« L’Europe doit sortir de ce fantasme de l’invasion […] Louons maintenant les exilés. » Michel Agier
Au moment où les révolutions arabes sonnent le glas d’un ordre mondial hégémonique, faisant craindre aux gouvernements européens des « flux migratoires incontrôlables » [1], la lecture de l’ouvrage de Michel Agier [2] ne manquera pas d’apporter de nombreuses clefs d’analyse et de compréhension face à l’urgente actualité des évènements présents. Car c’est bien le refus d’une conjoncture marquée par le sécuritarisme, l’exclusion et l’indifférence qui porte ici l’anthropologue à décentrer le regard vers ces espaces autres, à la marge, souvent invisibles et mouvants que sont les camps de réfugiés — les ban-lieux de notre Monde. Une conjoncture oppressive où la diversité ne se trouve plus perçue, conçue ou vécue comme une chance, mais sur le mode de la méfiance voire même de la défiance. Et c’est dans un style délibérément polémique et incisif où la démarche théorique se trouve sans cesse confrontée aux enquêtes ethnographiques que Michel Agier nous invite à reconsidérer en profondeur les fondements mêmes de l’intervention humanitaire face aux populations qu’il est convenu de penser / classer à titre de victimes de déplacements forcés [3]. Une remise en cause que rend d’ailleurs non sans provocation le titre de l’ouvrage : Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire.
Soucieux de porter un regard pragmatique sur la réalité anthropologique des mondes contemporains [4], Michel Agier construit sa réflexion à partir d’une série d’enquêtes et études de cas menées de 2000 à 2007 dans divers camps de réfugiés, depuis l’Afrique (surtout) au Proche-Orient (aussi) en passant par l’Europe (si peu). La lectrice se trouve alors très vite happée par la précision critique des réflexions conduites par l’auteur dans un long cheminement intellectuel entrecroisé de trois motifs argumentaires. Après avoir pris soin de revenir sur le contexte dont la mise à l’écart des indésirables serait l’impasse la plus manifeste, l’auteur introduit très vite et sans ambages la notion de gouvernement humanitaire sous les traits d’un dispositif gestionnaire et techniciste largement mondialisé. Mais l’apport le plus fondamental de l’ouvrage est certainement celui qui dans l’avènement d’une pensée politique à la limite parvient à lever le voile sur la réalité complexe et singulière, originale et originelle à la fois, de ces espaces injustement maintenus en dehors du temps et du monde — vers une forme de célébration, à tout le moins de considération.
La fluidité moderne est une civilisation de l’excès, de la surabondance, des déchets et de la mise au rebut (Bauman, 2006).
On ne sera à l’évidence pas surpris (et au contraire réjoui) du détour de l’auteur vers les travaux de Zygmunt Bauman, Mike Davis ou encore Michel Foucault dès les premiers temps de l’ouvrage. Un premier mouvement, contextuel, qui s’attache à soulever les contradictions d’une mondialisation profondément excluante et inégalitaire. Et en effet, demande l’auteur, comment mieux comprendre et saisir la multiplication des territoires à la marge, sur les bords ou les limites du Monde, sinon comme l’effet symptomatique de notre incapacité à penser un monde qui nous soit commun (Agier, 2011). Les camps de réfugiés ici soumis à l’analyse font alors figure de cas emblématiques à ce que Michel Foucault avait appelé en son temps et dans d’autres contextes les hétérotopies (2001) — ces espaces du dehors (p. 266). Des espaces d’exception ordinaire (p. 111) qui n’ont d’autres fonctions que de gérer les flux de la mondialisation sous la forme du regroupement et même de l’encampement (p. 16) des surnuméraires (Davis, 2006) — « la part indésirable et rejetable du Monde » (p. 35).
La pratique attentive et contrastive de l’ethnologue au sein des différents camps de la planète lui permet au-delà des seules données économétriques sur lesquelles il revient néanmoins d’identifier quatre grands types de confinement : les « espaces de frontières, ou plutôt entre les frontières » (p. 73) que sont les refuges auto-organisés (ou points de passage), ces nouvelles frontières (individualisées) que forment les centres de tri (ou de transit), les espaces de confinement (camps de réfugiés) et enfin les réserves non protégées (camps de déplacés internes). La précision toujours contextualisée du propos de l’auteur nous amène très vite à prendre la mesure de la double assignation, à la fois spatiale et sociale, qui frappe aujourd’hui les réfugiés — indûment enfermés dehors dans « un présent sans fin » (p. 113). Et Michel Agier de préciser encore : « c’est dans cette tension ou double contrainte que le camp se constitue en artefact, en lieu de confinement qui semble se placer au milieu du vide, mais qui est toujours à la limite et à la frontière » (pp. 268-69). Bien que les formes et usages du camp [5] soient multiples et variés comme s’attache à le montrer le premier chapitre, ce modèle tend néanmoins aujourd’hui à s’imposer comme un dispositif logistique mondialisé au service d’un gouvernement humanitaire sciemment établi à la limite des souverainetés nationales [6].
Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation. (Agamben, 2007, pp. 43-44)
On savait l’attachement quasi identitaire des géographes pour la démarche et le raisonnement multiscalaire — et curieusement moins celui des anthropologues. Michel Agier fait pourtant ici sienne et de façon tout à fait aboutie l’idée selon laquelle le changement d’échelle serait aussi et avant tout un changement d’objet, du moins une redéfinition de l’objet initial. Le jeu des échelles s’est comme imposé de fait, rappelle l’auteur, dans la mesure où « le propre des camps est [d’être] constitutifs d’une réalité qui dépasse l’existence locale de chacun et se déploie comme réalité mondiale » (p. 102). L’ouvrage se fait alors soudain très critique — au sens politique du terme — à l’égard d’un gouvernement humanitaire mondialisé selon les mêmes principes fondateurs. « Tout acte de nommer et de dénombrer est un acte politique » (p. 56), assène ainsi l’auteur à plusieurs reprises. Loin de tenir encore lieu d’une seule forme de solidarité internationale, l’action humanitaire demande aujourd’hui (et c’est là la force de l’ouvrage) à être interrogée dans son ambiguïté même, tant comme mesure de secours que de sécurité, de protection que de contrôle voire d’oppression. Une évolution de l’action humanitaire souligne l’auteur (p. 53) que résume très bien le glissement sémantique opéré depuis la convention de Genève en 1951 : des réfugiés d’autrefois aux déplacés d’aujourd’hui et aux déboutés de demain — une forme de délégitimation, sinon de criminalisation [7].
La critique se fait encore plus incisive au moment où Michel Agier amène, à l’appui des thèses d’Hannah Arendt (1972), un rapprochement pour le moins provocant de l’Humanitaire à une forme de totalitarisme (p. 291). Totalitarisme qui, par le dispositif extra-territorial du camp, contribue à la dépolitisation et, partant, à la désidentification des individus (p. 33). Totalitarisme encore qui, dans la « mondialité organisationnelle » (p. 289) de l’Humanitaire, tend à réduire l’être humain sous l’angle unitaire de la victime absolue, passive et silencieuse, sans droit de cité. Mais alors, demande l’auteur, « que dire de ces ayants droit, sinon les plaindre ou les condamner ? » (p. 292) Eh bien, au rebours d’une posture qui serait compassionnelle ou au contraire indifférente, Michel Agier entend réanimer par la voix des réfugiés [8] une existence sociale et politique, consciente et dynamique à l’espace public du camp. Tel est l’objet du dernier temps de l’ouvrage, à l’évidence le plus stimulant.
Parler des camps aujourd’hui […] c’est contribuer à les faire sortir de la non-existence, de la non-temporalité, les socialiser eux-mêmes en tant que milieux profondément hybrides et vivants (p. 125).
Et c’est donc à nouveau en ethnologue, au cœur de la vie quotidienne des camps, que Michel Agier suggère d’approfondir enfin la réflexion, de l’inscrire dans une réalité en train de se faire, au plus près des situations. L’ouvrage se double ici d’un enjeu épistémologique essentiel pour l’anthropologie en faisant de la transformation des mondes contemporains l’objet premier de la recherche (Augé, 1994 ; Althabe et al., 1992). D’où l’importance du décentrement de la pensée, du goût pour le comparatisme, de l’écart ou du détour vers ces espaces à la limite du Monde, à la limite du Politique. « Il nous faut rechercher les contextes et les espaces où de nouveaux mondes sociaux naissent » (p. 101), précise ainsi l’auteur. Chercher, en d’autres termes, à saisir ce qui émerge plutôt que ce qui se perd, à reconnaître les failles de ce « désert de sens » (p. 124) comme autant de traces possibles de la genèse des lieux. La dimension de l’espace rencontre alors inévitablement celle du temps, dès l’instant où « c’est bien la formation d’une réalité temporelle dans un cadre provisoire par définition, d’une réalité signifiante dans un simple artefact logistique qui se trouve au centre de la problématique anthropologique des camps » (p. 124). Une dimension temporelle qui, à l’instar des camps palestiniens sur lesquels revient longuement Michel Agier [9], tend à façonner l’espace du camp en un possible cadre de vie, en une localité investie et subjectivée (p. 191).
Il y a donc bien une réalité du camp, une épaisseur complexe et dynamique, qui dépasse largement l’espace vide et anonyme conçu par le dispositif humanitaire. Et l’on s’étonnera d’ailleurs, à ce propos, de l’absence de référence aux travaux d’Henri Lefebvre (2000), tant semblent parfois proches les questionnements. On pense notamment à la façon dont Michel Agier fait correspondre les logiques d’organisation sociale et spatiale du camp pour y dépeindre les dessous d’une ville en formation. C’est par exemple, pour ne prendre que celui-ci, le cas du camp de Maheba au nord-ouest de la Zambie dont les premiers secteurs furent créés en 1971 au plus fort de la lutte anticoloniale de l’Angola [10]. Michel Agier y décrit avec précision le fonctionnement d’une organisation sociale et spatiale fragmentaire (logiques d’inclusion, de domination et de compétition entre les anciens et les nouveaux venus) présentant tous les types relationnels que l’on pourrait retrouver, à une autre échelle, dans nos villes contemporaines. La lectrice prosaïque trouvera encore dans l’ouvrage de nombreuses analyses ethnographiques de ces camps-villes dont elle ne manquera pas d’apprécier la rigueur et la diversité. Car c’est bien le souci de visualiser ces différents lieux de l’entre-deux en les chargeant d’un sens et d’une profondeur qui forme selon moi toute l’ambition et la portée de ce travail. Une telle prise de conscience s’impose aujourd’hui plus que jamais — en cette ère de la communication où la mise à l’écart d’une part croissante de la population ne s’est jamais fait sentir avec autant d’acharnement. Et l’auteur de conclure que « pour fonder […] de nouveaux espaces, durables et vivables, les camps auront d’abord à se dégager de l’emprise d’une représentation qui les confine dans les marges et la non-existence. » (p. 281). Il me semble que c’est pour le moins ce à quoi l’ouvrage aura permis de contribuer, comme la première pierre d’un édifice encore à (dé)construire.
Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.