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Serendipity.

Penser en danse.

Adnen Jdey (dir.), « Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance », 2009.

Image1Penser la danse a si peu effleuré l’immense majorité des philosophes qu’il est devenu obligatoire, à qui prétend aujourd’hui à un discours à propos de ce art, de citer prioritairement — et non moins paresseusement — les deux garde-fous que sont Nietzsche et Valéry, citations censées juguler, peut-être, l’angoisse d’une philosophie qui ne s’est pratiquement jamais tournée vers la danse. La présentation de ce numéro de La Part de l’œil, comme certains de ses articles, n’y échappe malheureusement pas. Une telle application à ne pas éviter ces sempiternelles références étonne d’autant plus que la piste de réflexion promise par le titre du présent numéro est alléchante : « Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance ». Même s’il faut aller chercher en fin de volume un éclairage conceptuel — être plastique, c’est à la fois « recevoir la forme » et « donner la forme » (Malabou, p. 219) —, cette définition pourrait résoudre l’aporie d’une danse générant le mouvement tout en l’exposant, et qui serait à expérimenter et à contempler simultanément. Mais étrangement, l’ouvrage s’ouvre sur des contributions de philosophes qui ignorent totalement ces interactions plastiques. Délaissant la promesse d’une belle photo de couverture, montrant Trisha Brown en train d’évoluer, des fusains à la main, sur une feuille de papier géante, Véronique Fabbri tisse une réponse à la lumière de ses lectures de Meschonnic et de Valéry (encore !) et Edwige Phitoussi se livre à une exégèse du Valéry (toujours !) de Degas Danse Dessin.

Mais il vaudrait peut-être mieux entamer la lecture de ce numéro par la contribution de Michel Guérin qui, s’il n’évite pas les références philosophiques précédemment citées, recontextualise (ou plutôt ré-origine) la danse à partir de sa dimension anthropologique. L’auteur, en partant des caractéristiques bio-morphologiques de l’Homme, montre comment la danse peut apparaître comme une activité esthétique primordiale. Par ailleurs, elle est à l’articulation entre le « ne faire rien » (p. 203) dont parle Frédéric Pouillaude (au sens d’une motricité « inutilitaire ») et « un ouvrage trahissant une intention et une construction, dont la propriété exceptionnelle est d’être enté sur la vie actuelle du corps en mouvement, jamais vide de mémoire et de pensée » (p. 203). Se démarquant du caractère auto-affectif de la danse pointé par Valéry (Valéry, 1960, pp. 1392-1403), Guérin en souligne plutôt la dimension chorale, qui lui paraît plus proche de cette propriété reliante dont parle également Daniel Sibony, pour qui « la danse célèbre le lien du monde avec lui-même à travers les corps qui l’habitent, le détruisent et le rebâtissent » (p. 216).

Dans cette recherche à travers « ce qui fait danse », l’article de Rémi Labrusse est également particulièrement éclairant. En reprenant « les théories empathiques du mouvement perçu » (p. 165), l’auteur dresse un pont entre cette pensée du début du XXe siècle et ce processus de contamination physique que revendique encore aujourd’hui le critique de danse Gérard Mayen pour résoudre la question essentialiste du « qu’est-ce que la danse ? » (Mayen, 2006). Pour lui, il est grand temps d’arrêter de définir la danse (ou d’en limiter le genre spectaculaire) en vertu d’une essence supposée et de substituer à ces jugements catégoriques (la danse, c’est ça… et pas autre chose) la mesure de ses effets lorsque le spectateur la regarde. Ce que nous discernons comme étant de la danse est moins ce que nous voyons du geste que ce que nous recevons de la part du mouvement et qui nous bouge. Il nous arrive de chercher à éprouver la musique de la même manière en allant au concert : l’expérience auditive, physique (les basses qui atteignent l’estomac) est bien différente de l’audition d’un disque. En danse, la vue de l’Autre remue notre propre corps qui se retrouve ainsi étroitement confondu et mêlé à un organisme qui n’est pas le nôtre. Chacun peut alors décréter qu’il y a danse pour les deux (danseur et spectateur) dans le temps précis où ce dernier s’ouvre à cette motricité extérieure à lui. Ce faisant, la voie de l’empathie disqualifie le renversement de perspective proposé par Nelson Goodman à propos de l’art remplçant la question « qu’est-ce que l’art ? » (ou ici, qu’est-ce que la danse ?) par « quand y a-t-il art ? » (ici, quand y a-t-il danse ?) Cette expérience corporelle montre aussi combien l’acte perceptif est éloigné de toute objectivité (Bernard, 1993) ; elle autorise Mayen à proposer un « par où la danse ? » beaucoup plus esthétique et en lien avec les véritables raisons d’être d’un art du vivant. Ici, Labrusse montre que les œuvres de Matisse dédiées à la danse permettent d’inverser la proposition Valéryenne d’un « plaisir de danser [dégageant] autour de soi un plaisir de voir danser » (p. 182). Contempler les danses de Matisse donne envie de danser « épreuve directe, épreuve vécue de la tension, manifestée à chaque fois par l’écart violent entre la représentation visible du motif — cette farandole, là — et l’expérience aveugle du dansant, à la racine du processus pictural même » (p. 183). En peignant la danse, l’artiste peint aussi — non pas une danse mais du dansant, en tant que « manque de danse » (p. 183). C’est dans ce contexte que la contribution de Labrusse permet de relier la contemplation d’une arabesque fixe dans un tableau de Matisse et la présence immobile du performeur d’une pièce de danse dite contemporaine et conceptuelle.

Mais revenons aux auteurs qui se sont souciés de plasticité. Danseur et philosophe (et, soit dit en passant, plus proche d’une philosophie de la danse), Frédéric Pouillaude se penche sur les difficiles conditions de (sur)vie de cet art vivant : d’un côté, une chose que l’on ne reverra sans doute plus ou très difficilement, de l’autre une expérience ancrée dans la trajectoire du danseur et qu’il est susceptible de porter longtemps, comme le montre la tentative des Carnets Bagouet [1]. En deux pôles s’instaure une « secrète et permanente tension » entre l’expérience et le spectacle (p. 28). Mais Pouillaude pointe aussi la difficulté du français à distinguer le médium du genre spectaculaire, ce qui a nourri toutes les ambiguïtés de réception d’une certaine danse conceptuelle ces quinze dernières années, où aller voir de la danse (le genre) ne signifiait nullement que le spectacle contienne de la danse (c’est-à-dire des corps en mouvement). En prenant franchement le parti d’une dichotomie entre danse à voir et danse à vivre, Pouillaude montre que la danse est avant tout expérience du corps. Celle-ci repose « sur une sorte d’écoute de soi et de re-contrôle constant » (p. 29) — qui n’est pas sans rappeler la dimension auto affective qui caractérise l’orchésalité [2] chère à Michel Bernard. Par ailleurs, elle érige la soma-esthétique [3] de Richard Shusterman (2007) en philosophie de la danse, tout en éloignant définitivement la danse de toute dimension spectaculaire, pour la généraliser à une pratique d’amateur. À cela Pouillaude oppose « une pratique d’exposition » contextualisant la pratique en un lieu qui réaffirme à la fois un présent conscient et un attachement à sa visibilité, « une pratique du lieu qui, s’immergeant en lui, le décale, l’éclaire et, par là, tente de s’adresser à quelqu’un. Ici et maintenant » (p. 33). Une position que semble partager Barbara Formis à travers son étude des fernands d’Odile Duboc (p. 57), ces gestes anodins insérés dans un in situ qui les noieraient dans la banalité s’ils n’étaient exécutés à l’unisson, effet d’ordre qui les décale du quotidien. Ils relèvent alors « à la fois de cette urgence ordinaire liée à la tâche (faire un geste pour le faire) et de la libération propre à la disposition esthétique (faire un geste pour le montrer) » (p. 58).

Michelle Debat, dans un même esprit, s’attache à étudier la démarche de Myriam Gourfink — qui semble parfois très éloignée de la production d’une danse. L’auteur remarque que le travail de l’artiste n’en demeure pas moins un ensemble de propositions chorégraphiques « au sens où rien n’est reproductible, tout est en instance, devenir, irrémédiablement perdu dans l’instant même de son faire » (p. 100). L’intérêt de sa contribution réside également dans l’examen des dialogues entre les arts qu’elle choisit de soumettre : le travail multimédia de Forsythe, la relation musique-danse d’Emio Greco ou la relation de la danse avec l’architecture ou les arts plastiques qu’entretient Hervé Robbe. Ici s’éclaire par l’exemple le réseau subtil des demandes et adresses que formulent les arts ou les médias mis en contact et qui constituent précisément le champ de la plasticité, cette dialectique du surgissement des possibles au sein duquel il peut y avoir danse.

Geisha Fontaine, quant à elle, passe d’une plasticité de la danse (sculptant de l’espace, du mouvement ou une présence) à une danse plasticienne plus convaincante en ce qu’elle s’appuie sur l’analyse des œuvres, en l’occurrence celles où l’objet (qu’il soit ou non corporel) « prend une place déterminante » (p. 110).

Céline Roux, enfin, situe la plasticité de la mal nommée « non danse » dans son potentiel critique et dans la manière dont l’ensemble des pièces composant le corpus de cette famille chorégraphique apparue au milieu des années 90 « procède suivant les principes de brouillage de la lecture des signes et de cryptage des matériaux utilisés » (p. 119). L’entreprise de dé-fétichisation du corps dansant virtuose et mélomane ira désormais de pair avec un regard distancié sur l’histoire de la nouvelle danse, celle de la décennie précédente proposant des formes et des esthétiques nouvelles, mais loin d’une remise en question des postulats spectaculaires qu’elle venait à peine de conquérir puis d’imposer ; une danse d’auteur devenue aux yeux de ces nouveaux venus une sorte d’académisme. Il s’agit maintenant d’exposer des processus en scène — malmenant en cela le statut traditionnel du spectateur — et de laisser concevoir « l’art comme un rapport actif et non comme un objet offert à la vue » (p. 122).

Pour conclure en revenant à notre inquiétude initiale, on se demandera si la danse a réellement besoin des réflexes d’emprunt que nous évoquions en introduction, et dont on ne sait plus si ils sont références ou révérences, élaborant un discours sur le dos de la danse ou à son insu. Une philosophie de la danse — au sens où la danse en constituerait l’émanation (et pas simplement le sujet) —, semblerait plus utile ou pertinente. Or ici, la danse n’est souvent que le prétexte à un élégant développement, tel celui de Luc Richir sur la phénoménologie de la chair (pp. 191-199), exposé qui a néanmoins le mérite de mieux cerner la différence qu’il y a à parler sur la danse plutôt qu’à son propos. Une philosophie de la danse se rapprocherait plutôt d’une philosophie en danse, c’est-à-dire en dansant. Si tant est que la danse ne soit pas déjà une philosophie elle-même, recherche d’une sagesse dans la fulgurance de son immédiate apparition, déposant dans l’instantanéité du mouvement toutes ses propriétés et dans l’expérience entière du danseur toutes ses raisons d’être. Par ailleurs, la danse a montré qu’elle était capable, de façon endogène et autonome, de constituer ses propres outils théoriques ; Laban en constitue l’exemple le plus éclairant.

Il s’agissait, dans cette livraison de La Part de l’œil, « d’ouvrir quelques brèches repérables à ce qui fait danse » (p. 7). De ce point de vue essentialiste, il paraît difficile de se passer de la contribution de la philosophie. Mais cette dernière devrait prendre garde à ne pas détourner le mode de saisie de la danse « dans l’action ». C’est probablement ce qui incite Véronique Fabbri, à la suite de Laurence Louppe, à prôner l’inscription « dans une pratique [pour] en faire la théorie » (p. 18). Il s’agirait alors de « voir et sentir la danse, mais [aussi !] écouter les danseurs » (p. 19).

Adnen Jdey (dir.), « Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance », La Part de l’œil, n°24, Bruxelles, 2009.

Abstract

Penser la danse a si peu effleuré l’immense majorité des philosophes qu’il est devenu obligatoire, à qui prétend aujourd’hui à un discours à propos de ce art, de citer prioritairement — et non moins paresseusement — les deux garde-fous que sont Nietzsche et Valéry, citations censées juguler, peut-être, l’angoisse d’une philosophie qui ne s’est pratiquement ...

Bibliography

Michel Bernard, « Sens et fiction ou les effets étranges de trois chiasmes sensoriels », in Nouvelles de danse n°17, 1993, 56-64.

Gérard Mayen, « Relations (auto) critiques », Quant à la danse n°4, octobre 2006, 46-49.

Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Paris, Éclat, 2007.

Paul Valery, Philosophie de la danse, in Œuvres, Paris, Gallimard, 1960, t.I, p. 1392-1403.

Notes

[1] Après la mort du chorégraphe Dominique Bagouet en 1992, ses interprètes ont fondé les Carnets Bagouet, association ayant pour but de faire vivre et transmettre – aujourd’hui encore – le répertoire de l’artiste.

[2] Michel Bernard désigne par ce néologisme la corporéité spécifique du danseur en action.

[3] Richard Shusterman nomme « soma-esthétique » « l’étude critique d’une amélioration possible de l’usage du corps, ce dernier étant entendu comme le site de la perception sensible (aisthésis) et du façonnement de soi ».

Authors

Philippe Guisgand

Philippe Guisgand est maître de conférences en danse et chercheur au Centre d’Études des Arts Contemporains de Lille (France). Il est spécialiste de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker à qui il a consacré sa thèse de doctorat, deux livres : Les fils d’un entrelacs sans fin. La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker, Septentrion, 2008 et Anne Teresa De Keersmaeker, L’Epos, 2009 (en italien) et de nombreux articles et communications. Il a collaboré au livre Approche philosophique du geste dansé (Septentrion, 2006). Il étudie également les effets de la rencontre de la danse avec les autres arts et aime à mêler son travail de recherche aux démarches de création des chorégraphes tels que Marion Ballester, Rosalind Crisp, Farid Berki et Laurent Pichaud.

Partnership

Serendipity.

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