La sociologie de l’immigration face aux illusions du sens commun.
Au moment où toute l’attention médiatique se tourne vers les effets d’annonce concernant la « politique d’immigration », de plus en plus rattachée, si l’on s’en tient aux discours du gouvernement et des principaux organes de presse, à la « politique d’intégration », la réédition d’une partie de l’ouvrage épuisé d’Abdelmalek Sayad paru au début de la décennie 1990 (Sayad, 1991) est sans doute bien venue, pour ne pas dire salutaire. Chercheur algérien aussi incontournable que méconnu, disciple et ami de Pierre Bourdieu, praticien des sciences sociales pourvu d’une finesse d’analyse hors pair, Sayad redonne, à tous ceux qui se sentiraient asphyxiés par les « constats » toujours plus pauvres que nous offrent les principaux acteurs du monde médiatique à propos de l’immigration, de l’oxygène, si ce n’est de l’espoir.
Dans cet ouvrage d’environ deux cents pages, 218 très exactement si l’on compte la préface poignante de Pierre Bourdieu et les excellentes annexes proposées par Alexis Spire pour actualiser des analyses datant de quinze à trente cinq ans, Sayad cherche à montrer en quoi la condition de l’immigré est, par définition, une condition ambivalente, avant tout du fait que l’immigré est aussi un émigré (« l’immigré, ce double de l’émigré », écrit-il p. 15), et que, par conséquent, on ne saurait entreprendre une quelconque réflexion sur l’immigration sans déconstruire cette « problématique imposée » qui fait de l’immigration un problème social et de l’immigré une source de problèmes pour la société d’immigration [1]. En effet, rien n’est moins neutre que de s’exprimer sur ce qu’est l’immigration : « on ne peut écrire innocemment sur l’immigration et sur les immigrés » (p. 27). Au croisement de la politique et de la morale, la complexité du phénomène migratoire oblige ceux qui désirent ne pas en rester à de simples discours stéréotypés, à rompre en premier lieu avec leurs propres illusions construites à partir de leur perception spontanée du monde social.
Un jeu d’illusions collectivement entretenues.
Trente années d’enquête ont conduit Sayad à construire une série d’hypothèses dont la principale est sans doute qu’il n’est pas possible d’étudier un phénomène migratoire sans en envisager les deux faces : l’immigration et l’émigration. Alors que, par un ethnocentrisme qui tend à (se) faire passer pour normales, neutres, naturelles et légitimes les représentations immédiates qui interprètent l’immigration uniquement du point de vue de la société d’accueil (en parlant du « problème de l’immigration », on euphémisme par ce raccourci les problèmes que poseraient les immigrés — maghrébins et sub-sahariens en premier lieu — à la société française), Sayad cherche au contraire à saisir les phénomènes migratoires à partir d’une multiplicité de points de vue : celui des immigrés sur eux-mêmes et sur la société vers laquelle ils ont émigré ; celui de leurs parents et amis restés au pays mais qui gardent encore avec les « exilés » des liens affectifs, familiaux et matériels souvent très forts ; celui de la société d’immigration qui met en place un grand nombre de dispositifs, aussi bien juridiques que symboliques, pour réguler et légitimer une immigration censée être provisoire et strictement économique.
Un des enseignements majeurs de Sayad, que l’on retrouve sous une forme encore plus achevée dans son œuvre majeure La Double absence (Sayad, 1999), est que l’immigration, vécue comme une situation forcément provisoire tant par les immigrés-émigrés que par les sociétés d’immigration et d’émigration, ne l’est guère en réalité. En fait, l’illusion collectivement entretenue qui fait de l’immigration un simple passage, un moment de transition logiquement suivi d’un retour plus ou moins proche et de l’immigré une présence en droit provisoire alors même que l’on constate dans les faits une présence plutôt durable, permet de satisfaire les intérêts de tous. Ainsi, l’immigré est, comme le dit Bourdieu dans sa préface, une « présence absente » (p. 14) dont toute l’existence repose sur du provisoire.
Provisoire comme le contrat de travail censé renfermer la raison d’être de l’immigré (« être immigré et chômeur est un paradoxe », affirme Sayad p. 51) et qui fait de lui un être social neutre politiquement parce que neutralisé ; provisoire comme un séjour précaire, un déplacement tout à la fois symbolique et géographique, qui fait de l’immigré un être atopos, à la fois être-ici et être-là-bas rêvant souvent en vain d’un retour salvateur, « retour aux sources », aux origines, à la vie d’avant (Cf. Chapitre 3, « Le retour, élément constitutif de la condition de l’immigré », pp. 131-192); provisoire enfin, comme ces logements insalubres et exigus qui condamnent l’immigré à se penser comme un éternel errant, pas vraiment locataire et jamais propriétaire du lieu où il vit quand il ne travaille pas (Cf. Chapitre 2, « Le foyer des sans familles », pp. 81-129).
Une « anthropologie totale » du phénomène migratoire.
Un des principaux mérites de Sayad est sans doute de mener de front cette approche tout à la fois anthropologique, sociologique et historique qui donne à son étude, avant tout construite sur le cas paradigmatique de l’immigration algérienne, un relief et une richesse analytiques particulièrement novateurs en la matière [2]. À mille lieux des discours récurrents sur les avantages et les coûts de l’immigration (qu’il critique longuement, pp. 37-41), Sayad montre en quoi on ne peut expliquer l’immigration uniquement par des facteurs objectifs, naturels (déclin démographique), militaires (besoin de soldats et d’ouvriers en armement) ou économiques (besoin de main d’œuvre pour la reconstruction d’après-guerre ou pendant les Trente Glorieuses), un peu comme le montre, dans une perspective plus historique, Rogers Brubakers dans un excellent numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales paru en 1993 (Brubakers, 1993).
Le parti pris d’allier ce qu’il y a de plus qualitatif à des données d’ordre quantitatif, ce qu’il y a en apparence de plus anecdotique avec ce qu’on a coutume de rattacher à des données « objectives », donne à ce livre une importance que peu d’autres ouvrages pourraient légitimement revendiquer. Toutefois, on peut regretter, comme le fait Sayad lui-même en introduction, certains points faibles de l’enquête comme la non-prise en compte d’un rapport différencié entre hommes et femmes vis-à-vis de leurs pratiques et de leurs représentations en tant qu’immigrés. Par ailleurs, pour compléter le propos de Sayad, ne faudrait-il pas aller au-delà de ce qu’il estime être un cas exemplaire d’immigration, en l’occurrence l’immigration algérienne ? De même, peut-être serait-il judicieux de rechercher en quoi les configurations sociales locales (la Lorraine, les Bouches du Rhône, les banlieues parisiennes ou lyonnaises, etc.) contribuent elles aussi pour partie à la définition légitime de ce qu’est un immigré.
Même s’il tend parfois à n’interpréter la condition de l’immigré (et du travailleur immigré) au travers du seul prisme des rapports de domination, reconnus comme légitimes parce que collectivement méconnus par ceux qui les subissent, Sayad n’oublie pas néanmoins que l’immigré n’est jamais totalement dupe. Cela semble utile à rappeler, surtout à l’heure où certains tentent, à travers des politiques d’amnésie sélective, de réécrire d’une seule et même main et l’histoire et le présent, en osant parler d’« immigration subie » sans voir ce que les populations visées ont à subir pour leur part au quotidien, en premier lieu cette violence symbolique déjà présente dans l’idée qu’elles seraient un « poids » insupportable que la France aurait à « subir ».
Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006.