« L’esprit des lieux est toujours ancré dans notre conscience nationale […]. Le vieux monde néo-romantique a disparu depuis longtemps, mais le rêve persiste. » (Coverley 2011 citant Woodcock 2000, p. 30)
Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine est une traduction et adaptation francophone de l’ouvrage édité par Merlin Coverley Psychogeography (2006), paru aux éditions Les Moutons Électriques, sous la responsabilité d’André-François Ruaud (2011). Cet ouvrage au format peu conventionnel se présente sous une forme ludique et originale qui n’est pas sans rappeler le monde de l’édition alternative. Prévenons tout de suite le lecteur : ce n’est pas un recueil de textes « scientifiques » — Merlin Coverley est un libraire et écrivain, autant qu’André-François Ruaud. Ce livre compte avec les brèves contributions thématiques d’Olivier Bailly, Julien Bétan, David Calvo, Raphaël Colson, Guy Darol, Damien Dion, Sara Doke, Patrick Marcel et André-François Ruaud.
Constitué de quatre parties — Londres et la tradition visionnaire, Paris et l’avènement du flâneur, Guy Debord et les situationnistes, La psychogéographie aujourd’hui —, cet ouvrage propose un chapitre conclusif présenté comme des Ouvertures, qui seront l’occasion pour nous de rapprocher cette œuvre littéraire des problématiques actuelles en sciences humaines et sociales gravitant autour de la psychogéographie. Merlin Coverley s’y interroge notamment sur les raisons de la « nouvelle popularité » de la psychogéographie : serait-ce « une réponse politique aux échecs de la gouvernance urbaine » (Coverley 2011, p. 127) ? Il semble que la renaissance d’une critique des espaces urbains en soit effectivement la principale raison.
Aux fondements de la psychogéographie.
Le terme de « psychogéographie », inventé en 1953 par un « kabyle illettré » (Coverley 2011, p. 95 citant Debord 1955), a longtemps été cantonné dans le giron des situationnistes. Le terme fut théorisé en juin 1954 par Guy Debord à partir du premier numéro de la revue Potlatch, qui marque alors sa première publication. Les situationnistes rapprocheront progressivement la psychogéographie de l’expérience scientifique en « prenant [leurs] distances avec les préoccupations artistiques des lettristes » (ibid., p. 104). Via Guy Debord, ils la définissent comme étant l’« étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus » (Coverley 2011, p. 105 citant le collectif situationniste (1958). Dès lors, la condition politique et radicale, proche de la pensée marxiste, prendra le dessus sur le ludisme et l’artistique. C’est ainsi que se retrouvent, dans la psychogéographie, les éléments fondamentaux de l’Internationale situationniste.
Ce mouvement, composé d’une centaine de membres tout au plus et guidé par le charismatique Guy Debord, est à l’origine d’une critique sociale radicale portée sur les systèmes de représentation collective (incluant l’art) et le symbolisme du pouvoir politique principalement. Ayant eu des échos réduits, ses idées ont toutefois percolé dans les mouvements étudiants des années 1960, certains groupes punk ou encore la culture pop. L’un des objectifs de L’Internationale Situationniste était de transformer la vie urbaine, perçue comme aliénante et dépoétisée ; la psychogéographie s’y affichait comme une méthodologie, une base pratique de cette transformation jusqu’alors uniquement théorisée.
La « dérive » et le « détournement » étaient les concepts fondateurs de cette méthode d’exploration urbaine, qui proposait de transgresser les codes de conduites et d’habiter en ville issus du capitalisme renaissant d’après-guerre. Lorsque l’on sait le renouveau, ou plutôt la démocratisation, qu’accusent aujourd’hui les sciences critiques dans les études urbaines, on devrait s’attendre à voir réapparaître cette référence situationniste majeure. Si tel est le cas, nous constatons avec Merlin Coverley que cela se produit en dehors des cadres de la production scientifique. Avec la lecture de Psychogéographie, tentons d’en comprendre les mécanismes.
Peut-on mélanger science et ludisme en écriture ?
On peut lire Psychogéographie comme l’on marche en ville, laissant de côté ce qui n’attire pas notre réflexion, nos sens, ou le lire comme on ferait la visite guidée d’un quartier spécifique, celui d’un champ particulier entre sciences sociales et monde artistique. Aussi, quoi que l’on fasse de cet ouvrage, sa construction dense et brève par certains aspects (compilation et multi-intervention), légère et fluide par d’autres (textes courts, bien écrits et emplis de repères), nous renvoie, en tant que lecteur, à nous-mêmes. Selon que l’on sera urbaniste ou sociologue, géographe ou psychologue, selon nos affinités interdisciplinaires, son interprétation se fera distinctement. Autant qu’un marcheur en ville s’arrête sur ce qu’il comprend pour l’analyser, sur ce qu’il ne connaît pas pour le découvrir, Coverley nous laisse libres de penser la psychogéographie et n’impose pas de point de vue catégorique, bien au contraire. C’est ici autant un avantage qu’un défaut pour cet ouvrage, plus savant que scientifique, qui constitue un état des arts psychogéographiques passant quasi exclusivement par l’écriture romanesque. Il nous invite ainsi à (re)découvrir des œuvres littéraires fondatrices d’une appréhension spécifique de la spatialité. Il manque à ce propos une bibliographie pour pouvoir parcourir le texte de façon analytique, même si les ponctuels « repères de lecture » s’avèrent bien utiles ; autant que l’index des auteurs, la liste des groupes « psychogéographiques » et leurs sites Internet de référence en fin d’ouvrage.
À la recherche des origines perdues de la psychogéographie.
Le principal objectif de ce travail est alors d’élargir la psychogéographie, de ses origines chez Walter Benjamin, Charles Baudelaire ou encore Jean-Jacques Rousseau, précédant l’Internationale situationniste, jusqu’à sa mouvance actuelle. En mobilisant la littérature, Merlin Coverley explore l’appropriation d’une pratique, son échec relatif, puis son retour dans les années 2000. Cette lecture processuelle rend compte d’une psychogéographie plurielle dont les préceptes et concepts fondateurs se détachent d’une époque ou d’un lieu spécifiques pour s’ancrer dans une exploration poétique de la ville aux frontières entre réalités spatiales et imaginaires géographiques.
Les deux premiers chapitres ont pour ambition de renouer avec les origines diffuses de la psychogéographie que Merlin Coverley souhaite ne pas voir limitées à la démarche situationniste. L’auteur recherche dans les ouvrages « historiques »les indices de ce que l’on nomme aujourd’hui « l’enquête psychogéographique ». Il répertorie ainsi « les faits statistiques purs, les détails topographiques précis et les témoignages locaux particuliers » (Coverley 2011, p. 33) en commençant par le Journal de l’année de la peste (Defoe 1722). L’auteur voit dans ces indices, présentés de manière « digressive et non linéaire » (Coverley 2011, p. 33), les origines de la dérive situationniste que Debord aurait occultée.
Les prémices de la psychogéographie sont alors situées à Londres, où interviennent principalement William Blake (décrit par Iain Sinclair comme « le parrain de la psychogéographie », ibid., p. 29, p. 37), de Quincey (c’est avec lui que commence rétrospectivement la psychogéographie selon Phil Baker (2000, cité par Coverley 2011, p. 38)), Robert Louis Stevenson (salué par Robert Mighall comme « le premier psychogéographe » (ibid., p. 43), qui nourrit l’image gothique de Londres avec The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde), Arthur Machen (avec ses fictions sur la flânerie), puis l’archéologue amateur Alfred Watkins et sa Leylinestheory [1].
Pour ce qui est de l’expérience parisienne, Coverley voit Le voyage autour de ma Chambre de Xavier de Maistre (1794) comme un prologue à la figure du flâneur, ou plutôt du « robinsonneur », à en suivre les idées d’Arthur Rimbaud pour qui robinsonner, en référence au Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719), « signifierait laisser vagabonder son esprit ou voyager mentalement » (Coverley 2011, p. 64). Robinson devient ainsi une référence en psychogéographie, sacrée par Céline (1932) dans son mythique Voyage au bout de la nuit, qui met en scène un Robinson dont le caractère imaginaire fait la force [2].
C’est donc la figure du flâneur qui sera le modèle des déambulations urbaines dans l’ouvrage de Coverley. Avec les romans de Walter Benjamin, Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire, André Breton, Aragon, etc., le marcheur (dont le sens masculin est déterminant — la flâneuse étant reléguée au statut de prostituée [3]) se réapproprie la ville. Mais nous n’avons pas là n’importe quel marcheur. Ce sont plus ou moins des intellectuels ou des artistes pour qui la déambulation est, plus qu’une marche, une démarche. Ces personnages restituent avec succès cette image du hipster, modèle lissé, voir édulcoré, de l’alternatif urbain occidental. Ce n’est alors qu’avec les photos d’Eugène Atget que l’on sort du cadre romanesque pour atteindre une forme de quotidienneté réaliste, « sans aucune des prétentions artistiques des pictorialistes » (Coverley 2011, p. 78). Aussi, l’interview de 2006 de Jean-Paul Clébert (ibid., p. 88-93) donne un exemple des multiples respirations qui ponctuent le texte de cet ouvrage illustratif et illustré.
Autre aspect formel marquant : les nombreuses illustrations et la présentation générale de l’ouvrage dénotent d’avec les essais de ce type et leur froideur récurrente. Cet atout séduisant éveille toutefois une critique concernant la suprématie de l’œil chez les psychogéographes. Outre les images superflues représentant des couvertures d’ouvrages, la notion de paysage y est essentiellement comprise dans son acception visuelle. La psychogéographie multisensorielle n’a que peu de place. Par exemple, le son, pourtant à l’œuvre depuis longtemps dans l’interprétation du paysage [4], est occulté par le choix de l’auteur de se référer à des romans exploratoires d’une poétique urbaine vue et revue. Mais ne sous-estimons pas non plus la place prédominante du regard dans l’expérience spatiale ni son importance dans les biais artistiques de la restitution de son interprétation.
Encore un élément troublant : il peut paraître étonnant de voir, chez Coverley, se confondre dans la figure du flâneur, les bobos parisiens et le clochard expressif. N’en croyez rien. À l’image d’un Kerouac, ce mélange des genres entre aventurier et hobo, hispter et bobo, révèle plutôt une aspiration pour les pionniers du genre surréaliste, ici littéraire. On y croise cependant, avec les fréquentations de Robert Giraud et du clodo autoproclamé Jean-Paul Clébert, un amas
de clochards (et de clochardes), de Gitans voleurs de chats et de chiens, biffins, étrangers en rupture de bancs, légionnaires coloriés au gros rouge, combinard à la petite semaine, vieux crocodiles blanchis au bataillon disciplinaire, ramasseurs de mégots, porteurs de cageots aux Halles, débrouillards en tout genre, sans oublier la cohorte de personnages insolites et carnavalesques, du dernier bonapartiste au poète poivrot paillard André Gellinck, du peintre-clochard Duval. (ibid., p. 85)
Voilà qui (re)présente un ouvrage agréable à lire, hétéroclite et suffisamment illustré pour les prétentions qu’il annonce.
C’est donc ainsi que Coverley ne conçoit pas de propriété et sort en une mer culturelle pour pratiquer une « pêche historique » (ibid., p. 27). Ce qu’il ramasse dans son filet : un banc d’écrivains qui ne sont pas toujours reconnus dans ou qui se reconnaissant de ce champ romanesque, et surtout parfois isolés d’autres que l’on pourrait/devrait adjoindre à cette liste. Qu’en est-il de l’Oulipo, par exemple [5] ? Ou des nombreux travaux des sciences spatiales — sur la littérature, la marche en ville et la poétique de l’espace ?
Toujours est-il que, par leur style d’écriture marqué d’une expérience des lieux traduite dans l’imaginaire littéraire, interprétation utopique ou réalité fantasmée, ces auteurs conditionnent les prémisses de la psychogéographie. De ses desseins avoués, Coverley les mobilise pour minimiser le sentiment d’invention que défend Guy Debord et renoue ainsi avec les origines perdues d’une théorie-pratique qui est aujourd’hui en pleine réinvention.
Une histoire du présent pour l’expérience psychogéographique future.
C’est alors en partant d’un constat d’échec relatif du surréalisme (Nadeau 1945) que Coverley pose les collectifs Cobra, l’Internationale lettriste ou encore Bauhaus imaginiste comme des mouvements présituationnistes hérités du surréalisme et des Dadas. Leur manque de « direction » expliquerait leur éphémérité et petitesse, alors que celle « ferme, voire tyrannique » (Coverley, p. 95) que donnera Debord permettrait aux situationnistes d’exister sur la scène publique. Mais psychogéographie et situationnisme ne peuvent être similaires selon Coverley qui, donnant à l’un les attributs d’un outil, à l’autre les principes d’une « politique révolutionnaire » (ibid., p. 96), s’attache à montrer l’illégitimité du second de s’approprier les fondements du premier.
C’est donc avec William Nierderland, Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain, inventeur de la « dérive continue »), Asger Jorn, ou encore Ralph Rummey, que Merlin Coverley reconstruit, par des aller-retour entre les textes de ces précurseurs « oubliés » [6] présentés dans les deux premiers chapitres et ceux des situationnistes, les origines multiples de la psychogéographie. Sans oublier de répéter leur origine présituationniste, Coverley montre la méticulosité de Debord dans leurs définitions respectives et principes d’application. Mobilisant la métaphore militaire, celle qui gagne également, selon l’auteur, sur le rôle de la cartographie, nous plongeons brièvement dans un champ d’action où le « plaisant vague » de la psychogéographie disparaît dans une organisation minutieuse préparant la révolution urbaine. Maison ressort vite de ces quelques pages (2011, p. 105-110) pour s’apercevoir que « nous serons bien en peine d’[en] dénicher la moindre preuve concrète » (ibid., p. 110). Aussi, se soldant par « un échec complet » (ibid., p. 20), puisqu’elle est abandonnée à partir des années 1960, la psychogéographie situationniste est montrée du doigt par l’auteur qui n’en voit aucun résultat probant en termes d’application et/ou de poursuite de travaux.
Dénonçant alors le dogmatisme de Debord et les promesses non tenues, Coverley explique cet échec en mobilisant les éléments contextuels d’un Paris inaccessible aux psychogéographes — celui de la dérive sécuritaire des gouvernants et de l’insécurité à laquelle elle est due ; celui aussi des événements des années 1960 ; celui enfin d’une urbanisation allant contre le sens de la marche (à pied). Ces éléments fondamentaux conditionnent la réémergence de la psychogéographie et son interprétation contemporaine, dans un contexte où la critique de l’urbain percole la majorité des mondes actoriels.
Avec James Graham Ballard comme chef de file, aux origines d’une renaissance de la psychogéographie, nous explorons la relation entre individu et environnement dans « une psychogéographie réduite à sa plus simple expression [qui a] cartographié, avant tout le monde, une ville future que caractériseraient des populations en mouvement vivant dans un isolement anonyme » (ibid., p. 137). C’est en revenant sur les auteurs essentiels (Iain Sinclair, Stewart Home, Patrick Keiller, Jacques Reda, Philippe Vasset…) que Coverley nous ramène, avec un certain effet redondant, vers le lien entre littérature et expérience urbaine. En guise d’exemple, Iain Sinclair entendait le terme psychogéographie « plutôt comme une géographie psychotique » (ibid., p. 149) axée prioritairement sur la marche, et qui fait se rejoindre « le vagabond urbain, l’historien local, l’activiste d’avant-garde, et le polémiste politique » (ibid., p. 150) dans les expériences insolites d’une marche le long d’une autoroute ou de l’aéroport au centre-ville. Pour Coverley, c’est par un retour aux propositions antérieures que l’on peut se dispenser de la théorie situationniste, à l’image des écrits de Peter Ackroyd. On notera de ce dernier que ses « résonances chronologiques » [7], relativisation du temps s’il en est, ajoute une dimension temporelle à la psychogéographie (terme qu’il réfute malgré la volonté de nombreux critiques littéraires de l’apposer à son œuvre). Le mysticisme d’Ackroyd le sépare toutefois des héritages lettriste et situationniste au moment notamment où, de la psychogéographie comme impact comportemental d’un lieu, il fera de la ville le substrat déterministe des comportements humains.
Vers une psychogéographie heuristique ?
Nous avons vu que Merlin Coverley, reprochant ouvertement sa posture dogmatique à Debord, « protecteur du bébé » (ibid., p. 8) et « anxieux de promouvoir l’originalité de ces idées » (ibid., p. 15), propose une psychogéographie plus vague et lointaine trouvée chez les écrivains du 19e siècle à Paris, ou les pionniers du roman anglais tels que Daniel Defoe. Coverley tire malgré tout des situationnistes la définition fixiste de la psychogéographie. Il prône une extension des contextes et des époques d’application du concept en élargissant le point de vue à la posture surréaliste. Ainsi, il définit la psychogéographie comme une nébuleuse dont les propos liminaires de l’ouvrage, parfois très allusifs, rendent compte de l’insaisissabilité propre à « toutes les théories révolutionnaires anxieuses de protéger leurs origines de ceux qui pourraient remettre en question leurs tentatives de fournir une rupture définitive avec le passé » (ibid., p. 27). Aussi, nous retrouvons une contestation ouverte du principe d’invention (scientifique ou artistique). Ceci ne peut être que respecté en tant que posture, mais rend parfois difficile la saisie de la profondeur historique du concept de « psychogéographie ». Qu’en est-il vraiment ?
Nous nous y retrouvons en considérant, avec Coverley, que la psychogéographie a un sens : la critique face aux processus de banalisation et de dramatisation, qui fonde une partie du radicalisme politique — et une sœur de fait : la poésie [8]. C’est ainsi qu’elle propose de mélanger, dans son approche contemporaine, les connaissances d’une histoire locale avec l’expérience géographique. Voilà qui permet déjà de dégager un peu plus les horizons du concept : « une certaine recherche psychogéographique mettra en contraste un mouvement horizontal au travers de la ville avec une descente verticale dans son passé » (ibid., p. 11). Cela nous pousse à accepter le fait qu’elle soit avant tout une pratique : la marche sous toutes ses formes (flânerie, promenade, traque, errance, vagabondage…) ou encore « une affaire urbaine » (ibid., p. 9) qui tend à devenir quasi subversive dans les contextes contemporains, nous dit l’auteur.
Je me (re)pose quand même la question à peine élucidée de sa posture dans d’autres contextes géographiques spécifiques. Question d’autant plus légitime que la psychogéographie se définit a minima en lien direct avec la situation/localisation de celui qui l’expérimente. Si la possibilité d’une psychogéographie rurale a été brièvement abordée, il nous manque des éléments pour sortir de ce carcan citadin et ouvrir les perspectives aux autres catégories d’espace, ainsi qu’à leurs relations respectives. Peut-être cela se fera-t-il en considérant que la psychogéographie est également une posture — et donc que le contexte importe peu. Nous retrouvons des invariants chez les psychogéographes : le ludisme de la provocation et de la farce comme contrepoint du sérieux et de l’institutionnel, trouvant certaines de ces origines dans le dadaïsme et le surréalisme. Coverley rappelle alors que l’absurde et la place prédominante de l’imaginaire permettent de dessiner les contours d’une psychogéographie a-située. D’autres exemples extra-urbains auraient alors pu compléter ce tableau, autant qu’une vision moins « occidentale » aurait permis de saisir la dimension contre-culturelle de la psychogéographie.
Ce qu’il y a finalement de gênant dans cette appréhension de la psychogéographie se constitue dans la relative confusion entre sa définition en tant qu’objet d’étude, cadré par une épistémologie, et ce qu’elle propose ou « est » ontologiquement, c’est-à-dire le processus relationnel entre un individu et un espace. C’est peut-être ce qui rend également difficile la sortie du cadre de la marche à pied alors que des figures, celles par exemple du vélo, de la voiture partagée ou des outils mobiles du ludisme contemporain (skate, longboard, rollers, trottinette, ainsi que les nouvelles technologies telles que les smartphones) sont à l’origine d’une psychogéographie cultivée dans nos visions contemporaines des espaces géographiques.
Sobrement définie, considérée comme une pratique impraticable, dotée d’un sens inopérant, la psychogéographie serait-elle donc réservée aux rêveurs ? En tout cas, le géographe et l’aménageur, dans leur posture publique, sont masqués par les littéraires que l’on risque ainsi de définir comme les uniques détenteurs de l’imaginaire géographique. Ne serait-ce donc pas possible de faire de la psychogéographie une démarche scientifique ? N’y a-t-il pas entre radicalité politique et démarche objectivante un entre-deux où le scientifique aurait sa place ?
Nous pourrions considérer que Merlin Coverley évite le débat en n’offrant au lecteur qu’un des versants de la psychogéographie : celui des « artistes ». Mais il semble que la séparation des mondes est bien effective. Dans le texte de Damien Dion (ibid., p. 122-126), l’auteur assimile la démarche scientifique à « une analyse qui se veut objective » (ibid., p. 122) et l’oppose à la « méthode empirique et vécue » (ibid.). Il sépare ainsi la production scientifique de la photographie, de la vidéo et du croquis (encore plus sensible, selon lui, que ces deux derniers). Or, si l’on s’accorde à dire que « science » n’est pas qu’« objectivité », mais plutôt « objectivation », et que l’art aussi passe par des processus d’objectivation (perspective, plan, forme, dimension…), nous devons nous interroger sur les frontières que posent ici les auteurs de Psychogéographie. Aujourd’hui plus que jamais, le scientifique est producteur de photos, de vidéos et bien entendu de croquis… La subjectivité et l’expérimentation, même personnelle, ont leur place dans le débat scientifique et il y aurait beaucoup à dire sur la production par le scientifique d’un imaginaire géographique.
Peut-être peut-on lire ici le résultat de l’incapacité des sciences institutionnalisées à théoriser durablement la relation ville-habitant et donc de nourrir un mouvement psychogéographique fécond. Mais, si l’actualité scientifique reste peu heureuse pour la psychogéographie, marginalisée et sous-représentée, qu’en sera-t-il dans quelques années ? Le choix de centrer la psychogéographie dans un cadre artistique semble bien bloquer l’ouverture. Étonnamment, on pourrait voir chez les analystes littéraires la possibilité de sortir du cadre romanesque, celui surtout des « belles lettres », pour rejoindre un cadre élargi de la notion. Mais il existe une tradition littéraire qui ressert le spectre psychogéographique. Le problème que pose effectivement cette entrée par la littérature classique ou des mouvements littéraires fermés part du bénéfice que trouve l’auteur dans la cristallisation de la psychogéographie. Son « succès » actuel, que l’auteur voit dans l’augmentation de sites Internet dédiés au sujet, passe par une sorte de tube scriptographe, il est vrai, qui fait d’une pensée une réalité accessible. Pour autant, la psychogéographie puise son sens dans une relation ineffable entre une affaire de personne d’un côté, dont la sensorialité et le background individuel sont les fers de lance, et des réalités spatiales collectivement perçues de l’autre, que les paysages et les ambiances déterminent. Ainsi, la littérature est réductrice quant à l’immanence d’une expérience psychogéographique et au cadre de production des connaissances qui lui incombe. Et l’est encore plus lorsque sa conception est reléguée au format romanesque et fictif dont l’analyse internalise et réduit la pluralité thématique des psychogéographies. Tel est le cas notamment dans de nombreux travaux actuels portant sur la thématique « géographie et littérature ». Mais il s’agit moins de critiquer le choix de Coverley que de défendre une posture radicale : la littérature peut-être considérée comme « tout usage esthétique du langage, même non écrit » (Dictionnaire Le Petit Robert 2004, p. 1502).
Heureusement, Psychogéographie en appel ponctuellement à la filmographie ou à la peinture, et surtout à la photo et à la bande dessinée disposées tout au long de l’ouvrage, comme des éléments du paysage urbain, pour faire le lien avec l’expérience du lieu, son interprétation et sa traduction. Coverley interroge ainsi les schèmes interprétatifs qui font de l’œuvre littéraire une production orientée par les objectifs des auteurs. En entrant dans leur vie, il nous facilite la lecture de notre potentiel psychogéographique. Qui ne laisse pas, une fois par hasard ou tous les jours, l’improvisation programmée à partir d’un parcours prédéfini ou le chaos immédiat d’un environnent hors-contrôle guider la trajectoire qui dessine son expérience d’un espace qu’il reconnaît et découvre en même temps ?
La dimension sociale et politique de la psychogéographie, qui s’inscrit en filigrane dans cet ouvrage, nous invite donc à reconsidérer notre appréhension des espaces de vie. C’est ici que Coverley et al. puisent les éléments d’une critique de la ville qui permettent de désancrer le lieu de son contexte d’appréhension pour non seulement relativiser l’espace-temps qui le détermine, mais surtout redonner plus de crédit à la relation réalité/imaginaire. Cette idée lointaine que « mes rues sont mes idées de l’imagination » (Coverley p. 37 citant William Blake 1804) a participé à forger des concepts qui aident à mieux saisir cette psychogéographie, notre psychogéographie.
Pour boucler ce texte en revenant sur les propos introductifs, l’ouvrage de Coverley nous ramène à une préoccupation du moment. Dans un contexte où la publication est autant une condition sine qua non de l’existence — un organe pourrait-on dire — du scientifique qu’une sphère de la diffusion des savoirs, nous voyons émerger la nécessité de restituer l’humanité des sciences dans leurs productions textuelles. Ce faisant, le romanesque et l’autobiographique, l’interpellation du lecteur et le sensationnalisme, le phénoménologique, etc. peuvent reprendre place dans l’écriture scientifique, autant que notre littérature peut s’émanciper des cadres trop restrictifs des appartenances classiques. Sans aucun doute lié à l’actualité, le travail de Coverley permet ainsi de lire les transformations récentes du lien espace-littérature. À l’œuvre aujourd’hui, la« géo-fiction » (Musset 2005) crée un monde géographique fictionnel et imaginaire inspiré de la réalité ; la « géopoeïa » met l’accent sur l’histoire, la culture et la politique dans leur dimension interactive et expérimentale ; la « géocritique » (Whestphal 2007) se présente comme une théorie-pratique pour dégager le lien réalité/imaginaire dans les représentations spatiales… Que ce soit en tant qu’outil ou que pratique, Merlin Coverley aidant, la psychogéographie semble avoir de beaux jours devant elle et, espérons-le, au sein des sciences qui se revendiquent d’une étude de l’espace.