Tous ceux qui admettent avec Alain que « Penser, c’est dire non » ou que « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit » (Alain 1985, p. 351) trouveront étrange, absurde ou insupportable l’alternative posée dans le titre. Pourtant, c’est bien là la question posée par un débat qui traverse en ce moment le monde des économistes français, mais dont la portée dépasse sans doute ce simple champ. Concrètement, deux représentants patentés de l’orthodoxie économique ont estimé pouvoir disqualifier les positions de leurs adversaires « hétérodoxes » en qualifiant celles-ci de « négationnisme économique » [1].
Ce genre de pratiques n’est pas neuf : à simple titre d’exemple, il avait déjà été employé en 2005 par les tenants d’une « orthodoxie » cathare (qui repose sur une conception essentialiste du Midi, facilement relayée par des mouvements régionalistes et les intérêts touristiques qui ont engendré la marque « Pays cathare » déposée en 1992 par le Conseil Général de l’Aude) à l’encontre d’enseignants-chercheurs que leurs travaux conduisaient à nuancer la fréquence des hérétiques dans la région, à proposer une autre lecture, nettement plus large, de l’apparition du phénomène, et à concevoir l’hérésie plutôt comme une imputation que comme la manifestation d’une volonté de rupture à l’encontre d’un modèle culturel et religieux étranger [2].
Le « négationnisme » dont accusent les défenseurs d’une orthodoxie n’a évidemment rien à voir avec la démarche de rupture dont parlait Alain : même si l’on s’en défend explicitement, même si l’on distille avec prudence (pour éviter le procès) les allusions à tel ou tel négationnisme légalement interdit, on voit bien ce qui est en jeu – non pas la référence à la position de rupture, de négation au sens d’Alain, sans laquelle il n’est pas de progrès des connaissances possible, mais une manière de discréditer à bon compte les positions adverses en jouant sur la connotation moralement négative du terme.
Sans le vouloir, par conséquent, l’ouvrage dont il est question soulève le problème de la nature du refus qui, explicitement ou non, caractérise la démarche du chercheur. Fondamentalement, me semble-t-il, on pourra considérer que le négationnisme au sens idéologique (et non pas rationaliste, comme chez Alain) consiste en premier lieu (au-delà des aspects moraux et légaux) à refuser d’emblée de « jouer le jeu » de la démonstration rationnelle et vérifiable, c’est-à-dire de se plier aux règles communes qui fondent la validité d’une explication – le négationnisme, comme le complotisme, partant dès le départ du principe que tout ce qui va à l’encontre de la position défendue est nécessairement faux : par conséquent, il n’y a pas de possibilité d’administration de la preuve autre que l’adéquation de la « preuve » à la thèse posée en prémisse.
Bref, le négationnisme, comme le complotisme, évolue dans un univers de la (prétendue) vérité, du dogme, posé en amont – ce qui n’a évidemment rien à voir avec la science, c’est-à-dire avec la nécessité permanente de la critique (à commencer par la critique réflexive). Dans le cas présent, histoire de faire bonne mesure, les deux auteurs complètent leur accusation de « négationnisme » d’une comparaison avec les climatosceptiques – ce qui montre clairement l’enjeu : condamner d’avance toute tentative de remise en cause scientifique de l’économisme dominant en l’assimilant à des cas de figure qui font l’objet d’une condamnation très générale dans notre société (le négationnisme de la Shoah, le climatoscepticisme).
Mais outre cet aspect du rapport entre la science et le dogme, un autre intérêt du débat en cours est la question qu’il soulève quant aux critères de la scientificité – puisque les deux auteurs du pamphlet en question affirment le bien-fondé de leurs positions au motif qu’elles sont réellement scientifiques, car expérimentales, tandis que celles des hétérodoxes, qui ne le seraient pas (expérimentales), ne seraient guère qu’un discours pseudo-économique sous-tendu par de simples positions idéologiques (avec ici une analogie avec la pseudo-génétique stalinienne de Lyssenko…).
La question qui m’intéresse ici n’est pas celle de l’efficacité scientifique ou non de la méthode expérimentale en économie : des doutes ou des nuances fortes, issus du monde même de l’économie mainstream, ont été émis à ce sujet, auxquels on pourra aisément se reporter [3]. Plus intéressante pour nous est la question du statut épistémologique de l’économie, que l’obsession scientiste des deux auteurs de l’ouvrage en question tente d’enraciner dans la sphère des sciences exactes, ou dures, ou naturelles, « comme la physique, la biologie, la médecine ou la climatologie » (notamment à l’aide de protocoles de recherche randomisée en double aveugle, prétendument courants en économie). Je dis bien « épistémologique », et non pas « méthodologique » (à quoi renverrait la question de l’efficacité de la méthode expérimentale évoquée à l’instant). Car la question à l’arrière-plan de cette reconnaissance vs. dénégation de scientificité se trouve l’idée selon laquelle il existerait (au moins) deux sortes, fondamentalement différentes, de procédures d’enquête, l’une débouchant sur des résultats scientifiques et l’autre (ou les autres) non.
Débat maintenant éculé, qui a opposé les sciences nomothétiques et les disciplines descriptives, ou le paradigme galiléen et les disciplines indiciaires – mais de plus en plus dénoncé en tant qu’entrave au progrès de la connaissance scientifique [4]. Car la rigueur de la construction de l’objet et des données, la résistance des observations par rapport à leurs conditions d’exercice, la réflexion du chercheur sur les déterminations historiques, culturelles et académiques (bref : sociales) de son épistémologie, le contrôle de la communauté ne spécifient en effet en rien les sciences exactes/naturelles par rapport aux sciences sociales – tandis que l’emploi d’équations ou de mesures statistiques n’est en soi ni le moyen ni le signe nécessaire d’une procédure scientifique au sens de sa vérifiabilité.
Mais cette revendication du monopole de la scientificité pour l’orthodoxie économiste n’a pas seulement, on le sait bien, une fonction au sein du champ académique de l’économie : elle vise à extraire l’économie du prétendu marigot impressionniste des sciences sociales pour la placer du côté de la vérité scientifique – c’est-à-dire de la Vérité tout court en matière d’efficience sociale, alors qu’il ne s’agit guère que d’une technologie sociale comme une autre (comme le droit, la psychologie, l’histoire et la géographie scolaires, etc.). Derrière le débat en question se cache par conséquent la question de la place de l’économie dans l’ensemble des savoirs, et notamment des sciences sociales – ce que justement font oublier, me semble-t-il, les débats en question tels qu’ils apparaissent dans les médias, animés par les économistes eux-mêmes : hétérodoxes contre orthodoxes et vice-versa.
C’est là, sans doute, la principale faiblesse de la réaction contre le pamphlet orthodoxe : rester dans le champ clos de l’économie, au risque de n’apparaître que comme une affaire interne aux économistes, ceux du centre contre ceux de la marge et réciproquement. Certes la tentative avortée (pour des raisons strictement académiques et nullement scientifiques) de créer une nouvelle section du CNU afin d’articuler l’économie et les sciences sociales peut être considérée comme un signe fort de réintégration de l’économie au sein du concert des sciences sociales.
En même temps, elle risque de contribuer à reconduire une conception selon laquelle l’économie a une légitimité en soi – ce qui n’est pas plus vrai que pour l’histoire, la géographie, la sociologie, l’ethnologie, etc., nées du démembrement de l’embryon de science sociale (fin 19e – début 20e s.), et définies par des objets (le temps/passé, l’espace, la société occidentale, les sociétés traditionnelles, etc.) plutôt que par des modes d’investigation. C’est d’ailleurs là aussi que se situe la limite de l’embededness de l’économie signalée par Polanyi [5] – qui a représenté en son temps un réel progrès, mais qui reconduit en fin de compte l’idée qu’il existe un objet spécifique dont seules changeraient la place et l’autonomie dans les systèmes sociaux.
Or, non seulement Wallerstein a appelé à abandonner (unthink) la structuration de la pensée du social qu’a enracinée dans le réel l’organisation académique [6], mais en outre c’est certainement là que se trouverait la seule issue de secours pour les « hétérodoxes » : non pas la simple interdisciplinarité (c’est-à-dire l’importation, dans les pratiques de recherches, de questionnements et/ou de méthodes puisées dans les autres sciences sociales) mais une réelle contribution à l’émergence d’une science sociale – non pas le retour aux origines, avant le partage disciplinaire qui s’effectue dans le cadre universitaire à la fin du 19e siècle, mais la double reconnaissance de l’existence d’un monde social spécifique (par rapport au monde biophysique) et de sa connaissabilité sur la base de procédures autonomes, vérifiables, critiquables et améliorables, permettant une approximation progressive quoique indéfinie.
Un dernier point peut être souligné à partir de l’ouvrage « orthodoxe », qui se réclame d’une scientificité dont la garantie est le consensus entre les pairs, lui-même mesuré par la publication dans les grandes revues. Ce dernier point concerne plus directement EspacesTemps, qui a justement rejeté les principes du peer review en double aveugle (au motif qu’il n’est en rien une garantie de valeur scientifique, à cause des logiques internes au champ académique et de la lecture étroite du mot « pairs ») et de la hiérarchisation des revues, qui transfère aux comités de rédaction un pouvoir d’autant plus grand que la revue est mieux classée, sans qu’inversement s’accroisse en proportion le bien-fondé des choix. Autonomie, transparence, transdisciplinarité, bref : indiscipline – telle est la perspective dans laquelle s’inscrit EspacesTemps, dont l’urgence est bien rappelée par le fait que puisse se produire un débat comme celui signalé précédemment.