La place est un mot polysémique, dénotant un espacement, la position relative d’un élément par rapport à d’autres et à un ensemble dont il est partie prenante, un espace dévolu à certains usages, une fonction, une hiérarchie, voire le sentiment intime d’être à la bonne place. Cette liste de significations, loin d’être exhaustive, permet de comprendre l’intérêt que les sciences ont accordé à la notion, qu’il s’agisse de la géométrie, de la géographie, de l’éthologie, de la psychologie, de la politique, du droit, de la philosophie ou de la sociologie – là aussi la liste n’est pas exhaustive. D’une façon générale, depuis le 20e siècle, les sciences sociales ont montré que la place se caractérise par des agencements structurants pesant sur les représentations comme sur les comportements. Elle est évolutive, dynamique, alimente toutes sortes de « luttes des places », qui sont au cœur de travaux, en géographie notamment, portant sur l’espace et ses usages (Lussault 2009). Il me semble cependant que nombre d’entre eux – qui mettent au premier plan l’étude des dispositifs et agencements régissant les comportements des acteurs dans un espace donné et leurs pratiques de l’espace – n’accordent pas suffisamment d’attention à la façon dont les acteurs justifient discursivement leurs représentations de la place qu’ils occupent, des pratiques qu’elle leur autorise et qu’ils s’autorisent. C’est pourquoi il est certes nécessaire de prendre en compte la place objective des acteurs, et tout aussi indispensable de rendre compte de leur(s) positionnement(s) discursif(s) pour occuper une place plus conforme à leurs attentes, leurs usages.
Je voudrais donc, dans le présent travail [1], avancer un certain nombre de propositions linguistiques sur le concept de place, en m’appuyant sur mes conceptions pragma-énonciatives, pour être au plus près des acteurs. De quoi s’agit-il ? L’énonciation pense le langage en situation, avec ses participants, ses contextes d’émergence et de réception, avec ses règles, ses normes, en tenant compte des genres des énoncés et des textes, des attentes que construisent de concert situations et genres ; elle attache une grande importance aux intentions du locuteur (telles qu’elles se déploient à partir de ses dires, des modalités et actes de langage directs ou indirects) et aux effets que celui-ci entend produire sur ses destinataires – c’est la dimension pragmatique des discours. Toutes ces composantes sont déterminantes pour penser le concept de place, ses déterminations, ses théorisations et ses principes d’organisation et d’agencement, ses justifications ainsi que la place (c’est le cas de le dire) qui est laissée aux choix et à la responsabilité du locuteur. C’est pourquoi je distinguerai dans une première partie les concepts de place et de position, de placement et de positionnement ; j’en proposerai une approche articulée et m’appuierai spécifiquement sur le concept de figure d’auteur pour analyser les stratégies de placement et les tactiques de positionnement du locuteur ; enfin, j’accorderai une grande attention aux composantes de la figure d’auteur (Rabatel 2021 ; 2023) que sont l’idiolecte (ou manières idiosyncrasiques de parler), l’ethos (ou traces de subjectivité qui servent de preuve au discours argumentatif, basées sur la personne du locuteur) [2] et le style (ou manière de s’inscrire dans un genre). Mon propos est résolument centré sur une discipline qui n’est pas familière aux lecteurs d’EspacesTemps, mais il m’a semblé qu’il était de nature à pouvoir retenir leur attention, à la condition que les outils mis en œuvre soient présentés et exemplifiés le plus clairement possible de façon à permettre leur partage.
Aussi, dans la deuxième partie, confronterai-je mes hypothèses et mes outils à mon corpus et mettrai-je en relief le fait que, si chacun occupe une place, dans le système général des places, si celles-ci sont pré-disponibles, sinon prédéterminées, elles sont aussi partiellement négociables, de sorte qu’il est avantageux de maîtriser les stratégies pour être à la bonne place. Or cette maîtrise reste opaque, inégalement partagée [3], ce qui permet souvent aux élites de reconduire leur place dominante. De plus, les interactions autour du « jeu » ou de la « lutte des places » recèlent une part d’imprévisibilité, entraînant toutes sortes de « troubles dans la place » (Goffman 1969). Pour ce faire, je prendrai deux exemples de conflits très différents sur le plan formel, mais rassemblés par le fait que les situations présentées – fussent-elles non régulées par la loi, sinon par la loi du plus fort dans la fable « Le Loup et l’Agneau » de La Fontaine, ou, au contraire, soigneusement négociées au préalable dans le débat de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française de 2017 – font surgir toutes sortes de troubles de la place et dans la place. Ces derniers se produisent, par ignorance ou non-respect des règles, en sorte que les stratégies de placement et les tactiques de positionnement ratent partiellement leur objet, tout en étant riches d’enseignement pour ceux qui mettent en scène ces confrontations autour des places et pour le public qui en est le témoin et, en définitive, l’arbitre [4]. Enfin, je conclurai sur les apports de mes hypothèses en esquissant des ponts entre ces acquis linguistiques et d’autres paradigmes scientifiques qui s’intéressent au concept de place.
La notion de place dans les sciences du langage.
Un rapide état des lieux de la place selon les paradigmes linguistiques.
Je limite l’analyse aux dictionnaires encyclopédiques de référence en sciences du langage qui offrent un bon observatoire de l’institutionnalisation des concepts. Il n’y a pas d’entrée spécifique réservée au concept de place dans la Grammaire d’aujourd’hui (Arrivé, Gadet et Galmiche 1986), la Grammaire méthodique du français (Riegel, Pellat et Rioul 1994), la Grammaire critique du français (Wilmet 1997), dans le Nouveau dictionnaire encyclopédique de sciences du langage (Ducrot et Schaeffer 1995 [1972]), le Dictionnaire encyclopédique de pragmatique (Moeschler et Reboul 1994). On trouve des remarques ponctuelles concernant la place de l’adjectif (Wilmet 1997), de certains adverbes (Charaudeau 1992). En syntaxe, le Dictionnaire de linguistique et de sciences du langage (Dubois et al. 2007 [1994]) n’évoque la place qu’à propos des structures actantielles/argumentales. C’est sous l’entrée « position » que l’on trouve des aperçus sur la position spatiale (proximité/éloignement, en lien avec des repérages déictiques et anaphoriques) (Weinrich 1989) ; sur la position du locuteur et de ses interlocuteurs, par rapport à leur argumentation (Charaudeau 1992).
Pourtant, la place est partout sous-jacente :
- en phonologie, autour des places initiale, interne ou finale des phonèmes ou de l’accentuation, décisives pour les évolutions phonétiques ;
- en morphologie, par exemple autour des affixes, classifiés en préfixes, infixes et suffixes selon leur place par rapport à la racine ;
- en syntaxe, à travers les rections organisant l’ordre des mots au plan syntagmatique, les cas d’agrammaticalité, la place des marqueurs modaux (dans le modus ou le dictum), des antécédents par rapport aux pronoms, les types de progression thématique ; il faut cependant distinguer les places fixes (plutôt réservées à certaines valences) et les places variables, selon les choix subjectifs des locuteurs comme dans les phénomènes d’intensité, de syntaxe émotive, le choix de type de progression thématique, des choix de mise en relief, des tactiques modalisatrices [5].
- en versification (place des accents, phénomènes de rejet ou de contre-rejet, etc.) ;
- en rhétorique, dans le domaine de l’elocutio (anaphore, épiphore, antépiphore, chiasme, antimétaboles, etc.), de la dispositio (grands cadres d’organisation, de segmentation des discours, outre les principes d’exposition en ordre croissant ou décroissant).
C’est seulement dans les travaux sensibles à la dimension communicationnelle et interactionnelle du langage que l’on retrouve les concepts de place ou de positionnement, centraux dans les travaux ethnométhodologiques (Quéré 2004 ; 2006) ou sociologiques d’inspiration goffmanienne. En France, ces paradigmes scientifiques sont plutôt repris à leur compte par les analyses conversationnelles (par exemple Kerbrat-Orecchioni 1990 ; 1992 ; 1994 ou Vion 1994), par la praxématique [6]. Ainsi l’ouvrage Termes et concepts pour l’analyse du discours comprend une entrée consacrée à la présentation de la notion de face et une deuxième réservée à la place, au territoire [7], comme relation interpersonnelle verticale à dominance, de nature symétrique ou dissymétrique – les deux entrées, fortement inspirées des travaux de Goffman [8], étant rédigées par Christine Béal (2002). De même, en analyse du discours [9], dans le Dictionnaire d’analyse du discours, une première entrée est consacrée au rapport de places dans les approches communicationnelles, autour de la position que le locuteur souhaite occuper et de celle qu’il voudrait attribuer à son interlocuteur (Maingueneau 2002a, 433). La deuxième entrée, plus développée, porte sur la notion de positionnement, une des « catégories de base de l’analyse du discours, qui touche à l’instauration et au maintien de l’identité énonciative », aux négociations qui en découlent, en fonction des paramètres génériques qui structurent les échanges (Maingueneau 2002b, 453). On ajoutera encore les travaux de François Flahault (1978) interrogeant le langage d’un point de vue philosophique et anthropologique, analysant la présence du sujet dans son discours, son rapport à l’intersubjectivité et à la réflexivité, articulant les déterminations topologiques de la place qui lui est assignée avec celles qu’il tente de négocier, en s’appuyant des relations plus ou moins réfléchies à l’idéologie et à l’inconscient, notamment. Pour Flahault, les enjeux de tout discours ne se comprennent vraiment qu’à la condition que leur auteur pense et fasse entendre la place d’où il parle, raconte, décrit, explique, argumente.
Un rapide bilan fait ressortir le décalage entre les premières références et les dernières, au point que l’on pourrait juger les premières sans objet, ici. Cependant, si l’on pense à la dimension réflexive qui accompagne la question générale de la place, on conclura que si les premières marques linguistiques sont bien éloignées d’une réflexion sur la place, elles gagneraient à être réinterrogées à la lumière des diverses approches communicationnelles (d’ordre sociologique, anthropologique, philosophique), car ces mêmes marques sont appelées à jouer, en sus, un rôle d’indices locutoires, illocutoires ou perlocutoires (Austin 1962) de la place et des stratégies de placement et de positionnement des agents.
Premières propositions pour une problématisation de la place : place, position, placement, positionnement.
La notion de position serait-elle, toutes choses égales par ailleurs, une autre façon de parler de la place ? À observer les définitions des deux noms dans le TLFi [10], il existe de larges zones de recouvrement. La « position » est définie d’abord comme lieu où est placée une chose, une personne, par rapport à un ensemble. Ce sens est utilisé avec des nuances propres à beaucoup de domaines scientifiques (urbanisme, art militaire, astronomie, mathématique, physique, héraldique, linguistique (place d’un élément dans la chaîne parlée), versification (grecque et latine avec les emplacements des syllabes brèves et longues). C’est ensuite la manière de disposer son corps ou une partie de son corps. Au figuré, le terme renvoie à l’action de se positionner, de prendre parti. La position s’entend en un sens statique ou dynamique (« positionnement »), comme la « place » par rapport au « placement ». Cependant, l’entrée « place », beaucoup plus développée, est plus riche. La place est d’abord définie comme une « partie d’espace que peut occuper quelqu’un ou quelque chose », ensuite comme un « rôle assigné à quelqu’un ou à quelque chose dans un ensemble hiérarchisé ou structuré », ou comme « la position de quelqu’un ou de quelque chose dans un rang, une hiérarchie », le « rang obtenu dans un classement ». La place est enfin définie comme « un espace circonscrit à certains usages particuliers ». Cette acception se focalise sur des arrangements, des dispositifs régissant l’activité des acteurs, au principe de placements qui sont aussi des classements. Une telle dimension, structurante, n’a pas son équivalent dans la définition de « position » et de positionnement. Certes, on parle de « première (deuxième, troisième) position » : mais l’adjectif ordinal indique une distribution spatiale ou temporelle sans lien nécessaire avec l’idée de hiérarchie. Celle-ci est cependant présente quand on parle de « position haute/basse » [11], au sens social du terme, et par métaphore. Mais, si l’on prend « les mots au mot » (Cassin 2020, 179 et infra note 25), la dimension hiérarchique est quantitativement plus faible que les nombreuses expressions dénotant l’idée de classement pour la place : « être bien/mal placé », « avoir une bonne/mauvaise place », « avoir la première/dernière place », « occuper une place prééminente », « remettre à sa place », « une place au soleil », « être dans la place », « quitter la place », « faire du surplace », « tenir sa place », « la peur d’être déplacé », « avoir une place dans le monde », « être bien/mal placé pour (le savoir/le dire) », « place à », etc.
Il découle de ce qui précède que tant « place » que « position » peuvent s’entendre en un sens statique ou dynamique, plus explicite avec « placement » et « positionnement ». Comme la démarche scientifique gagne à désambiguïser les choses, je crois nécessaire de penser l’approche dynamique avec les dénominations/conceptualisations « placement » et « positionnement ». De même que j’ai mis en relation le « placement » avec l’activité intentionnelle d’occuper une meilleure place, eu égard au système des places et à la hiérarchie qui le sous-tend, je donne à la notion de positionnement, une dimension tout aussi active, mais subordonnée au but final. Le positionnement est donc de l’ordre des moyens, et notamment des moyens linguistiques, énonciatifs. Ces derniers servent au positionnement cognitif, intersubjectif, interdiscursif du locuteur, par rapport aux autres et à des façons de parler (le dit et le dire [12] selon Ducrot 1984) de façon à offrir la meilleure figure possible, grâce à un incessant travail de figuration de soi : car on ne parle pas seulement pour exprimer ou communiquer, on parle aussi pour se placer.
Place et position, placement et positionnement ont en commun de faire écho au triptyque préfiguration, configuration, reconfiguration de Simmel (1999 [1908]) sur la socialisation (ou la sociation), qui permet une appréhension dynamique de la construction des sujets dans un cadre qu’il n’est pas abusif de nommer la systémique des places. Ce triptyque a l’avantage de rendre compte de données structurelles préalables qui s’imposent aux agents, et peuvent à ce titre être considérées comme statiques ou quasi statiques (et immuables) si elles n’ont pas été remises en question, et aussi comme dynamiques, dès lors que des agents (individuels, et, le plus souvent, collectifs) les font évoluer en un sens qui leur est plus favorable. De la sorte, les données reconfigurées restent structurantes, mais ce n’est plus tout à fait le même type de relations qui est à l’œuvre. On trouve ici un écho des débats qui ont pu opposer Bourdieu à Lahire ou à Latour, notamment, entre une approche des cadres structurants jugée strictement déterministe et une conception plus évolutive, avec la sociologie des acteurs (Lahire 2007, 10-25) [13] et la construction du sujet, en fonction de leur plus ou moins grande autonomie, dans des processus d’individuation plus ou moins contraints (Rabatel 2017, 155-157). De même, la dialectique des stratégies énonciatives entre scènes englobante, générique et énonciative (Maingueneau 2022, 13-14), les relations entre les diverses manifestations de l’ethos (ethos préalable, prédiscursif et discursif, revendiqué, attribué, dit, montré selon Amossy 1999 ; 2010, Maingueneau 2014 ; 2022, Rabatel 2020b) – ne sont pas sans relation avec le cadre de Simmel, important pour la problématisation des notions conjointes de sujet et de place et, au-delà, de subjectivation et de socialisation.
Cependant, par-delà ces similitudes, une différence s’impose. On peut se positionner sans avoir conscience d’être placé, au sens d’être classé, ni que son positionnement implique un classement. Inversement, « être classé » – au sens passif renvoyant à une instance agentive classificatrice extérieure au sujet – présuppose que ce dernier a telle place [15], bénéficie d’avantages qui lui sont liés ou doive ajuster son comportement social en fonction d’un système des places qui n’est pas homologue aux tactiques de positionnement. En somme, la place dit quelque chose de plus que la position – et de même le placement, par rapport au positionnement –, parce que place et placement sont plus organiquement liés à la notion de classement, comme l’indique le fait que seul « place » est compatible avec des adjectifs numéraux ordinaux, qui dans cet emploi, indiquent une hiérarchie liée à un ordre, un rang, à la différence de « position ». On pourrait dire les choses autrement, par-delà l’attention aux mots de la langue naturelle : si l’on peut justifier une distinction conceptuelle entre les notions de place et de position, les problématiser, pour leur donner un contenu conceptuel, on dira que tout tient à la nature du lien qu’elles entretiennent (ou qu’on établit…) avec le concept de classement (et de hiérarchie) ; avec le concept de stratégie globale, concernant de possibles actions, en tenant compte de l’ensemble des données structurantes d’un champ ; enfin, avec le concept de positionnement, centré sur les moyens personnels dont se dote l’acteur pour arriver à ses fins. Reste à préciser leurs composantes linguistiques, dans l’ordre éminemment dynamique et ouvert des discours, quand bien même ces derniers reposent sur des ensembles de règles, de normes qui en préfigurent et configurent plus ou moins les pratiques.
Pour une analyse linguistique articulée du système des places, des stratégies de placement et des tactiques de positionnement.
J’en viens à mes propositions personnelles, qui visent à compléter les cadres précédents en restituant leurs enjeux sociaux, intériorisés par les locuteurs et objectivés par des observables linguistiques, à partir de leurs stratégies et de leurs tactiques discursives. La place et le placement sont englobants, structurés et structurants, d’où leur influence sur les positionnements. C’est ce qui fait la différence entre un positionnement momentané, dont il est aisé de changer, et une place, reposant sur des règles (édictées par des structures privées ou publiques), qui est, de ce fait, plus difficilement modifiable/négociable parce qu’elle engage, au-delà du postulant, tout un système. C’est pourquoi j’évoquerai ci-après les notions conjointes de système des places, et, dans ce cadre, des stratégies de placement et des tactiques de positionnement subordonnées, non sans oublier que placement et positionnement sont interprétables dans l’arène sociale selon des principes de classement [16].
Parler de stratégie laisse entendre un sujet maître de lui. Ce n’est que très partiellement vrai, car la part d’insu déborde les sujets, avec le continent des manifestations préconscientes et inconscientes, des préconstruits et de l’interdiscours [17] qui pèsent sur les dires des locuteurs comme sur l’interprétation qui en est faite. Si stratégie il y a, elle relève d’une intentionnalité limitée, sous influence, lourde de malentendus, en raison de la polysémie ou de la sous-spécification des lexies, des implicites ou du manque de cohérence des messages sans compter l’incommensurabilité des expériences des sujets qui complique le travail interprétatif, du point de vue du locuteur comme des récepteurs. Les stratégies de placement concernent les locuteurs qui interagissent pour négocier les places ainsi que les tiers qui, tout en ne prenant pas part à la négociation, ont un œil attentif à ses répercussions sur eux-mêmes ou sur le système général des places. Ces interactions ne cessent pas forcément avec la fin physique des sujets parlants, du moins pour ceux pour qui la question de la place est importante socialement et symboliquement [18]. Bref, la place dépend de nous et des autres, compétiteurs ou maîtres de la compétition.
Ces considérations font que l’analyse linguistique des places entrecroise :
- L’étude des préfigurations et configurations organisationnelles, relationnelles/interactionnelles (cognitives, intellectuelles et passionnelles), privées ou publiques, institutionnelles ou peu codifiées et ritualisées, hiérarchiques ou symétriques qui organisent voire prédéterminent les places/positions respectives des différents sujets/acteurs ; ces dernières ont une dimension partiellement extralinguistique, mais certains aspects relèvent du linguistique, notamment ceux qui touchent aux genres discursifs, aux paramètres situationnels et communicationnels, dans des situations monologales ou dialogales (monogérées ou polygérées [19]), selon les situations (privées ou publiques) et la nature des relations entre interlocuteurs (symétriques ou dissymétriques), etc.
- L’étude des dynamiques stratégiques de placement et des tactiques de positionnement énonciatif et donc de figuration de soi. Les stratégies de placement dépendent des configurations et déterminent des choix stratégiques de place et de comportement, des recherches de soutien. Elles sont de ce fait à l’interface du social, du psychologique et du linguistique. Les tactiques de positionnement énonciatif sont en revanche linguistiques, portant sur les comportements discursifs par lesquels les locuteurs/acteurs expriment leurs positions et leur positionnement par rapport aux points de vue des autres, voire par rapport à leurs positions antérieures, et, ce faisant, profilent une image de soi qui pèse sur leur identité et influe sur leur place dans la configuration (Rabatel 2024). Ces tactiques de positionnement sont optimalement articulées avec les stratégies, mais elles peuvent en être parfois déconnectées.
- L’étude des réactions des destinataires aux stratégies de placement et aux tactiques de positionnement, en contexte dialogal, ou de leur anticipation chez le producteur des messages en contexte monologal, à travers la polyphonie des voix ou le dialogisme des points de vue.
Ces perspectives, complémentaires, peuvent être analysées à partir des configurations pour descendre aux positionnements (études up-bottom) ou partir du bas pour remonter aux configurations (études bottom-up). Le linguiste énonciativiste [20] centre ses observations sur le système linguistique de positionnement mais il ne peut rejeter totalement dans l’extralinguistique le système des places et les stratégies de placement, car leurs dimensions préfigurantes/configurantes pèsent sur la façon dont les locuteurs/acteurs configurent leurs interventions de façon à offrir une image de soi valorisante et à occuper une place, sans compter les reconfigurations que des pratiques convergentes et répétées peuvent entraîner en retour sur leur image, leur place et leurs stratégies de placement, voire sur le système des places. De même, l’étude du positionnement ne peut être uniquement centrée sur le locuteur ni se limiter à l’analyse de positions énonciatives isolées, elle doit intégrer les réactions imaginées, anticipées, ou manifestes des destinataires (projetés ou réels). Ce travail d’anticipation est capital, dans la mesure où il aide à ajuster le travail de figuration de soi, influe sur les relations avec autrui et sur la place des acteurs dans la configuration, avec, à terme, la possibilité d’améliorer son image, sa place, voire d’influer sur le système des places en le reconfigurant plus ou moins.
Tel est le cadre théorique général dans lequel s’inscrivent ci-après mes analyses des tactiques de positionnement linguistique. Il ne sera cependant pas inutile d’en préciser l’arrière-plan philosophique. Une tradition solidement établie en linguistique considère que – la langue étant un phénomène social, les innovations étant lentes, et portées par des usages collectifs – le rôle des locuteurs individuels dans les évolutions langagières est mineur et que vouloir le mettre en avant relèverait d’un psychologisme idéaliste. Il est vrai que les phénomènes morpho-syntaxiques évoluent lentement sous l’influence de pratiques collectives et anonymes ; cela l’est moins pour les innovations lexicales ou discursives. Sechehaye (1969, 92-96) jugeait que l’influence des individus dans les évolutions de la parole devait s’articuler avec l’influence de la masse des locuteurs, sans encourir le reproche d’idéalisme, ou, selon ses propres termes, de « spiritualisme ». Au fond, le cœur du débat traverse la philosophie comme la sociologie et bien d’autres sciences, relativement à la part de liberté humaine : assurément, l’être humain n’est plus le maître conscient et omnipotent de sa personne comme de l’univers (et de son langage). Cela n’autorise cependant pas à conclure que le sujet se réduirait à un être agi par un ensemble de déterminations au point de ne pouvoir influer sur le cours de sa vie. Comme le dit Marcel Conche (2016, 166), « par les causes, on est déterminé, et l’on est non libre ; par les raisons, on se détermine et l’on est libre (les causes ne sont alors que des conditions). » En somme, le travail de subjectivation de soi, qui repose sur une empreinte sociale déterminante, n’exclut pas la possibilité du devenir-sujet individuel ou collectif, avec une part de liberté relative, mais réelle [21]. C’est pourquoi je n’hésite pas à invoquer, dans le locuteur – qui est un acteur, à tous les sens du terme [22], agi et agent, voire agent actif, inventif, stratégique et tactique –, la notion de figure d’auteur.
La figure d’auteur au cœur des stratégies de placement et des tactiques de positionnement.
En tant qu’énonciativiste, je m’intéresserai plus particulièrement à l’image de soi que les locuteurs donnent d’eux-mêmes, qui favorise ou contrecarre leur stratégie de placement et leurs efforts de positionnement. J’en propose un traitement unitaire à travers le concept de figure d’auteur (Rabatel 2007a ; 2021a, 70-77 et 481-567 [23]). Ce dernier s’inspire des travaux de Foucault sur l’auteur (2001 [1969]), coupant le lien avec l’idéologie des grands auteurs singuliers dans le domaine littéraire, pensant l’auteur comme la résultante d’un travail intra- et extratextuel de co-construction de la représentation de soi et de son message, dans un cadre interdiscursif formaté par les discours antérieurs, les normes culturelles, les régularités affectant les genres discursifs. Le travail de figuration de la figure d’auteur s’éloigne en revanche de Foucault d’abord parce qu’il concerne n’importe quel locuteur et n’importe quelle prise de parole [24], ensuite parce qu’il met l’accent, en dépit du poids de l’interdiscours, sur le caractère assignable des interventions (Rabatel 2017, 111-122), dont chacun est responsable, ainsi que sur le lien entre la parole et l’action [25]. On pourrait objecter que, puisque la figure d’auteur concerne le locuteur, il est contre-intuitif et contre-productif de parler de figure d’auteur. J’assume cependant ce choix, car le locuteur est souvent indexé sur un ou des énoncés, et l’auteur sur des fragments textuels plus amples. Or, la figure syncrétique d’un locuteur dépasse de loin des énoncés décontextualisés, et se développe dans des textes, en situation, autrement dit dans des discours situés. La figure d’auteur fait émerger du texte ou du discours, à défaut d’une voix nécessairement originale, une voix propre, qui correspond à la pensée ou à la position et au positionnement du sujet locuteur, indépendamment de son inscription dans un interdiscours plus ou moins prégnant [26]. La figure d’auteur est la résultante des choix de planification et de gestion de sa parole et de celle des autres. Elle permet de penser le lien entre une figure d’autorité externe – référant à la personne réelle et à son statut, qui gère les contraintes situationnelles, est exposée à des choix socioculturels, économiques, politiques, etc., dont il ne faut jamais oublier le primat – et l’autorité qui exerce sa primauté dans ce cadre contraint, par le langage [27]. Que le locuteur soit pleinement conscient ou non des logiques et des effets de ses choix, la question n’est pas (seulement) de savoir ce qu’il a voulu dire, mais, surtout, de comprendre ce que dit son discours, tel que l’interprètent les destinataires ou récepteurs additionnels qui s’érigent en co-énonciateurs du discours et en co-constructeurs de la figure d’auteur. Ainsi que l’écrit Barthes, « dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’auteur, j’ai besoin de sa figure (qui n’est ni sa représentation, ni sa projection) comme il a besoin de la mienne » (Barthes 1973, 45-46). Même lorsque cette conception est déconnectée du monde littéraire qui était la référence de Barthes, elle reste pertinente : dans toute interaction un tant soit peu prolongée et substantielle avec autrui, l’interlocuteur ou le destinataire a besoin d’interpréter le(s) message(s) en fonction d’une intentionnalité rapportée au centre irradiant des positionnements du locuteur, à son image d’auteur. Simmel propose une formulation plus générale de ce principe en soulignant combien tout commerce social repose sur la construction d’une image d’autrui : « Toute relation entre les hommes fait naître dans l’un l’image de l’autre, et il est clair qu’il y a entre celle-ci et cette relation réelle des actions réciproques » (Simmel 1999 [1908], 349). Je souscris globalement à ce principe, à la dialectique de sa co-construction. Cependant, compte tenu de ma position de linguiste, je bornerai mon examen de la figure d’auteur qui émane des relations discursives qu’entretiennent des interlocuteurs. Assurément, ces relations s’inscrivent dans un cadre plus vaste, notamment celui des actions, mais ce domaine-ci déborde de l’analyse linguistique, quoiqu’il influe sur elle, ne serait-ce qu’à travers la prise en compte des données préfigurantes et de l’histoire globale des (inter)actions entre des locuteurs qui sont aussi des interactants, pragmatiquement, dans et par le langage.
La figure d’auteur, telle que définie ci-dessus, se compose essentiellement [28], dans l’ordre de ses manifestations discursives, de trois composantes qui en expriment des facettes complémentaires, que je définis comme suit :
- L’idiolecte est le lieu discursif socialisé d’émergence et de manifestation du Soi sous le regard de l’Autre, dans une dialectique entre un idiolectant (celui qui parle sa parole dans le hic et nunc de l’énonciation) et un idiolecté, qui correspond à l’image personnelle construite par ses prises de parole antérieures comme à celles, de nature (stéréo)typisantes, que les autres se font de lui (Rabatel 2005).
- L’ethos correspond à des formes d’expression du Soi pour séduire ou convaincre l’auditoire de la thèse ou de la représentation que le locuteur/énonciateur propose à son assentiment (Rabatel 2021a, 533-534) [29].
- Le style est la forme d’expression du Soi en rapport avec les formes génériques (orales et écrites) de mise en ordre de l’expérience (Rabatel 2007b), dans les genres premiers et seconds, ayant une visée fonctionnelle ou esthétique.
L’idiolecte engage la place du sujet/locuteur dans la production de son image en tant que personne, la gestion de sa singularité dans la relation interindividuelle, donc dans la gestion des paramètres situationnels. Le sujet est en effet précédé par sa réputation, ce qu’on connaît de son passé, et si on ne le connaît pas, il est, de toute façon, précédé par des attentes liées à la place ambitionnée. L’idiolecte est le lieu des possibles ajustements de l’image personnelle du sujet (et des représentations plus ou moins stéréotypées qu’on en a), de son aptitude à être le même, tout en étant doué de capacités adaptatives (identité en ipse, selon la formulation de Ricœur 1990) pour occuper au mieux la place. L’ethos concerne la place du sujet face aux questions complexes appelant un débat contradictoire, son aptitude à entrer dans les raisons des autres, à gérer les dissensus, à faire entendre un point de vue qui fasse des synthèses utiles. La place est ici prédéterminée par la nature des points à discuter, la prise en compte des attentes de l’auditoire. Le positionnement du locuteur/acteur vise une place, en s’efforçant de gérer à son avantage les modes d’argumentation directe ou indirecte pour faire partager ses points de vue et accepter sa personne. Le style concerne la place du sujet/locuteur par rapport aux normes génériques, son aptitude à en connaître et à en maîtriser les codes, à les faire évoluer, à faire preuve d’une certaine originalité.
Sur quelles marques appuyer l’analyse de ces composantes de la figure d’auteur ? La réponse est complexe, parce qu’elle repose sur des cooccurrences de marques, souvent les mêmes pour les trois composantes, mais orientées dans des perspectives différentes. D’une certaine façon, c’est l’entier du discours qui fait sens, en considérant que les marques pertinentes ne sont pas seulement celles qui concernent le locuteur et ses interlocuteurs ou destinataires (énonciation), mais aussi sa façon de référer aux objets du discours (référenciation), c’est-à-dire, notamment, tout ce qui concerne la nomination, la qualification, la quantification, la modalisation, la temporalité, l’aspectualité, la connexion, l’ordre des mots, la mise en relief, la progression thématique, la figuralité, la gestion des implicites, sans compter les choix de planification, la façon de citer autrui, de se positionner par rapport à lui, ses aptitudes à défendre son ou ses points de vue et tout autant à entendre celui ou ceux des autres [30], ses capacités à marquer ses points d’accord, ses désaccords, ou à ne pas prendre position sans durcir les interactions ou passer pour une personne trop prudente, ses capacités à faire émerger du consensus [31]…
Des stratégies de placement et des tactiques de positionnement, en contexte agonique.
Je ferai d’abord quatre remarques d’ordre épistémologique :
- Premièrement, il n’y a pas de contradiction à s’intéresser aux stratégies de placement et aux tactiques de positionnement après avoir dressé un cadre plus vaste – système des places, principes de classement. Ce choix, découlant de ma spécialité, la linguistique de discours, vise à analyser la construction linguistique par le locuteur et les interlocuteurs de la figure d’auteur et son rôle dans les stratégies de placement et les tactiques de positionnement ; il n’est pas exclusif.
- Deuxièmement, le choix du corpus pèse sur les concepts. Il vise à illustrer des liens entre stratégie de placement et tactique de positionnement, qui ne vont pas toujours de pair ; mais il n’a pas la prétention d’explorer tous les enjeux liés au concept de place [32].
- Troisièmement, il n’y a pas d’incohérence à réunir deux textes apparemment si différents, la fable de La Fontaine, « Le Loup et l’Agneau » et le débat de l’entre-deux-tours des présidentielles françaises de 2017. Indépendamment de leur commune dimension agonistique, propice à l’observation de la lutte des places, leur scénographie énonciative, au-delà de différences évidentes (personnages inventés vs personnes réelles), se caractérise par deux énonciateurs surplombants, le fabuliste et le réalisateur de l’interaction entre Marine le Pen (MLP) et Emmanuel Macron (EM). Certes, les procédés diffèrent (rares commentaires dans un cas, choix des plans de l’autre), néanmoins les dispositifs sont éloquents en eux-mêmes et influent sur l’interprétation des tactiques de positionnement.
- Quatrièmement, vu la nature interactionnelle et dialogique de ses composantes, la figure d’auteur concerne autant les locuteurs/énonciateurs premiers que les locuteurs/énonciateurs seconds : c’est ce qui justifie que j’analyse ce concept dans un écrit monogéré par un locuteur premier (le narrateur de la fable) donnant vie à des locuteurs/énonciateurs seconds (les personnages/animaux) et dans une interaction orale polygérée par deux locuteurs/énonciateurs premiers – MLP et EM –, qui font écho dans leur discours à des locuteurs/énonciateurs seconds, notamment des propos ou propositions de leur adversaire et de leurs soutiens.
Places et figures d’auteur dans un texte écrit monogéré, la fable « Le Loup et l’Agneau ».

Système des places et stratégies de placement.
L’analyse des stratégies doit tenir compte de deux niveaux complémentaires. D’une part, l’essentiel de la lutte des places met aux prises les deux locuteurs/interactants, le Loup et l’Agneau. D’autre part, cette lutte, fortement agonale, est représentée par un locuteur premier, le narrateur, qui est externe à l’action, au combat (narrateur extradiégétique selon la typologie de Genette 1972), et qui manifeste à plusieurs reprises une position surplombante.
Le système des places est d’abord préfiguré/configuré par la narration. Le lieu où se déroule la lutte des places est une bonne place, comme le font entendre un certain nombre de clichés typiques du locus amoenus de l’Antiquité, ce lieu idyllique, avec son « clair ruisseau », son « onde pure ». Cependant, le Loup est en amont, qui symbolise sa situation haute, tandis que l’Agneau est en bas, en aval, comme il le fait remarquer (v. 12-17). Cette dissymétrie est intériorisée par le Loup, qui s’approprie un bien commun, en invoquant, par un coup de force présuppositionnel [33], « [s]on breuvage » (v. 7) et tutoie d’emblée l’Agneau (v. 7, 9, 18, 19, 22, 24). Le système des places est également intériorisé par l’Agneau qui vouvoie son agresseur (v. 10), utilise des appellatifs respectueux d’un titre (« Sire », votre Majesté », v. 10) associés à des formes d’iloiement [34] intensifiant la distance révérencieuse (« qu’elle considère », v. 12, 15, 17) [35].
Si les deux interactants ont intériorisé le système des places représenté par le narrateur, ils ne semblent pas que l’Agneau ait intégré la stratégie de placement. Certes, le Loup en a une, dès lors que l’on dépasse la lecture naturaliste selon laquelle le Loup est un animal qui a faim (v. 6), tant les animaux de la fable sont des prétextes à une lecture politique en incarnant des positions humaines (sociales, politiques ou morales) : le Loup « cherche aventure » à son profit. En se montrant d’emblée agressif, en prenant l’initiative d’ouvrir et de clore l’interaction, en étant responsable des thèmes du débat, indices de la violence de l’affrontement, il manifeste une stratégie de domination délibérée. Il pourrait manger directement l’Agneau, mais il est significatif qu’il le fasse au terme d’un mauvais procès destiné à montrer que les victimes sont responsables de leur châtiment, art que le stalinisme ou ses avatars ont porté à son maximum. En revanche, rien dans la fable ne laisse entendre que l’Agneau dispose d’une telle stratégie consciente. Il a soif, il boit, suivant une logique des besoins éloignée de toute considération sur un système des places injuste. Il a bien conscience du système des places, mais il n’a pas de stratégie : en aurait-il une qu’il ne se serait pas comporté ainsi, il serait allé boire avec le troupeau, le berger, les chiens. Le plus notable est que ces alliés potentiels sont évoqués par le Loup, en utilisant des pronoms (« vous », v. 25, 26) ou des adjectifs possessifs (« vos bergers, vos chiens », v. 27) renvoyant à de possibles coalitions. C’est donc lui qui a conscience que ces acteurs-là, réunis, pourraient construire un rapport de force politique qui lui serait défavorable et anéantirait l’avantage tout relatif de la force physique [36]. Il est notable que le narrateur rapporte ce combat de place sans intervenir, sauf en deux occurrences, v. 8 et 18 : par deux fois, le narrateur prend position en soulignant la colère (« rage »), la cruauté, avec deux dénominations péjoratives (« animal », « bête ») qu’intensifie la distance marquée dans les deux cas par la répétition de l’adjectif démonstratif « cette ». Ce faisant, fût-ce discrètement, le narrateur disqualifie le Loup. Cependant, on n’observe pas de mouvement inverse en faveur de l’Agneau, et cela est en soi significatif d’un déséquilibre persistant entre la force brutale et les valeurs d’innocence, de justice, de raison, portées par l’Agneau, dès lors que ces qualités ne sont pas potentialisées par une réflexion politique sur la construction des rapports de force.
Positionnement et figures d’auteur des locuteurs en interaction.

Figure 1. Le Loup et l’Agneau. Estampe par Gustave Doré et Jacob Ettling, 1868 (extrait). Source : Gallica [37].
Le Loup manifeste un idiolecte violent, cruel, comme le montrent les deux qualifications attribuées par le fabuliste : cette violence est confirmée par la façon brutale d’entrer en matière, dénotant une grande violence verbale ; en ce sens, son comportement verbal est en conformité avec l’image que le loup a de lui, qu’il veut continuer à donner. On peut d’ailleurs imaginer sans peine que les propos s’accompagnent de signes multimodaux de violence, avec des indices mimo-gestuels et praxiques : le Loup retrousse ses babines, s’approche de sa proie pour l’impressionner avant de l’agresser… Il manifeste aussi un ethos de mauvaise foi abyssale, non seulement en s’attribuant implicitement le ruisseau, mais encore en accusant d’emblée l’Agneau d’un juste « châtiment » pour sa « témérité », qualifiant d’agression le geste innocent de boire une eau qui appartient à tous (v. 9). La mauvaise foi va croissant avec la confirmation de l’accusation, malgré l’argumentation par les faits imparable de l’Agneau, puis une accusation indue qui n’a rien à voir avec le fait (médire l’an passé), et qui est fantasmatique puisque l’Agneau vient de naître. Moyennant quoi le Loup use et abuse des amalgames (si tu n’es pas coupable, tes semblables le sont, et tes protecteurs, et tu paieras pour eux – v. 22-27). Enfin, sur le plan du style – proche, en l’occurrence, de ma conception argumentative de l’ethos, puisque le style attendu est celui de la rhétorique judiciaire –, sa technique monolithique se montre sourde aux arguments de l’adversaire, rétive devant la prise en compte des preuves extra-techniques de l’argumentation par les faits, insensible aux manifestations de bonne foi et d’honnêteté de la partie adverse. Bref, l’ensemble de ces trois composantes concourt à créer l’image d’une figure d’auteur bien spécifique, celle, non pas d’un plaignant agressé, mais d’un procureur impitoyable dénué de tout sentiment de vérité et d’équanimité.
Quant à l’Agneau, son positionnement traduit une figure d’auteur complexe, courageuse, rationnelle, mais inexpérimentée et naïve, comme s’il suffisait d’avoir son bon droit et de le faire valoir rationnellement pour avoir gain de cause et défendre sa place. Son idiolecte est celui d’un être respectueux, mesuré. Son ethos repose sur un usage du logos rationnel, considérant un peu naïvement qu’il suffit de prouver sa bonne foi et d’avancer des faits pour être entendu. Quant à la dimension pathémique qui se dégage de son discours, elle repose sur l’idéal d’un auditoire universel rationnel qui est contredit par la nature bien spécifique de l’opposant. De ce point de vue, son ethos est inapproprié à la situation tout comme son comportement. L’Agneau présente de plus un style de défense dialogique, empathique, capable d’entrer dans les raisons du Loup, de les démonter et d’en démontrer l’inanité. Au total, sa figure d’auteur est celle d’un être combatif, courageux. Mais s’il respecte le système des places, il ne comprend guère que son comportement le remet en question, du point de vue du Loup, qui est dans la place et ne veut pas changer de place en partageant. De plus, son acharnement à se défendre est déplacé. Et comme il n’a pas conscience de ce qu’il faut faire pour contester la place dominante, à la différence du Loup et du fabuliste, l’Agneau est vraiment out of place, comme le serait aussi, sans doute, un lecteur qui prendrait au pied de la lettre naturaliste la moralité de la fable (v.1).
Si l’on applique aux relations discursives et à la figure d’auteur la thèse simmelienne de la co-construction de relations réciproques (Simmel 1999 [1908], 349), on conviendra que ces dernières sont largement influencées par les rapports de place tels qu’ils sont préfigurés et configurés ; mais elles sont aussi plus ou moins influencées par la psychologie des locuteurs en interaction. Ainsi, l’agressivité du Loup dépend fortement de l’image qu’il a de son bon droit au mépris des autres ; l’Agneau répond en conformant son discours aux prétentions du Loup. Cela est interprété comme une faiblesse, que le Loup exploite à son avantage par ses amalgames et ses accusations infondées, jusqu’à ce que l’autre comprenne que de son comportement mérite le châtiment. Le plus frappant est que l’Agneau perdure dans une conduite de justification qui ne sert qu’à pousser plus loin son adversaire dans sa mauvaise foi. En somme, les deux interlocuteurs ne modifient guère leur conduite discursive, ils suivent au long de leurs échanges une tactique de positionnement constante, alors que l’évolution du conflit aurait dû inciter l’Agneau à être plus mobile. Le fait que les protagonistes ne modifient pas leur comportement donne du crédit à l’hypothèse qu’ils sont prisonniers de leur psychologie. Cependant, celle du Loup est plus en phase avec le rapport de force, tandis que celle de l’Agneau lui est inadaptée. C’est aussi ce que va confirmer – par-delà d’énormes différences de surface – le comportement discursif de Marine Le Pen, qui interagit aussi maladroitement qu’obstinément, donnant d’elle une image psycho- ou idéologico-rigide, au point d’incarner une figure d’auteur qui ne cesse de se rigidifier au fur et à mesure des interactions avec son adversaire Emmanuel Macron.
Place et figures d’auteur dans une interaction orale polygérée en face-à-face.
Le genre du débat d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française est devenu très codifié, au fil des élections, même si la codification évolue en fonction des candidats et des rapports de force entre eux. C’est le cas pour le débat de 2017 opposant MLP à EM.
Système des places, rapports de force préfigurants, configuration du débat et des stratégies de placement.
Le système des places est d’une grande simplicité : un plateau met en présence deux candidats jouant alternativement les rôles de Proposant et d’Opposant, avec des Tiers journalistes assurant le bon fonctionnement du débat.

Figure 3. Présidentielle 2017 : Le débat entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Photogramme recadré. Source : INA.
Fondamentalement, le système est construit pour éliminer l’un des candidats, et il n’y a qu’une bonne place, celle du gagnant du débat et, surtout, de l’élection (les deux n’allant pas toujours de pair). Ce combat symbolique dépasse les personnes et renvoie à des rapports de force qui pèsent sur la configuration du débat et les stratégies de placement. En l’occurrence, EM est très en avance, dispose d’un capital personnel de confiance ; c’est l’inverse pour MLP qui doit rattraper son retard. Malgré tout, cela ne préjuge pas des choix qu’ils adopteront : les candidats se connaissent, mais doivent surprendre aussi. De plus, la variable genrée représente une autre donnée préfigurante : dans un débat agonistique, la violence verbale tolérée chez une femme ne l’est pas chez un homme. MLP, ayant la réputation d’une adversaire coriace, oblige EM à des formes de répliques moins ouvertement agressives, plus ironiques, qui soient acceptées par le public, qui est la véritable cible du débat, EM et MLP ne cherchant pas à se convaincre mutuellement, mais à se déstabiliser.
La préfiguration du champ influe sur la négociation du format du débat, autrement dit sa configuration. Les représentants des deux candidats négocient avec les médias le choix des journalistes – en l’occurrence Nathalie Saint-Cricq (NSC) et Christophe Jakubyszyn (CJ) – le mobilier, son emplacement, la distance entre eux comme avec celle des deux meneurs de jeu, le choix du réalisateur, le nombre et l’emplacement des caméras, le choix des plans avec d’éventuels champs et contrechamps (plans d’écoute), voire avec écran partagé (split screen) ainsi que le nombre de ces plans hors focalisation sur celui qui parle. Ils négocient en outre les grands thèmes qui seront abordés, le temps qui leur sera consacré, l’objectif final étant celui d’une stricte égalité de temps de parole, à charge pour les candidats de gérer le temps qu’ils consacreront à leur première intervention sur le sujet et à la réponse ou aux réponses aux propos de leur contradicteur. La négociation tatillonne du dispositif, symétrique, vise à ne pas pénaliser un candidat, voire à masquer ses éventuelles faiblesses. Les représentants ont beau avoir négocié le principe et le nombre des plans et contre-plans, ils n’ont pas le pouvoir de peser sur les décisions du réalisateur. C’est lui qui donne ses ordres aux caméramen, choisissant les moments pour mettre en œuvre ces dispositifs. À ce titre, il joue un rôle surplombant analogue à celui du fabuliste, et ses choix orientent le regard des téléspectateurs. C’est un art difficile de maîtriser son discours en situation de conflit, un art plus complexe de contrôler son image, plus encore celle que les autres donnent de vous. C’est ainsi que MLP se pense ironique, offensive, affûtée et se montre (et est montrée) comme étant systématiquement sarcastique, agressive, impertinente, incapable de changer de registre, face à un candidat qu’elle croyait fragile et qui se révèle pugnace, maître de ses dossiers et de son image.
Tactiques de positionnement et figures d’auteur.
Je choisis de comparer l’ouverture et la clôture du débat, éminemment stratégiques [38]. L’ouverture vise à installer d’emblée un rapport de place sur le plateau, entre adversaires, accessoirement par rapport aux meneurs de jeu. La clôture permet de synthétiser l’essentiel de son message et de rectifier une image qui a pu être abimée par les échanges. C’est le cas pour MLP, dont la prestation a été jugée moins bonne que celle d’EM (Kerbrat-Orecchioni 2019, 283-290).

MLP consacre les deux tiers de son intervention à montrer que la campagne a démasqué la vraie nature de son adversaire et son programme ; elle procède par des salves d’attaques, dans les deux phases consacrées à EM dans les lignes 27 à 38 et 47 à 61. Ces dernières délégitiment la personne d’EM, qui serait le représentant de tous les malheurs français : elle lui impute donc des PDV selon lesquels EM serait le représentant de la « mondialisation sauvage » (l. 27), « de la guerre de tous contre tous » (l. 29), « du communautarisme » (l. 32) ; de plus, il serait sous l’influence de MM. Hollande et Cazeneuve (l. 33). MLP se construit une image en miroir de son adversaire, en posant un ethos de détermination, d’empathie avec les Français : ses propres PDV la définissent comme la « candidate du peuple », « de la France », « de la nation qui protège » (l. 39-43), contre la mondialisation et le « fondamentalisme islamiste » (l. 45-47), ces deux caractéristiques laissant très clairement entendre les axes essentiels de son combat, avec cette tactique d’opposer terme à terme les points de vue, au plan conceptuel et axiologique. En effet, dépassant la lutte des personnes, elle se pose comme la candidate des valeurs positives contre les valeurs négatives (« la brutalité » l. 29) ; « la bienveillance/ euh a fait place à la médisance/ (.) » (l. 49). Ce mouvement d’abstraction axiologisée et idéalisée, valorisant pour son image, de son point de vue, est poursuivi par une deuxième phase de critique d’EM. Mais, à la différence de la première phase, celle-ci présente des attaques plus virulentes sur la personne et surtout, elle semble ne plus provenir de MLP, mais des Français eux-mêmes qui « somme toute/ ont aussi pu voir/ euh le vrai Macron » (l. 48). Ce dernier est souvent délocuté, c’est-à-dire évoqué à travers des formes de troisième personne [39] (l. 27, 36) : c’est « l’enfant chéri du système et des élites/ (.) » dont « le sourire étudié se transforme en rictus ») (l. 51-53). De nombreux signes soulignent un discours qui se veut transmettre l’idée d’une force aussi déterminée que sûre de ses valeurs : pauses fréquentes, emphase – « je pense/ que cette période/ euh (.) en réalité de CLArification/ a été PROfondément utile aux Français » (l. 60-61). Mais sa critique est approximative, outrancière et redondante (Kerbrat-Orecchioni 2019, 90-94).
EM, qui intervient après MLP, doit à la fois dérouler ses propres conceptions sans pour autant ignorer son adversaire ni être agressif. Lui aussi procède à une construction en miroir de leurs PDV et ethè respectifs, tout en montrant combien celui de MLP est défensif, défaitiste, tourné vers le passé quand le sien est offensif, conquérant, focalisé sur l’avenir.

D’emblée (l. 64-67), la rhétorique de MLP est réduite à de grosses ficelles, à une « logorrhée » (l. 80), à une « confrontation malhonnête et non démocratique », EM faisant preuve d’une ironie qui le place en situation de surplomb : : « merci/ pour (.) cette [belle démonstration/] que vous venez/ euh de faire\ madame Le Pen/ ». Il délégitime la prétention de MLP à défendre le peuple avec une prétérition, en ramenant MLP à sa position d’« héritière » (l. 71), qui plus est une héritière qui « revendique cet héritage » (l. 75). EM s’adresse directement à son adversaire (l. 70,71, 75, 79, 80), sans perdre sa position surplombante, puisqu’il retourne le positionnement de son adversaire, reformulant à son avantage les termes du débat (l. 81). Dans les l. 85-89, là où MLP se faisait la championne de la lutte contre la mondialisation, il affirme la nécessité d’agir face à des mutations inéluctables et souligne la faiblesse de ceux qui refusent ces combats, avec les répétitions « c’est trop dur » (l. 85, 86). Ces dislocations à droite répétées (« c’est trop dur/ la mondialisation », l. 85), avec présentatif, donnent de la force à un contre-argument présenté comme une évidence (« c’est l’esprit de DEfaite/ dans la lutte contre le terrorisme » l. 88-89). EM témoigne d’un volontarisme certain (« moi je porte l’esprit de conquête » l. 94), mis en perspective avec son expérience : loin d’être le jouet du PS ou des élites, il affirme que son expérience ministérielle est un atout, puisqu’elle lui a fait prendre conscience de la nécessité de rompre avec « l’incapacité des gouvernements depuis tant et tant d’années » (l. 103) et l’ont conduit à quitter le gouvernement (l. 111-114). D’où sa conclusion, là encore dans une dislocation à droite : « c’est ça/ la France qui nous/ ressemble\ pas la vôtre\ » (l. 115).
Au total, EM, qui était en position haute avant le débat, conserve cette position à travers la façon plus habile de s’attaquer à MLP et surtout de retourner ses arguments, par sa maîtrise de l’elocutio (ironie moins agressive que celle de MLP, prétérition, anaphores rhétoriques, emploi des dislocations). Il ne cède pas à l’impolitesse de la délocution ou des attaques de personne portant sur le physique. Son sens de la répartie lui permet de délégitimer son adversaire sans oublier de mettre en avant le caractère progressiste et désirable de son programme, pour la France et pour les Français.
Les caractéristiques présentes en ouverture se retrouvent-elles en clôture (l. 5538-5654) ? Y a-t-il des changements de place ? Alors que, de l’avis général, MLP a manifesté contre son gré de réelles faiblesses dans l’exposé de ses thèses et n’a pas pris l’ascendant sur son adversaire, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle profite de sa dernière intervention pour modifier son image. D’autant plus qu’elle a eu une séquence qui a suscité le malaise avec une intervention sur l’invasion des loups dans Paris (avec une gestuelle planante), qui aurait dû l’inviter à se ressaisir. Il n’en est rien, au contraire, elle revendique sa ringardise (l. 5545) [40], reste prisonnière d’un canevas préétabli, relance son accusation d’une inféodation d’EM à François Hollande, pilonne son adversaire avec les mêmes arguments, comme le fait remarquer EM (l. 5585-5589), qui, en revanche se projette encore et toujours dans l’avenir. Le résultat est qu’en fin de débat, la posture offensive tous azimuts, outrée et systématique, devient contreproductive, d’autant plus que les dimensions négatives du contenu et de la forme de ses interventions sont aggravées par son comportement d’auditrice fermée, sarcastique lors des plans d’écoute. En sorte que la stratégie offensive inchangée de MLP se heurte à ses piètres performances (Kerbrat-Orecchioni 2019, 283-300) et se retourne contre elle. La guerre des places a bien eu lieu, mais l’offensive témoigne de ses limites.
En définitive, MLP se caractérise par un idiolecte encombrant – voix de poissarde [41] (Constantin de Chanay 2019, 244), ton d’emphase articulatoire, inclination permanente à surjouer son discours ou ses réactions dans les plans d’écoute (ibid., 234-238) –, et ne regarde pas EM dans les yeux alors qu’EM ne cesse de la fixer avec un regard perçant et ironique. L’idiolecte de MLP est agressif et l’assurance de son ton est plutôt l’indice d’une fragilité. Son ethos témoigne d’une argumentation monomaniaque, rigide, monolithique, tournée vers une idéalisation populiste du passé, de ceux d’en bas, et ne rechignant pas à des attaques ad hominem, ad personam, en délicatesse avec la vérité des faits. Vu la dimension interactionnelle du débat et l’importance de l’argumentation, l’ethos que manifeste et revendique MLP correspond à un ethos [42] dit1 et montré1 ; son ethos est également coconstruit par imputation (et à charge) par son adversaire, avec un ethos dit2 et montré2. À quoi s’ajoute un ethos montré3, provenant des plans d’écoute (Rabatel 2020b ; 2021a, 533-534 et 2021b). Son style de débatteuse montre qu’elle ne possède pas les codes et confirme qu’elle est peu crédible pour occuper la place de présidente de la République. Au total, la figure d’auteur qui se dégage de ses interventions verbales, de celles de son adversaire et de son comportement, tel que le réalisateur le montre, est celle d’une candidate inapte à exercer la fonction, pire, dangereuse, car son incapacité à respecter les règles qu’elle a négociées augure mal du respect des règles démocratiques.
En contraste, EM manifeste un idiolecte ouvert, enjoué, ferme et calme, jouant de sa voix harmonieuse (Constantin de Chanay 2019, 244-249). Son ethos révèle un candidat habile dans l’attaque, sachant délégitimer son adversaire sans abîmer son image, coriace et convaincant dans la défense de son programme, proposant aux Français un programme innovant et fédérateur. Il témoigne de sa maîtrise des dossiers, de son souci d’armer son pays pour affronter les crises à venir. Enfin, son style est celui d’un débatteur, respectueux, ferme, ironique, maitrisant ses dossiers avec aisance, sans arrogance technocratique. Bien sûr, MLP cherche à déconstruire ces images valorisantes, mais vu son propre comportement, ses pointes ne font pas mouche : pire, elles se retournent contre elle. La figure d’auteur qui émane donc d’EM est celle d’un homme déterminé, tout en aisance et en maîtrise, conscient des enjeux de la situation, aux antipodes de l’image de technocrate sous influence forgée par MLP [43]. Bref, il se montre un chef d’État, là, où MLP donne l’image d’une cheffe de clan incapable de sortir de la place où elle s’enferre. Certes, sa conduite discursive est sans aucun doute tributaire des choix stratégiques et tactiques élaborés avant le débat, mais comme elle ne la modifie pas au fil des interactions qui lui sont défavorables, il faut bien invoquer soit une impréparation dans l’anticipation d’éventuels changements selon la situation, soit des données psychologiques. Les deux hypothèses sont d’ailleurs cumulables. Le résultat est que MLP se montre obnubilée par des thèmes qui deviennent au fil des échanges comme des fantasmes d’une figure d’auteur monolithique, rigide, agressive, dénuée d’ouverture et de bienveillance. C’est donc EM qui est le mieux armé pour occuper la place, tant au plan de sa figure d’auteur que des perspectives politiques offertes aux Français.
Je conclurai d’abord en revenant sur les distinctions proposées entre système des places, stratégie de placement et tactiques de positionnement. Les deux exemplifications précédentes illustrent le fait que les tactiques de placement dépendent elles-mêmes de stratégies élaborées en fonction des préfigurations et des configurations du système des places. Ces tactiques révèlent des luttes de places imposées ou choisies, représentées ou négociées et gérées en face-à-face, sans qu’on puisse exclure l’influence d’instances surplombantes, le narrateur, dans un cas, le réalisateur, dans l’autre, sans compter l’état des rapports de force extralinguistiques, ou encore le poids préfigurant des situations et des genres, qui pèsent sur la façon dont les acteurs (locuteurs représentants et représentés) configurent la place où ils s’affrontent. De ce point de vue, la distinction entre place et position, stratégie de placement et tactique de positionnement est validée.
De plus, les tactiques de positionnement s’appuient sur le travail de figuration effectué par les locuteurs dans la dynamique des places. Les déclinaisons de la figure d’auteur apportent des éclairages complémentaires à l’étude des tactiques de positionnement discursif et à celle, connexe, de l’intersubjectivité. Les composantes de la figure d’auteur – idiolecte, ethos et style – entrent en jeu dans la constitution discursive du Soi, d’un Soi toujours traversé par le social, le culturel, les autres, avec qui il faut compter. Ce travail de figuration dépasse les seules figures de rhétorique, il englobe toute la construction des points de vue du discours, la position du locuteur sur la référenciation des objets de son discours et son positionnement envers les positions des autres. La figure d’auteur est ainsi un syncrétisme situé, ancré dans les situations et leurs enjeux, dans des configurations plus ou moins contraignantes, autorisant des prises de risque plus ou moins payantes.
Enfin, le caractère interactif et imprévisible de cette lutte explique la persistance de troubles de la place. La place est susceptible d’être contestée, même par plus faible que soi, comme le montre l’attitude de l’Agneau. Les positionnements dans la place ne vont pas non plus sans difficulté : certes, l’Agneau est brillant et courageux, mais il pâtit de ne pas bien mesurer sa place. Certes le loup est le plus fort, mais le sera-t-il toujours ? La leçon est encore plus claire avec le deuxième exemple : les règles ont beau être connues, renégociées, les participants expérimentés (du moins dans certains domaines), ils sont malgré tout sans filet dans une expérience inédite pour les deux, qu’ils affrontent avec leurs atouts respectifs. Mais les stratégies élaborées à l’avance se heurtent à l’imprévu : un Emmanuel Macron tenace, offensif, sachant profiter du tirage au sort pour répliquer habilement en position réactive, légitimant ses attaques en réponse à une agression ; une Marine Le Pen incapable de réagir durant le débat pour modifier le rapport de place, incapable de respecter les règles. Là encore, gros trouble dans la stratégie du placement et la tactique du positionnement, du moins, et ce n’est pas une moindre remarque, pour celui des interactants qui tantôt se trompe sur sa stratégie de placement, tantôt fait des erreurs de positionnement. Bien sûr, la vie réelle ne tient pas qu’à ces tactiques énonciatives et argumentatives, les rapports de force sont autrement structurants ; mais leur primat ne saurait faire négliger l’attention à accorder aux choix des locuteurs, à cette primauté qui relève de leur liberté et de leur responsabilité, toute relatives mais réelles, sur la scène des discours, où se rejouent les rapports de force. Autrement dit, une des explications possibles des « troubles dans la place » tient notamment aux tensions entre stratégie(s) de placement et tactique(s) de positionnement, et au fait que ces tensions s’appréhendent au niveau du travail de figuration de la figure d’auteur, lequel est tributaire des autres (inter)locuteurs. Dans ce cadre, deux processus discursifs affectent la co-construction de la relation interpersonnelle conflictuelle et par voie de conséquence la figure d’auteur des interlocuteurs. Cette dernière est en danger, d’une part lorsque les locuteurs ne tiennent pas suffisamment compte des données préfigurantes du cadre des échanges (l’Agneau) ou, ce qui revient presque au même, se trompent sur les calculs stratégiques qu’ils échafaudent (MLP) ; d’autre part, lorsqu’ils sont trop peu attentifs aux évolutions des données configurantes, au fil du discours, se montrant incapables d’ajuster leur stratégie de placement (MLP) et leur tactique de positionnement en fonction des tactiques de l’adversaire (l’Agneau et MLP). Le problème ne tient pas essentiellement à la maîtrise du langage ou de l’argumentation, il repose sur leur impertinence, eu égard à des paramètres structurels, d’ordre situationnel, générique, énonciatif et interactionnel. À cette aune, au-delà de leurs différences, l’Agneau et Marine Le Pen ont en commun, fondamentalement, une rigidité certaine, qui va croissant et se retourne contre leur figure d’auteur, au détriment de leurs projets de placement et de leur avenir.
Il y a là des enseignements à tirer pour les autres approches scientifiques qui étudient les places et les systèmes des places. Beaucoup mettent l’accent sur des configurations objectives, des comportements, des interactions, des usages, mais, à l’exception notable des travaux qui se réclament de Goffman ou de Brown et Levinson, ils le font sans accorder l’attention qu’elle mérite aux stratégies de placement et aux tactiques de positionnement qui se construisent dans et par le langage, à leur complexité et à leur opacité. Mais même les analyses conversationnelles ou les approches ethnométhodologiques – centrées sur les processus d’alternance de tour de parole, les tours initiatifs ou réactifs, les échanges réparateurs, dans des cadres symétriques ou dissymétriques – ne sont pratiquement pas attentives aux marques idiolectales, éthotiques et stylistiques [44], toutes données cruciales eu égard à la co-construction des identités et à la négociation de la place des sujets. De ce point de vue, le présent travail accorde une grande importance aux traces d’intersubjectivité et au travail de subjectivation socialisé, à la dynamique de la figuration de soi qui se manifeste grâce aux marques personnelles révélant la subjectivité du locuteur et à travers la construction des objets de discours, y compris quand elle prend la forme du simulacre de l’effacement énonciatif et des discours objectivisants. Sans prétendre en quoi que ce soit en revenir aux décennies 1960-1980 dans lesquelles la linguistique jouait un rôle moteur dans les sciences humaines, il serait bon que les autres sciences n’ignorent pas les apports de cette discipline et abandonnent les illusions (ou la naïveté) de la croyance dans la transparence du langage et sa fonction ancillaire de représentation objective du monde.
Un autre enseignement consiste dans la mise en relief du caractère inventif des ajustements auxquels procèdent les interlocuteurs dans la co-construction réciproque de leurs places, grâce à la co-construction réciproque de leur figure d’auteur, qui intéresse non seulement les protagonistes des échanges, mais encore les multiples tiers, destinataires additionnels (et parfois essentiels) des messages. Ces derniers trouvent dans les profils et manifestations linguistiques des débatteurs, dans leur comportement (la dimension multimodale du langage en situation) des (r)enseignements instructifs qui viennent s’ajouter, en tant que formes d’expression, aux formes du contenu centrés sur les dimension informative et argumentative des messages. C’est pourquoi la revalorisation des intentions des locuteurs, qui ne fait bien évidemment sens que dans leur articulation avec le contexte et le rôle structurant des agencements et des dispositifs, gagne à être mieux étudiée, car elle seule rend compte des accidents, des résultats inédits, inattendus. Il en va de même pour l’analyse des identités individuelles et collectives (Kaufmann 2022 ; Rabatel 2020a), lesquelles sont interrogées en philosophie, en anthropologie ou en ethnologie (de Fontenay 1998 ; Cyrulnik 1998). Si, selon les époques, les réponses sur les places respectives de communautés humaines varient – celles des hommes, des femmes, des enfants, des vieux, des adultes en activité, des retraités, du peuple, des incroyants, des « fous », des sauvages, des gens de couleur – par rapport aux normes dominantes, comme varient les réponses ou encore sur la place des espèces animales [45] ou végétales par rapport à l’espèce humaine et au « propre de l’Homme ». Ces versions différentes tiennent bien évidemment à l’évolution des rapports sociaux, mais cela tient aussi à l’évolution des mentalités – à preuve les changements unidirectionnels de regards des êtres humains sur les autres animaux, la flore, les territoires – : les changements des discours sur le système des places et sur les comportements des agents se mesurent dans des comportements et à travers des explications, des justifications, des argumentations, dans et par le langage, lieu privilégié de la rationalité et de la réflexivité qui sont le fruit des échanges (Wolf 2019, 129-130 [46]). Il me semble de surcroît que l’approche scientifique de ces processus, qui repose souvent sur de vastes enquêtes compilant des masses de données quantitatives, gagnerait à être complétée par des études de cas (prototypiques ou atypiques) dont les témoignages mériteraient d’être analysés qualitativement [47], du point de vue des sciences du langage [48].
Il s’ensuit que les analyses de ces mêmes agencements et dispositifs, des identités et de la place de telle communauté par rapport aux autres, déconnectées de leur mise en jeu langagière, ratent une part essentielle de leurs enjeux. Autrement dit, si l’objectivation des processus est au cœur des démarches scientifiques, cette même objectivation doit restituer aussi des mécanismes de subjectivation, qui sont une part importante de la réalité anthropologique, une part de la liberté humaine, qui compte autant avec les contraintes qu’avec les erreurs d’appréciation, les aléas ou les accidents de parcours…