La pictographie peut-elle être inclusive ? C’est une question que l’on peut se poser quand on tombe par hasard sur un pictogramme « modernisé » voulant signifier le très classique « tenir hors de portée des enfants » ; en l’occurrence apposé sur un désodorisant pour water-closets.
L’image est assez simple. Si l’on n’est armé d’aucune mauvaise intention, disons qu’on y voit une petite fille tentant d’attraper des objets (bouteille, boite) sur une étagère en hauteur, le geste étant couvert d’une croix rouge, dont on imagine qu’elle signifie une sorte d’empêchement.
Mais comment fonctionne cette image ? Comment peut-elle dysfonctionner ? Et alors pourquoi ? Qu’est-ce que cela nous dit des modes d’expression « inclusifs », de leurs logiques et de leurs limites ? Cette ambition peut-elle dépasser l’écriture, et notamment l’écriture alphabétique ? Autant de questions qui conduisent à se demander si la pictographie est une écriture, voire une langue, et donc à préciser au moins implicitement ce qui distingue ces notions.
Voici quelques éléments d’analyse.
Stéréotypes hors de portée des enfants.
L’interprétation bienveillante et orthodoxe de l’image proposée plus haut est bien entendu celle que les générations futures feront, sans qu’il soit laissé de place à un doute quelconque. Dans la période de transition actuelle, entre l’ère de la domination masculine et l’ère de l’égalité généralisée, période où l’expression inclusive ne va pas de soi pour tout le monde, certains esprits – dont certains mauvais –, à qui nous avons soumis ce pictogramme pour avis, nous ont proposé les interprétations suivantes :
- Une approche arbitraire : on a tiré au sort, « garçon » ou « fille », c’est « fille » qui est sorti. Coup de chance pour les féministes !
- Une approche activiste : il faut mettre le plus de femmes (ou de filles) possible dans tous les modes d’expression.
- Une approche par substitution : il faut mettre des femmes là où il y a des hommes.
- Une approche littérale, donc « exclusive » inversée : « tenir hors de portée des petites filles ».
- Une approche paranoïaque : est-ce à dire que les petites filles sont les premières visées par l’interdiction (encore une !) ?
- Une approche markéting sexiste : on cible les petites filles, car les femmes sont statistiquement les premières concernées par les tâches ménagères, et la reproduction sociale assure la permanence de cette réalité sociale.
- Une approche masculiniste : le pictogramme est réaliste, car il n’y a que les petites filles qui puissent faire ce genre de bêtise.
D’autres interprétations sont sans doute possibles, mais ce florilège montre déjà que le message peut être ambigu, voire conduire au contresens. Ces interprétations reposent toutes sur le fait qu’il y a dans ce pictogramme un « changement », qui se fait remarquer et de là étonne : le personnage est explicitement une petite fille. Du moins, il est difficile de ne pas voir qu’on essaie de nous faire comprendre que c’est une petite fille (nous y reviendrons).
La mécanique sémiologique enclenchée est puissamment dénotative : les membres de l’Ancien monde, inégalitaire et structuré par le « masculin générique », c’est-à-dire l’usage d’une forme masculine pour signifier l’acteur sans préciser son sexe, remarquent le sexe féminin de l’enfant, puisqu’on n’a pas choisi de figurer un enfant « générique », donc plutôt masculin, disons en pantalon (on reviendra aussi sur ce point).
Jusque là, donc, la pictographie s’analyse comme l’écriture, et la pictographie inclusive comme l’écriture inclusive. Avec les mêmes difficultés structurelles, telles que la figuration de l’humanité plutôt que celle de l’homme. On peut espérer que cette ambiguïté sera levée par l’avènement de la société égalitaire quant aux sexes, dans laquelle le féminin pourra porter lui aussi la généricité, et n’induire qu’une interprétation univoque du pictogramme.
Qu’en est-il donc de la possibilité « inclusive » du langage [1] de l’image, qui n’est ni séquentiel ni verbal ? Sa richesse intrinsèque est un degré immense de polysémie au regard de la langue écrite. Celle-ci, par toute une série de propriétés, de modes de fonctionnement et d’opérateurs techniques (sens de lecture, dictionnaire, contexte lui-même écrit, normativité typographique des signes, orthographe et grammaire académiques, etc.), peut atteindre, si on le souhaite, un degré de contrôle du message extrêmement élevé et ne laissant que très peu de place à l’interprétation – qui peut d’ailleurs être elle-même régulée et normée par d’autres textes.
Le pictogramme se doit quant à lui, par principe, d’annuler ou de réduire fortement cette polysémie fondamentale de l’image. Un programme toujours ambitieux, et dont on voit à quel point il est dépendant du contexte social et de sa capacité à induire telle ou telle approche interprétative. En un sens, la langue écrite est organisée de manière à permettre un meilleur contrôle de cette induction, notamment car les conventions orthographiques (au sens large, étymologique) en sont en grande partie explicites. La question se pose donc de l’orthographie inclusive des pictogrammes.
De l’orthographie inclusive.
Avant de revenir au pictogramme, un détour par les avatars de l’inclusivité scripturale n’est pas inutile.
On le constate tous les jours, les promoteurs de l’écriture inclusive, et encore plus ses utilisateurs, font beaucoup de fautes d’orthographe inclusive. Ou du moins, ils ne tiennent pas la distance : très rapidement, dans ce genre de texte, après une entame très inclusive, souvent pratiquée en extension (« les étudiants et les étudiantes ») plutôt qu’en compréhension (mots épicènes, tournures d’évitement), l’application de la règle s’affaiblit et un très grand nombre de fautes d’orthographe se présentent à la lecture (sans parler des mauvaises façons d’user du point médian). D’une manière générale, la réalisation des intentions inclusives n’est que rarement cohérente de bout en bout. Cela s’explique aussi par le fait que nombre de textes ne font apparaître des humains qu’à leur début, car ils leur sont adressés directement, alors que leur développement est quant à lui impersonnel, ou compris comme tel. Bref : en orthographe inclusive, le niveau est catastrophique !
Ce faible systématisme correspond aussi au fait que les règles et normes de l’expression inclusive ne sont pas encore totalement établies, notamment au plan académique. À l’écrit, il existe même un certain flou doctrinal, car des linguistes militants avancent que l’expression inclusive doit être l’expression « en extension » de la diversité sexuelle des groupes – « les étudiantes et les étudiants », par exemple –, et que l’usage du point médian ou de tout autre signe écrit n’est que de l’ordre de l’abréviation, commode mais paresseuse, en somme. Une demande d’extension de l’expression qui risque de percuter le mur de l’économie du langage – une bonne partie des règles d’évolution des langues reposent justement sur des formes de paresse, y compris musculaires, de raccourcissement des mots, de simplification, etc.
Établir une norme d’expression est donc en général assez difficile. Surtout quand des formes d’intelligence artificielle y ajoutent une dose de bêtise authentique. Car les systèmes informatiques ont pour l’instant assez peu d’intuition, et il faut encore leur expliciter les normes orthographiques de l’écriture inclusive.
C’est ainsi qu’on a pu recevoir, de la part d’une administration universitaire, le courriel suivant :
Sur autorisation du·de la directeur·rice, [Mme X] a validé administrativement votre demande de mission…
On peut tout imaginer ! Par exemple, nous venons d’y faire allusion, que le message est produit automatiquement par un logiciel qui ne sait pas le sexe de la direction du service, ou qui n’est pas programmé pour l’indiquer. On peut aussi imaginer que c’est une personne humaine qui a « copié-collé » un message « générique », sans l’adapter. On peut imaginer, encore, qu’elle ne connait pas le sexe de la direction, ou bien qu’elle n’en connait pas le genre et crait de commettre un impair. Mais quoiqu’il en soit des raisons de ce message formellement « inclusif », il est empreint d’une absurdité quelque peu comique, laissant penser que l’administration universitaire ne connaît pas le sexe (ni le genre) de chacun de ses agents, alors qu’il est absolument déterminé. Et s’il l’est, puisqu’on se réfère à une personne connue, il n’y a aucune raison de l’effacer. Sauf si l’inclusion des genres veut en fait dire leur effacement pur et simple.
La pratique de l’écriture inclusive n’est donc pas une sinécure. En l’absence de normes, les acteurs sont livrés à eux-mêmes et la créativité orthographique maximale.
Mais l’affaire serait simple si les règles n’étaient pas autant la solution que le problème. Marina Yaguello explique en 1979 [2] que si la demande d’inclusivité de la langue émane, dès les années 70 aux États-Unis, des sociétés anglophones, c’est sans doute aussi du fait que l’anglais impose une « double peine » linguistique aux femmes (voire une triple) :
[…] le possessif, en anglais le génitif du pronom personnel, s’accorde avec le possesseur : d’où la situation suivante : dans tout énoncé à référence générique ou indéfinie, le masculin risque d’apparaître en trois points : par le choix de man, d’un de ses composés ou d’un nom d’agent masculin, par le choix d’éléments de reprise qui seront toujours masculins, qu’il s’agisse du pronom personnel ou du possessif. (Yaguello 1979, 153)
Cette formulation technique se comprend mieux par un exemple (nous citons à nouveau Yaguello, idem, et nous soulignons), comparant l’anglais et le français, quant à lui vertueux sur ce point :
- Man adjusts his life to his environment
- L’homme adapte sa vie à son environnement
Au moins, en français, dans un texte parlant de ce qui se rapporte à un homme, on a pas mal de chance de lire des possessifs féminins ! Sauf qu’il y a une deuxième couche de règles, propres à la langue qui se parle, dont celle qui édicte que, devant un mot commençant par une voyelle, ma devient mon : « mon amie »…
Faut-il donc normer grammaticalement et orthographiquement la pictographie pour la rendre plus inclusive ? Et comment s’y prendre ? Sur quelles bases ?
L’invention d’une langue inclusive.
Ces questions obligent à avoir une idée assez claire de ce qu’on entend par normer une langue, et sur ce que ça produit, c’est-à-dire ce qu’est une langue normée. Ou autrement dit régulée. Ceci quel que soit le type de langue, qu’elle soit alphabétique, idéographique, ou pictographique.
L’idée de norme linguistique, dont on attend qu’elle soit le produit de règles, ou a minima que des règles puissent en rendre compte, peut être mieux saisie si l’on considère ses excès. On sait par exemple à quel point une certaine partie de la société française est attachée au respect de la norme orthographique, voire au respect d’une certaine qualité d’expression. Au point d’avoir fait de l’orthographe un des critères principaux de sélection scolaire. Obérant du même coup, probablement, la diffusion du français et son usage comme langue véhiculaire mondiale. Dans le registre des langues construites [3], on peut aussi mettre au compte d’une rigidité normative l’échec du volapük, à laquelle son créateur – le prêtre catholique allemand Johann Martin Schleyer –, ne voulait pas qu’on touchât pour l’améliorer. Ce qui ne fut pas le cas de l’espéranto, créé dans les années 1880, qui du reste a connu plusieurs évolutions et a déjà une histoire.
Dans le registre pictographique, on pourra aussi citer la chorématique, proposée par le géographe Roger Brunet, mais dont le succès en tant que langage est resté confidentiel, notamment parce que Brunet ne souffrait pas l’idée que d’aucuns puissent s’approprier cet intéressant moyen d’expression de la géographie qu’il avait initié, pour le faire évoluer, l’amplifier, le populariser [4]. Les langues inventées sont à leurs débuts vulnérables à la psychologie de leurs inventeurs.
À chaque fois, l’excès de norme, l’excès de régulation linguistique conduit à l’échec de la langue, alors que, souvent, le projet linguistique était au contraire la diffusion d’un idiome favorisant l’intercompréhension. La raison de cela peut s’exprimer sous une forme assez simple : ce qui distingue un langage d’une langue, c’est justement son rapport à la norme. Et une langue trop régulée se réduit vite à un langage. Elle se referme sur elle-même. Elle devient l’outil technique d’une communauté fermée, au lieu de s’ouvrir sur l’altérité pour faire société. Une langue est d’autant plus vivante et utilisée qu’elle présente une variabilité interne élevée, c’est-à-dire qu’elle devient un objet culturel, un objet de création, ce qui trouve son accomplissement dans la littérature, en particulier la poésie.
L’idée de réguler la langue pour la rendre inclusive impose d’avoir ce mécanisme à l’esprit. L’alternative est simple : une mauvaise régulation réduit la langue inclusive à être celle de la communauté des féministes (ou des milieux très féministes) ; une bonne régulation saura aux contraire habilement jouer le jeu de la société, de la culture, des cultures, pour faire évoluer l’expression sans violer la langue. Mais il est difficile d’envisager alors une évolution de la langue sans une évolution de la société.
Mais justement : si une partie du mouvement féministe a choisi la voie d’une régulation relativement agressive de la langue, c’est qu’elle adhère, implicitement mais aussi explicitement, à une théorie déjà ancienne, dite « l’hypothèse Sapir-Whorf », qui soutient (à partir des années 1940) l’idée que la pensée (et donc la culture) dépend directement et étroitement de la langue et de ses structures. Pour le dire vite : une langue sexiste induit une société sexiste. Et il suffirait de rendre la langue non sexiste [5] pour rendre la société non sexiste (au sens de non discriminante envers les femmes, égalitaire).
Cette hypothèse quasi axiomatique, émise par deux anthropologues, sorte de radicalisme culturel dans le domaine linguistique, a pourtant été contestée par nombre de linguistes.
Roman Jakobson est l’un de ceux qui ont montré qu’au contraire la traduction d’une langue à l’autre était toujours possible – je suis ici l’exposé de Marina Yaguello –, et c’est bien cette idée qui a connu un grand développement, notamment autour des travaux de Noam Chomsky : il y aurait des structures mentales universelles – un ordre naturaliste, donc – qui justifieraient la recherche d’une logique générale à toutes les langues, logique qui serait modulée par les cultures.
Cette universalité des structures du langage humain a un côté pile et un côté face. D’un côté, cette idée a motivé des recherches en linguistique, autorisé l’élaboration de langues artificielles (espéranto et autres), et in fine permis de mieux comprendre le fonctionnement des langues et leurs transformations, en précisant mieux leur dimension culturelle, et donc sociale. À partir de là, on peut imaginer qu’on en déduise jusqu’à quel point on peut réguler et orienter la langue.
D’un autre côté, elle a pu donner lieu à des spéculations philosophiques sur la possibilité d’une langue universelle, voire d’une langue « parfaite », sujet qui a beaucoup intéressé Leibniz et dont Umberto Eco a retracé la recherche (Eco 1994).
Dans cette histoire de langue parfaite, permettant une expression idéale, débarrassée des oripeaux de la culture et de ses travers sexistes, on trouve aux origines occidentales la langue d’Adam… Et plus généralement, l’idée, discutée par Platon dans le Cratyle, que la langue originelle serait une langue « mimique », qui mimerait les choses ; une sorte de généralisation de l’onomatopée, en quelque sorte. Au lieu d’être arbitraires – c’est la thèse de Saussure –, les signes de la langue seraient dans un rapport d’analogie parfaite avec les choses.
Et c’est là qu’après ce long détour nous rejoignons notre sujet : les pictogrammes représentent le réel, de manière figurative. Au besoin, ils s’aventurent un peu au-delà, en signifiant des idées par quelques symboles simples, tels que la croix rouge pour signifier l’interdiction ou l’empêchement.
Si la langue pictographique est bien une langue et si on souhaite l’orienter vers l’inclusivité, c’est en tout cas une langue qui nourrit un rapport très spécifique à la culture, car il s’agit du rapport aux images dans la culture. Si l’on change les images en en attendant un changement culturel dans la société, il faut tenir compte du fait que l’image pictographique opère par analogie directe et se veut la plus détachée possible de considérations culturelles.
Remplacer l’enfant générique, plutôt un petit garçon, par une petite fille, sans ambiguïté, est-ce suffisant pour induire dans la société un changement culturel favorable aux femmes ? Est-ce une opération analogue à l’usage du point médian, qui opère dans le registre d’un langage alphabétique recourant à des signes arbitraires ? Au niveau sémantique, on pourrait l’affirmer. Avec un revers à la médaille : si analogie stricte il y a, le pictogramme ne s’adresse alors qu’aux parents des petites filles…
Mais un autre problème se pose au niveau sémiologique, c’est-à-dire au niveau des combinaisons de signes, du sens qu’elles produisent, et non seulement du sens associé aux signes eux-mêmes (le niveau sémantique).
Sémantique et sémiologie inclusives.
Ce problème peut être illustré en déplaçant l’analyse sur un terrain intermédiaire entre l’écriture alphabétique et l’écriture pictographique : l’écriture idéographique. Même si le chinois use d’une écriture en réalité idéophonographique, nous pouvons y puiser des exemples de sémiologie idéographique qui montrent comment des signes non alphabétiques se combinent [6].
Par exemple, les deux caractères peng et you (ici écrit en pinyin et sans tons, pour simplifier) forment ensemble le mot « ami ». « Wo de pengyou » signifie par exemple : « Mon ami » (wo : je ; de : marque de possession). Le mot femme s’écrit par un caractère qui se transcrit « nu » en pinyin. Le mot « nan » veut dire « homme ».
Eh bien, « nu pengyou » ne veut pas dire « une amie », ni « nan pengyou » « un ami ». Ils signifient respectivement « petite amie » et « petit ami ». En chinois, préciser le genre (sexe) d’un ami, le genre (sexe) d’une amitié, c’est de facto parler de sexe…
Ce cas illustre l’idée que, même si la langue use de signes directement interprétables quant à leur sens, avec peu de connotation culturelle, la culture s’invite à nouveau dans la langue par l’assemblage des signes. Assemblage relationnel qui, quand il est souple et ouvert, fait passer du langage à la langue.
Dans notre pictogramme, nous avons un exemple d’assemblage tout à fait frappant : la petite fille tient dans sa main une sorte de poupée, ou bien ce qu’il est convenu d’appeler un « doudou ». Nous comprenons que c’est le moyen qu’a trouvé l’auteur du pictogramme pour exprimer l’idée de l’enfant, en l’absence d’une autre possibilité si un adulte avait été présent dans le pictogramme : dans ce cas, la taille plus petite de l’enfant aurait convenu.
Mais une poupée n’est pas autre chose qu’un humain miniature…
L’esprit malveillant interrogé plus haut aurait quant à lui sans doute indiqué que marquer le genre féminin de l’enfant pouvait se faire avec cette seule poupée, en vertu du stéréotype selon lequel les petits garçons ne jouent pas à la poupée… (une mitraillette aurait posé d’autres problèmes).
Enfin, pour en terminer avec les difficultés que rencontre le régulateur dans son entreprise de régulation de la langue, il faut bien se rendre à l’évidence : quand la langue est pictographique, elle est lue dans une langue naturelle…
C’est là qu’on retrouve un des reproches récurrents formulés à l’encontre des formes abrégées de l’écriture inclusive : « c’est illisible ! ».
Effectivement, les formes utilisant le point médian (ou d’autres signes) ne sont pas alphabétiques, mais idéographiques. Elles transcrivent une idée ; elles ne transcrivent pas une prononciation. À la lecture à haute voix, un lecteur consciencieux devrait prononcer la phrase dans sa version non abrégée. S’il est écrit « les étudiant·es », il faut lire (et dire) « les étudiantes et les étudiants », ou bien « les étudiants et les étudiantes ».
La régulation par l’écriture inclusive abrégée va un cran au-delà de la réduction de la langue au langage – qui s’apprécie plutôt globalement : elle opère une réduction de la langue à un code [7]. Il faut comprendre par là que le code est encore plus éloigné de la langue que ne l’est un langage. Il est encore plus communautaire, encore plus simple, sans grammaire, univoque, sans société. Le code est incapable de poésie. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force et son utilité en tant que code. En un sens, l’écriture inclusive abrégée n’est donc pas « linguistique ».
C’est en partie pour éviter cette réduction que, dans un texte littéraire en écriture alphabétique, on préfère écrire les nombres en lettres plutôt qu’en chiffres, car les chiffres sont des idéogrammes. On évite ainsi d’enchâsser dans le texte alphabétique un morceau de texte idéographique. Selon cette interprétation, la réduction au code dans une opération qui se donne une ambition sociale semble donc pour le moins incongrue. On peut douter de son efficacité, voire de sa pérennité, en tout cas au-delà d’un cercle d’initiés.
En réalité, ce parasitage de la lecture alphabétique par la lecture idéographique produit chez certaines personnes un résultat tout à fait inattendu : un effet nul. Certain·es auront peut-être fait cette expérience : quand on est confronté·e à un long texte écrit en écriture inclusive abrégée, une fois les première lignes passées et compris le message féministe, les parties idéographiques du texte sont comme effacées, comme ôtées spontanément par le cerveau du lecteur·rice du flux de mots qu’il·elle a à traiter. Du reste, le point médian aide bien à cela : l’œil semble le repérer immédiatement et l’interpréter comme une indication de ne pas tenir compte de la partie de mot qui le suit. Les ajouts féminisant les mots sont donc mentalement convertis en sortes d’enluminures, et le texte lu l’est selon les règles classiques, notamment selon l’usage du masculin générique et indéfini. Le cerveau peut faire des merveilles pour se simplifier la vie [8]. Lecteurs, lectrices, relisez ce paragraphe pour vous en convaincre !
Cette sorte d’accoutumance quasi-physiologique au bruit linguistique que constitue l’écriture inclusive abrégée suggère en un sens que ses concepteurs ont imaginé curieusement une écriture sans lecture, et donc sans lecteurs.
C’est pour cela que le succès à venir de l’expression inclusive est conditionné au fait d’être capable, d’un seul mouvement, d’attaquer le sexisme dans la langue sans pour autant attaquer la langue elle-même en tant que langue, c’est-à-dire notamment son économie de fonctionnement alphabétique à l’écrit et son économie de moyens en général. Une langue inclusive doit avant toute chose être et demeurer une langue.
De la pictographie différentielle des sexes.
La figuration pictographique de la généricité humaine n’est donc pas si simple, coincée entre l’analogie sémantique étroite et la combinatoire sémiologique culturellement orientée. La mécanique de l’image pictographique, si elle repose sur l’analogie et se veut universelle, use toutefois de procédés qui peuvent étonner.
En premier lieu, on pourrait faire remarquer que les femmes sont en général habillées, coiffées et les hommes nus.
On peut faire l’hypothèse que les pictogrammes d’hommes les représentent habillés d’un pantalon, d’un pull-over à col roulé, et les cheveux rasés : comme ces vêtements épousent les formes du corps, il n’est pas abusif de dire que les hommes sont rendus assez directement dans leur anatomie propre. En tout cas, ce n’est en général pas le cas des femmes, que les pictogrammes figurent souvent habillées d’une robe, marquant peu leur poitrine – en fait jamais, mais ils sont vus de face –, et arborant souvent des cheveux longs, ce qui les rend visibles, distincts de la forme ronde de la tête des hommes. La figuration pictographique des femmes est donc plutôt culturelle que biologique.
Exception qui confirme la règle : les femmes enceintes sont représentées par leur ventre proéminent, et donc de profil ; une sorte de réduction à leur anatomie, opérant comme un rappel de la fonction maternelle, donc pas nécessairement du goût de toutes les féministes.
On pourra noter que ce procédé de distinction est allé assez loin, au sens propre comme au figuré, car la femme figurant sur la plaque emportée par chacune des deux sondes spatiales Pioneer 10 et 11 porte les cheveux longs… Et seul l’homme salue les extra-terrestres (Jablonka 2019, 22). Ceux-ci risquent d’être surpris en débarquant sur terre ; le monde a changé !
Pourtant, ce choix pictographique n’est pas techniquement nécessaire : on sait depuis assez longtemps dessiner, même de manière stylisée, des silhouettes différentes selon les sexes. Et sans même recourir à la différence de taille, qui est une composante du dimorphisme sexuel chez les humains. On pourrait par exemple s’inspirer d’une astuce graphique employée dans certaines bandes dessinées, qui figurent les membres de femmes en supination – paumes vers le hauts, coudes et genoux vers l’intérieur – et ceux des hommes en pronation – paumes vers l’arrière, coudes et genoux vers l’extérieur.
Il faut donc reconnaître que la pictographie a quand même un penchant pour l’iconicité genrée, au sens où elle va chercher la différenciation des sexes dans des distinctions socialement très construites, et construites selon un imaginaire social nettement marqué par la sexuation des rôles sociaux. En un sens, d’un point de vue pictographique la différence entre les hommes et les femmes s’établit de biais : les hommes ont un sexe, les femmes ont un genre [9].
Mais que se passerait-il alors si l’on voulait égaliser les conditions pictographiques des hommes et des femmes et promouvoir une pictographie inclusive ?
Habituellement, dans beaucoup de pays, comme dans les lieux mondialisés, les toilettes ne sont pas mixtes [10]. C’est un lieu où l’on trouve, d’un côté, des personnes équipées de parties intimes de type masculin (avec urinoirs), et de l’autre de personnes équipées de parties intimes de type féminin (sans urinoirs). On a pris l’habitude de marquer cette différence dans la conception architecturale des toilettes, car, justement, pour ce genre d’acte, uriner, le sexe compte, indépendamment du genre [11]. Il est donc assez légitime de maintenir dans le pictogramme la différence des sexes, qui n’est pas une différence des genres. Et quand bien même on réunit les deux populations dans un même lieu, il continue d’être pertinent de figurer la diversité duale de l’humanité face aux besoins naturels. Il suffit d’imaginer le contraire pour s’en convaincre : un pictogramme ne figurant que des hommes, ou que des femmes, ne signifierait pas cette totalité.
On peut néanmoins s’interroger sur le fait de figurer hommes et femmes en pantalon et robe respectivement, ou avec des cheveux longs et courts. Mais on est coincé : comment faire pour figurer la différence des sexes autrement que par des dessins qui, soit figurent clairement le dimorphisme sexuel, soit utilisent des proxys traditionnels, ancrés dans les pratiques et les cultures ? Les hommes dans les espaces occidentalisés ne portent pas souvent des jupes, et encore moins des robes. Pour les cheveux, c’est bien plus ambigu. Encore que la longueur moyenne des cheveux soit assez nettement genrée. Et la mode n’y change rien ; par définition, elle fluctue.
On pourrait aussi utiliser un critère de taille, si hommes et femmes sont présents ensemble sur le pictogramme, côte à côte, le dimorphisme sexuel de l’espèce humaine et sa représentation étant quand même bien établis sur ce point. Mais on se heurte alors au problème de la figuration des enfants, qui n’ont pour eux que la taille. D’où, quand ils sont seuls, la solution du doudou… Au bout du compte, il semble quand même que la figuration sans équivoque d’un homme et d’une femme pour le pictogramme des toilettes vise plus à figurer toute l’humanité, de manière inclusive, par sa diversité, que de détailler les personnes autorisées à fréquenter les lieux d’aisance.
On retrouve cette même problématique d’inclusivité à propos du pictogramme de l’ascenseur. Il n’est parfois composé que de pictogrammes masculins, qu’il faut alors comprendre comme des humains génériques ; pas tant comme le fait que les femmes portent désormais souvent des pantalons. Si l’on n’utilisait que des pictogrammes de femme (avec robe, cheveux longs, etc.), en vertu de la dissymétrie du port des robes et jupes on risquerait de signifier que l’ascenseur n’accueille que les femmes (ce qui pourrait du reste être une revendication féministe sécuritaire). En général, a minima, l’ascenseur est figuré par sa cabine, sous la forme d’un rectangle encadrant les personnages. L’ascenseur regroupe hommes et femmes. Pour les toilettes, c’est l’inverse : une barre verticale sépare souvent les deux personnages.
En matière de langage pictographique, la généricité semble donc plus exigeante, devant prendre un appui plus ferme sur les conventions sociales, du fait de la mécanique analogique de l’image, de sa concision, et de la simplification radicale de sa grammaire.
Extension du domaine de l’acteur.
Maintenant que nous avons une idée un peu plus nette des défis sémantiques et sémiologiques qu’adresse la pictographie inclusive à ses thuriféraires, il est temps de porter un regard un peu plus appuyé sur l’inclusivité elle-même (qui va au-delà de l’inclusion [12]).
Le fait est que le langage inclusif s’emploie surtout dans des textes concernant des acteurs humains, et pas tant dans ceux qui ne traitent que de relations entre objets et environnements. C’est une manière de préciser d’ailleurs la différence entre science du social et sciences de la vie ou de la matière : la science du social repose sur le triptyque égalitaire acteurs-objets-environnement, et pas seulement sur des objets plongés dans un environnement (Dulac 2022)
Mais devrons-nous bientôt écrire dans nos textes inclusifs des formules du type : « les loups et les louves » plutôt que « les loups », les « chats et les chattes » plutôt que « les chats », « les chiens et les chiennes » plutôt que « les chiens » ? [13]
Ne devrions-nous pas le faire déjà pour ces animaux dont le substantif diffère selon le sexe, marque le sexe dans la langue, c’est-à-dire les animaux genrés (ni scorpion ni araignée par exemple). C’est que ces animaux sont en fait déjà intégrés dans la société, en tant qu’acteurs. Ce dont témoigne en réalité cette « genrification ». Ce qui fait que l’enjeu n’est pas tant de savoir si les dauphins ont assez d’émotivité pour que le mot « dauphine » désigne autre chose que les accessits au concours de Miss France, mais de considérer que certains animaux sont suffisamment socialisés pour pouvoir être humanisés, notamment dans le langage par la « genrification ». Il existerait ainsi dans la création des animaux qui seraient comme « associés » aux humains pourrait-on dire. Le terme « associés » renvoyant ici très exactement à son étymologie latine, ad sociare, qui veut dire « joindre à » ou « unir à ». Il semblerait que l’origine de sociare soit du reste à chercher dans le sanscrit « saci », qui signifie « amitié », et encore plus en amont dans la racine indo-européenne « sac », qui exprime l’idée de « suivre » (et a donné sequi en latin).
Ainsi, on pourrait poser une équivalence, pour une espèce animale, entre le fait d’être « associée » et le fait d’être genrée, ceci traduisant sa sortie du monde des objets et son entrée dans le monde des acteurs. Ce qui en retour module légèrement la définition du concept d’acteur : à la définition qu’en donne par exemple le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, « actant pourvu d’une intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative » (Lussault 2013), il faudrait ajouter que ces traits signant l’actorialité peuvent aussi être attribués par les acteurs humains à des non-humains, et que les premiers opèrent alors comme truchement pour les seconds.
En termes pictographiques, dans ces conditions, il faut s’attendre à de sérieuses complications, quand il faudra figurer de manière inclusive les chiens comme les chiennes sur des paquets « d’aliments pour chiens et chiennes », meilleurs amis de l’homme et de la femme.
Une justice sociale de quel genre ?
En achetant un désodorisant pour toilettes portant une pictographie inclusive plutôt qu’une pictographie classique, de facto masculiniste, il est clair que l’on fait un geste militant et vertueux en faveur de la justice sociale. Une question vient donc à l’esprit : à quelle théorie de la justice sociale la langue inclusive émarge-t-elle ?
Le processus de civilisation (Elias 1939), peut être vu comme l’accroissement de la capacité des humains à faire des différences entre les phénomènes – pour différencier des « choses » – sans pour autant que ces différences ne fondent une injustice entre ces choses, notamment sur le plan de l’égalité, au sens large, et quelles que soient ses définitions actuelles et à venir. En un sens, la civilisation est donc la valorisation des différences entre les hommes et les femmes, considérant la diversité comme une richesse et une ressource, sans pour autant que cette différence ne serve la domination des uns sur les autres.
À ce compte, la justice linguistique peut difficilement être égalitariste, ce qui obligerait en français à supprimer les genres grammaticaux, donc soit à inventer un neutre, soit à choisir un des deux genres comme neutre. On rappellera que le neutre a existé en latin, mais qu’il s’est avec le temps confondu avec le masculin, car il ressemblait beaucoup au masculin. Pourquoi lui ressemblait-il ? Nous sommes ramenés au problème précédent. Mais d’autres procédés égalitaristes sont possibles : par exemple, ne composer que des textes où le masculin et le féminin sont représentés à part strictement égale, y compris en tenant compte des règles de grammaire. Et en utilisant exactement le même nombre de mots féminins et masculins ; qu’on se débrouille ! Ce qui souligne aussi le caractère souvent artificiel, contingent et purement formel de l’égalité égalitariste.
L’utilitarisme ne cadre pas non plus très bien avec la justice linguistique, car s’il s’agit de faire le bonheur du plus grand nombre, comme les deux sexes sont en nombre à peu près égal, la guerre des sexes risque de se terminer par un match nul. Et c’est encore la meilleure issue, car il faudrait pour cela mobiliser toutes les femmes, et donc avoir réglé le problème de l’influence des hommes sur les femmes, conduisant certaines de ces dernières à adopter le point de vue et le parti des premiers. Et si ce problème est réglé, alors la langue inclusive n’a plus d’objet.
Le principe d’équité selon John Rawls, qui consiste peu ou prou à limiter les dégâts en acceptant certaines inégalités du moment qu’elles n’affectent pas fondamentalement la liberté de chacun, cadre un peu mieux avec les intentions de l’écriture inclusive. Celle-ci offre aux démunies de la langue que sont les femmes une forme de compensation formelle, langagière, dont on espère qu’elle aura un effet social dans l’amélioration de la condition des femmes. Le prix à payer en termes de liberté langagière peut cependant sembler un peu élevé, puisque, comme on l’a vu, les règles de l’équité contreviennent facilement aux principes les plus généraux du fonctionnement des langues, au point de les réduire à des langages, voire à des encodages, et donc de réduire la liberté d’usage de la langue par tout un chacun, pour en user comme bon lui semble. Du reste, la théorie rawlsienne est une théorie fondamentalement étatiste, non dénuée d’une coloration technocratique, et donc présupposant un certain esprit communautaire qui rime avec celui qui favorise l’adoption précoce de l’écriture inclusive – même encore mal définie – dans certains microcosmes.
Le libertarianisme définit une sorte de justice primitive, dont la robustesse tient à la conception assez fruste du social qu’elle présuppose, mais qui en contrepartie ne suppose pas l’appareil politico-administratif de la justice selon Rawls ; elle en évite au moins les dérives bureaucratiques. S’il n’est pas facile de voir dans l’expression inclusive autre chose qu’un volontarisme régulateur, très éloigné du libertarianisme, on pourra toutefois faire remarquer que l’argumentation fondant cette revendication féministe peut parfois sembler à front renversé, quand elle choisit notamment de mettre en avant le fait que les femmes n’en ont pas pour leur argent, pour utiliser une métaphore. Le sous-entendu est bien que la contribution des femmes à la marche du monde est égale à celle des hommes, mais qu’elle n’est pas reconnue à sa juste valeur. « À chacun selon son mérite » est une maxime qui, prise au sens strict, est libertarienne. Dans cette perspective, la langue constituerait un procédé parmi d’autres d’invisibilisation du mérite des femmes, et la langue inclusive, une opération de dévoilement de cette injustice, en vue de la corriger. Cette opération suppose toutefois une certaine torsion de la pensée libertarienne, qui est fondamentalement individualiste et perd son sens appliquée à un collectif de genre tel que les femmes.
Enfin, la théorie de la justice développée par Amartya Sen, fondée sur la notion de « capacités » (capability), pousse la théorie de Rawls un cran plus loin, cherchant à rendre aux individus leur statut d’acteur plein et entier. Ce qui est de nature à amoindrir les effets communautaires et technocratiques de la théorie de Rawls. Les militants de la langue inclusive pourraient s’en inspirer pour envisager des modes d’intervention plus efficaces que les injonctions normatives ou régulatrices qu’ils formulent, et dont on peut penser, comme on l’a dit, qu’elles ont des effets délétères sur la langue en tant que langue et donc peinent à atteindre leur objectifs.
Et la justice pictographique dans tout cela ? Difficile d’être péremptoire. La modestie s’impose en cette matière. Les quelques remarques que nous avons formulées ici nous ont conduit à émettre l’hypothèse générale que la pictographie est une langue plus fragile que le langage naturel, oral ou écrit. Si bien que les principes de transformation langagière envisagés pour changer la langue en vue de changer la société ont peu de chance de s’appliquer à la langue des pictogrammes. La pictographie est un art difficile, qui ne pardonne pas la médiocrité.
Remplacer un petit garçon générique par une petite fille à poupée n’est pas exactement la même chose que redoubler les personnages d’un texte pour faire apparaître ceux du sexe féminin. Ce qui est lourdeur stylistique d’un côté devient licence poétique de l’autre. D’ailleurs, on pourrait s’étonner que notre pictographe inclusif n’ait pas opté pour une scène charmante, montrant deux petites silhouettes, un garçon et une fille, se faisant la courte échelle pour atteindre les produits d’entretien… Nous laisserons au lecteur le loisir d’imaginer l’image, ses variantes, ses interprétations, et la suite de l’histoire.