Étudié comme modèle génétique depuis le dix-huitième siècle et utilisé par Gregor Mendel pour mettre à jour les lois de l’hérédité, le petit pois a révélé, grâce à son séquençage récent, un génome dont le volume et la complexité s’avèrent inversement proportionnels à sa petite taille et à son apparente insignifiance. Investi d’une symbolique immémoriale et d’un nom latin, pisum sativum, liés à la fertilité (Coombes 2012), le petit pois a pourtant été consacré, via des expressions telles qu’« avoir un petit pois à la place du cerveau », comme un symbole de vacuité et d’inexistence et s’est vu poursuivi par la forme diminutive jusque dans son nom. Il s’affirme ainsi selon les échelles comme une plante équivoque, s’enroulant à travers les branches anciennes et modernes du savoir pour y perpétuer une figure paradoxale de densité légère et de puissance infinitésimale.
Cette ambiguïté se retrouve notamment dans la façon dont le petit pois s’articule à des figures singulièrement opposées de la féminité. Associé comme motif au style vestimentaire des danseuses de polka, cette danse originaire de Bohème ayant fait fureur entre 1840 et 1890 en Europe et aux États-Unis, il devient, à partir des années 1930-40, le symbole d’une féminité exacerbée, à la faveur des célèbres pin-up qui arborent moult maillots de bain, robes, jupettes et tabliers à pois dits « polka » – à tel point que l’une d’entre elles, Chilli Williams, se voit surnommée pendant longtemps « la fille aux pois ». Combinés à des fonds recouverts du même motif, les costumes à pois ont alors comme effet optique de « gommer », en les fondant dans le décor, les parties du corps qu’ils recouvrent, faisant ressortir d’autant mieux les formes et les chairs laissées à nu. Sans toile de fond mimétique, ils permettent au contraire de mettre l’accent sur les reliefs et zones renflées du corps par les déformations que ceux-ci font subir à la régularité du motif. Ils accentuent ainsi la tension et le gonflement imprimés à la toile par les protubérances organiques et reflètent l’effet érectile recherché chez le spectateur. Permettant l’émergence d’une sorte de « vision 3D » avant l’heure, les tenues légères – et en particulier le maillot de bain – à pois provoquent une fièvre telle qu’en 1960, ce dernier devient le sujet d’un tube de Brian Hyland vendu à des millions d’exemplaires, « itsy bitsy teeny weeny yellow polka dot bikini », autrement dit « le tout petit mini rikiki bikini à pois jaunes ». La chanson raconte l’histoire d’un maillot à pois si voyant et provocateur que la jeune fille qui le porte n’a d’autre choix que de se cacher successivement dans une cabine, sous sa serviette et dans l’eau, ce jeu de dissimulation parachevant la portée malicieuse et érotique de la chanson. Sous ses dehors très innocents, le petit pois est donc associé, durant la première moitié du vingtième siècle, à une exacerbation de la sensualité et de l’érotisme du corps féminin dans ses aspects les plus organiques et explosifs.
S’ils sont utilisés comme ressort comique dans la chanson, le malaise et la honte suscités par le bikini à pois jaune nous orientent cependant vers une autre mobilisation notoire du motif, qui va creuser le contraste avec la culture pin-upesque et révéler les enjeux antagonistes qui gravitent autour du petit pois dans son rapport au corps féminin. En 1960 en effet, alors que triomphe la chanson du bikini à pois de Brian Hyland, l’artiste contemporaine japonaise Kusama, qui couvre ses toiles, photos, tenues et installations de pois reproduits à l’infini, publie le « Manifeste de l’oblitération » (2012). En un triste écho aux figures des pin-ups dont les tenues légères se fondaient dans le décor, l’artiste y révèle l’angoisse métaphysique qui sous-tend sa « dot mania » : « ma vie est un pois perdu parmi des milliers d’autres pois… » [1] (2012, p. 10). La rupture avec la figure de la pin-up n’est cependant pas totale, et celle-ci s’inscrit bien en sous-texte du travail de Kusama. Une hésitation permanente se dénote dans son œuvre entre le fait de se constituer en « célébrité ou pin-up (objet [de] désirs) » [2] (Jones 1997, p. 15) – comme c’est notamment le cas dans l’œuvre de jeunesse « Infinity Mirror Room – Phalli’s Field », où l’artiste habillée d’une combinaison moulante prend la pose dans un champs de pénis à pois – ou en artiste sujette de désirs et détentrice d’une intentionnalité (2012). Par-delà cette hésitation, via le manifeste de l’oblitération et les nombreuses œuvres criblées de pois qui se succèderont au fil des années, Kusama affirmera le motif comme outil graphique lui permettant de s’effacer et de se confondre avec son environnement, mais lui servant aussi à dénoncer sa condition d’individu atomisé et indifférencié perdu dans la masse de ses semblables.
D’emblème de l’érotisme et de pulsion de vie, le motif du petit pois évolue donc pour se faire, chez Kusama, un support d’expression ambivalent, cristallisant également pulsion de mort et fantasmes d’anéantissement. Curieusement, la chanson du bikini à pois jaune contenait déjà en filigrane le leitmotiv de l’effacement et de la disparition que le travail de Kusama associe au petit pois. Ayant réussi à se cacher dans l’eau, la jeune fille au bikini s’y retrouve plus ou moins prise au piège (« I wonder what she’s gonna do / ‘Cause she’s afraid to come out of the water » [3]). Sous l’effet de la peur, son visage prend la couleur bleue de l’eau (« And now the poor little girl’s turning blue » [4]). Le chanteur finit par récapituler les « oblitérations » successives de la fille au maillot de bain et en déduit, pour conclure la chanson, sa disparition probable et annoncée : « From the locker to the blanket / From the blanket to the shore / From the shore to the water / Guess there isn’t any more » [5].
Ce thème de l’auto-anéantissement, qui apparaît avec Kusama en association au petit pois, nous amène au deuxième type de féminité, qui va trouver en celui-ci l’un de ses meilleurs emblèmes. Après avoir été étroitement associé à la fertilité et à l’érotisme du corps féminin, puis s’être transformé avec Kusama en objet d’une obsession qui conduira l’artiste à élire domicile dans un hôpital psychiatrique, le petit pois va devenir, dans la seconde moitié du vingtième siècle, via son homonyme de « petit poids » et la référence au célèbre conte d’Andersen La princesse au petit pois (Georget La Chesnais 1964) [6], l’un des symboles d’une maladie mentale à fort caractère obsessionnel : l’anorexie. Ainsi, dans Ma princesse au petit poids. L’anorexie racontée à ma fille (2011), l’image de la princesse d’Andersen est utilisée par Ganaël Joffo pour évoquer sa propre fille menacée d’anorexie. Elle lui sert aussi pour désigner de manière plus large les femmes souffrant ou ayant souffert comme elle d’anorexie grave dans leur jeunesse. Dans les pages de son blog, Alexia Savey, auteure de La faim du petit poids : chroniques anorexiques (2015), endosse explicitement ce titre dans une annonce qu’elle intitule « Princesse au petit poids cherche petite chambre » – le tout illustré du dessin d’une jeune fille assoupie sur une montagne de matelas luxueux [7].
Trouble du comportement alimentaire essentiellement féminin, l’anorexie mentale connaît un essor considérable depuis les années 1950 (Russel 1995). Elle se définit dans les classifications internationales (CIM et DSM V) par des pratiques de restriction alimentaire, phases boulimiques, vomissements provoqués et prises de laxatifs, un indice de masse corporelle (IMC) inférieur à 17,5, des troubles de la perception et de l’estime de soi et une disparition des règles (aménorrhée) [8]. Largement associée au « culte de la maigreur » et aux pressions sociales propagés par les industries de la mode et des médias (Russel 2000), elle n’est plus aujourd’hui l’apanage exclusif des sociétés occidentales et des études dans les pays du Sud ont attesté de son essor, en étroite corrélation avec l’introduction de la télévision et des cultures médiatiques (Becker et al. 2002).
Dans ce contexte, la référence au monde traditionnel et livresque des contes pour désigner une pathologie intimement liée aux sociétés hyper-médiatisées peut paraître étrange. Cependant, on peut y voir précisément une fuite au-dehors de cette société du spectacle associée à la maladie. Dans « Le psychothérapeute au royaume de la princesse au petit pois ou du transfert anorexique », Martine Pir (2009) livre des éléments d’interprétation supplémentaires des facteurs qui peuvent être à l’origine de l’analogie. Résumé brièvement, le conte de la princesse au petit pois d’Andersen évoque l’histoire d’un prince à la recherche d’une fiancée. Alors qu’une jeune fille se prétendant princesse se présente pour répondre à l’appel, la mère de celui-ci décide de vérifier si la jeune fille est bien effectivement du rang qu’elle revendique en la faisant dormir sur de nombreux matelas empilés, en-dessous desquels un petit pois a été glissé. La jeune fille annonçant ne pas avoir réussi à fermer l’œil, il apparaît clair pour tout le monde qu’elle est « une vraie princesse » et elle est acceptée comme épouse du prince. Selon Martine Pir, les thèmes de « princesse » et de « royaume » renvoient tout d’abord aux complexes narcissiques et aux « protocoles » de contrôle, tendant vers l’« omnipotence », développés par les patientes anorexiques (2009, p. 126). Cependant, en écho à une certaine doxa propagée par les magazines féminins et à une conception « démiurgique » du corps que l’on retrouve notamment dans les pratiques culturistes, ce conte traduit surtout l’idée que, plutôt que le désir, « seule la mise à l’épreuve du corps pourrait en dernier recours faire valoir aux yeux de l’autre “qui l’on est vraiment” » (2009, p. 126). Pour la princesse, la reconnaissance passe non pas par la parole, ni par les titres ou par la séduction, mais par la manifestation d’une sensibilité décuplée jusqu’au niveau élémentaire et « microscopique » représenté par le petit pois. Celle-ci reflète le fait que, chez l’anorexique, le corps « [submerge] l’espace de pensée pour être (…) l’espace de pensée lui-même » (2009, p. 130), autorisant le moindre stimulus sensoriel à prendre une place potentiellement démesurée. Mis au contact de ce terrain de sensualité et de sexualité qu’est le lit, et sachant à quel point les couches de matelas empilés peuvent agir comme une métaphore du vagin et du « ventre » féminin au sens large, on peut aussi émettre l’hypothèse que le petit pois vient matérialiser la volonté chez l’anorexique de réduire à portion congrue (peanuts) la dimension du désir – désir qui, tout comme le petit pois chez la princesse, aussi enfoui et inavoué qu’il soit, est bien connu pour « ne pas laisser de repos » à ceux qu’il travaille.
Comme le reflètent ces premiers éléments de lecture, ce nouveau faisceau de mobilisations du petit pois en lien avec l’anorexie a ceci de particulier qu’il le fait passer du motif essentiellement visuel et iconographique qu’il était chez les pin-ups ou chez Kusama au champ haptique du toucher et de l’« épreuve par le corps ». De manière intéressante, ce retrait du plan visuel se conjugue à la mise en avant d’une seconde dimension sensorielle auparavant largement oblitérée, la dimension sonore, à travers l’importance que prend, dans l’association du petit pois à l’anorexie, son double homonymique de « poids » et la richesse polysémique que le signifiant en retire. Ainsi, la linguistique révèle elle aussi le petit pois symbole de légèreté comme fondu dans son exact contraire, la notion de « poids » et de gravité. C’est restitué dans cette dualité fondamentale et dans la coexistence de contraires, éclairée par la phonétique comme étant au cœur du « petit pois/poids », que l’on peut mieux comprendre sa mobilisation comme symbole de l’anorexie. Dans le conte d’Andersen, cette dualité intrinsèque révélée par le corps sonore du petit pois se voit redoublée sur le plan du récit à travers le système formé par le pois et les nombreux matelas qui le recouvrent, dans lequel il faut voir, plus que dans le petit pois lui-même, l’équivalent visuel et symbolique parfait de l’anorexie.
Cette prégnance du système petit pois/matelas comme symbole de l’anorexie est confirmée par ce qui constitue la spécificité contemporaine de l’anorexie mentale, en comparaison avec les formes qu’elle présentait jusque dans les années 1960, à savoir sa relation étroite avec une nouvelle forme de trouble alimentaire, parfois considérée comme un avatar de l’anorexie : la boulimie nerveuse (Russel et Treasure 1989, p. 15) [9]. Articulées autour d’une même peur maladive de grossir, les deux pathologies sont si proches que Russel, reprenant de manière frappante la même image spatiale que celle qui unit, dans le conte, petit pois et matelas, les décrit très précisément comme « superposées » (Russel et Treasure 1989, p. 15) [10]. Ce dédoublement récent de l’anorexie en deux maladies « symétriques » dans leurs symptômes et souvent entremêlées chez les patients permettrait notamment d’expliquer pourquoi le conte de la princesse au petit pois et le système petit pois / matelas qui est en son cœur n’en sont venus que récemment, en dépit de leur ancienneté, à être mobilisés pour évoquer l’anorexie mentale.
Par ailleurs, les patientes souffrant d’anorexie-boulimie sont connues pour compenser toute la nourriture qu’elles ne mangent pas ou évacuent par une épaisse couche de matelas « fantasmatiques », consistant notamment en une abondance de productions quantificatrices (Pir 2009, p. 128). Celles-ci apparaissent comme la figure d’un désir « mis en réserve » et « thésaurisé » sous forme virtuelle, qui constitue alors la richesse de l’anorexique – une économie d’ordre capitalistique du désir, dont on trouve des échos dans la célèbre phrase attribuée à la duchesse de Windsor, « you can never be too rich or too thin », également renforcée par la métonymie courante consistant à se référer à l’argent mis de côté comme à un « matelas » financier. De manière large, par-delà cette symbolique économique, les nombreuses couches interposées dans le conte entre la princesse et le petit pois font échos aux multiples « tampons » que les patientes anorexiques installent entre elles et le réel corporel de la nourriture et de la matérialité extérieure. Ainsi, c’est parce qu’il est le dernier point de contact qui rattache le corps de la princesse au petit poids et son corps de matelas fantasmatique – qu’elle voudrait fusionnés et autonomes – avec la réalité corporelle, organique et charnelle du monde que le petit pois s’avère foncièrement gênant. Le petit pois grossi et agrandi, qui dérange au point de ne pas laisser dormir, peut être considéré à ce titre comme le reflet du « petit poids » de l’anorexique, à ce point déformé et perturbé dans l’image et les sensations qu’il renvoie qu’il est perçu comme énorme et ne laisse plus de repos à la patiente. L’anorexie agit alors comme un miroir grossissant qui conduit à voir dans chaque petite particule ou grain de nourriture un « poids » insurmontable. De manière intéressante, on retrouve au cœur de la maladie une problématique géographique et spatiale de déformation et de confusion, non pas seulement de taille, mais d’échelle – en ce que c’est toujours relativement au corps que le petit pois ou la nourriture peuvent apparaître ou non comme insignifiants ou « énormes ». De par la peur morbide du surpoids qui caractérise l’anorexie et la boulimie nerveuses, tout ce qui présente un signe de rondeur ou de richesse calorique, quelle que soit son échelle véritable, se retrouve alors – comme dans les hallucinations obsessionnelles de Kusama dans lesquelles les pois se voyaient projetés sur tout son environnement, ou comme chez la princesse au petit pois qui réagit comme si elle avait passé la nuit sur un lit de boules de plomb – à envahir soudain toute l’étendue.
En dépit de sa légèreté et de sa petitesse, le petit pois se situe donc au cœur d’un ample tissu fantasmatique et symbolique, notamment sur le plan de son rapport au corps féminin. Contrairement à sa rotondité et à sa simplicité apparentes (au sens étymologique de ce qui est « d’un seul tenant »), ses usages culturels successifs en font un élément complexe articulant deux types de féminité singulièrement opposés, la pin-up et la patiente anorexique, pour l’une emblème d’érotisme et d’une sexualité active et féconde, pour l’autre figure de femme-enfant mettant non seulement en place les conditions de sa stérilité, mais jouant aussi dangereusement, à travers un dispositif d’auto-annihilation, avec l’idée de faire d’elle-même un « rien du tout ». Par-delà leurs antagonismes, nous voyons pourtant se dessiner des liens entre les cohortes de princesses au petit pois joyeuses et morbides, constituées par la vague pin-upesque et par le développement de l’anorexie. Chez les unes comme chez les autres, la pulsion scopique et la promotion obsessionnelle d’une image idéalisée du corps féminin jouent en effet un rôle central. Dans ce contexte, le développement, depuis une vingtaine d’années, des réseaux sociaux pose la question de leur incidence sur les troubles alimentaires, certaines études affirmant que leur utilisation excessive doublerait le risque d’apparition des TCA (Sidani et al. 2016). Les nouveaux médias ont en tous les cas marqué l’apparition d’une nouvelle génération d’anorexiques « high-tech » (Reaves 2001), les « pro-anas », qui documentent leur quotidien et organisent la mise en spectacle de leur perte de poids à l’aide de sites et de comptes dédiés (Casilli et Tubaro 2016). Cessant de se nourrir en solitaires des reflets de leurs miroirs, ces nouvelles patientes connectées s’alimentent également, à l’instar des pin-ups, des images et du désir qu’elles créent et multiplient, grâce aux réseaux, dans le regard des autres. La photographie, parce qu’elle fige le corps sous un angle idéal et dans un état que l’on voudrait éternel, agit alors comme un corset 2.0. Les couches de matelas interposées entre la princesse du conte et le poids irréductible de son corps se voient remplacées par les replis et rebonds de la toile, qui agissent comme autant de défenses et de relais fantasmatiques. Cependant, ces jeux de miroirs tendent à devenir de plus en plus dangereux. Si certains chercheurs les considèrent comme des supports de sociabilité préthérapeutiques (Casilli et Tubaro 2016, p. 36-46), les sites et messages pro-anas sont en effet également accusés d’aggraver l’expansion de la maladie : dans les récits anciens comme dans les contes modernes des réseaux sociaux, les princesses ne sont pas près de trouver le sommeil. En avril 2015, lors de l’élaboration de la nouvelle loi santé [11], l’incitation à l’extrême maigreur sur les sites pro-ana est d’ailleurs passée à un cheveu d’être constituée en délit. Sans l’intervention in extremis de professionnels et de parents d’élèves, le petit pois a bien failli changer de matelas pour se glisser dans l’épaisseur du code pénal. Signe ultime s’il en fallait, après le microscope des scientifiques, l’œil halluciné des artistes ou le trouble des corps-miroirs, de l’incroyable poids du petit pois…