus implacable qu’il se présente sous les plus beaux atours de la séduction acoustique, l’assignation n’est pas absolue. Que les formes de mémoires et d’intelligence, personnelles ou sociales, se développement exponentiellement ne fait guère de doute. Mais qu’à ce point l’une finisse par « tuer » les autres, à la manière dont Victor Hugo prédisait que « ceci tuera cela », voulant dire que l’écriture tuera l’architecture, ayons la folie d’en douter. Alors, même sèchement ficelées, ardemment nouées voire impossibles à trouver, les issues sont toujours, partout et tout le temps, à inventer. Cela dit, et pour le plus grand plaisir des auditeurs qui ont désormais à la fois plus de choix et plus de possibilités de choix, l’écoute est offerte. Elle l’est d’autant mieux que les mémoires ne s’excluent pas. Et même, bien sûr, s’il faut du courage ou de l’opiniâtreté ou de la chance ou de l’imagination ou de la folie ou on ne sait quoi encore pour l’entendre.
C’est pour cela, aujourd’hui, que quarante-six ans après la sortie de Bonjour la France, cinquante-quatre ans après celle de Il mondo et de Que fais-tu là, Petula ? et quelques mois après la réalisation de Il miracolo, la voie inventée par la mise en relation du tout fait de tous les arrangements des techniques informatiques du sur-mesure de masse, le plus merveilleux outil au service des bains heureux…