Le paysage est un concept polysémique qui implique une approche pluridisciplinaire. Cet article propose une étude des relations possibles entre recherche plastique (photographie/vidéo) et recherche scientifique (géographie) autour du concept de paysage appliqué à un territoire spécifique : l’île d’Ouessant.
Au-delà d’une étymologie commune (-graphie), force est de constater les qualités descriptives et une certaine proximité des deux disciplines : la photographie est un outil privilégié des explorateurs, utilisée pour sa valeur documentaire, sa qualité indicielle. L’image a alors le statut de trace, d’illustration d’un propos, ou de support d’étude. De même, la géographie est un sujet, une problématique relativement répandue en arts plastiques, source de connaissances et de réflexions pour les photographes de paysage. L’enjeu de cet article n’est cependant pas de retracer une histoire des liens entre les deux disciplines, mais, prenant appui sur une expérience pédagogique vécue, d’apporter quelques réponses sur l’étendue de leurs relations.
Lectures de paysages, voyage à Ouessant.
Du 10 au 15 mars 2014 s’est déroulé un voyage d’études commun à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne – site de Rennes (EESAB), et aux Master 1 « Fonctionnement Spatial des Milieux » et « Gestion de l’Environnement – parcours Environnement, Territoires et Acteurs », département de géographie, Rennes 2. L’équipe scientifique était composée d’une photographe et doctorante en esthétique (Caroline Cieslik, EESAB et doctorante laboratoire Histoire et Critiques des Arts, Rennes 2), un géomorphologue (Hervé Regnauld, professeur de géographie physique Rennes 2, HDR laboratoire Costel) et un climatologue (Olivier Planchon, chargé de recherche CNRS, laboratoire Costel).
Les enjeux pédagogiques du projet.
Le premier enjeu de ce temps d’enseignement commun aux deux filières était d’apporter une approche pluridisciplinaire du paysage. Il reposait sur la polysémie du concept de paysage [1]. D’une part, ce concept désigne le territoire fabriqué et habité, résultante de la superposition d’empreintes déposées successivement par les sociétés habitant une portion d’espace. Cette approche historique et sociologique considère le paysage en tant qu’œuvre humaine sur la nature, l’environnement. Par conséquent, le paysage est une portion de territoire anthropisée, artificialisée. D’autre part, dans une approche historiciste et culturaliste, Alain Roger (1991) définit le paysage comme étant issu d’une opération artistique, qui consiste à transformer le pays en paysage à travers le processus d’artialisation.
La géographie physique privilégie une approche de terrain en analysant des composantes du « paysage-milieu ». Le paysage est alors une étape instantanée dans un fonctionnement de longue durée et n’a de sens que s’il est inscrit dans une échelle de temps « longue » et mis en relation avec les espaces voisins, par exemple à l’échelle régionale [2]. Pour le plasticien, le paysage est le produit du sensible : la transcription/création d’un « paysage-représentation » par une forme plastique. L’enjeu de ce temps de travail commun était donc de réfléchir sur la notion de paysage, son articulation entre réalité et représentation, et plus largement de faire travailler ensemble des étudiants des Beaux-Arts et des étudiants géographes.
Les outils.
Les chercheurs de chaque discipline ont voyagé avec leurs outils spécifiques (chambre, moyens formats, reflex argentiques pour les artistes ; tarières, théodolites pour les géographes), certains étant communs aux deux (carnets de notes, dessins, reflex numériques).
Hervé Regnauld avait compilé un ensemble de textes et de cartes relatifs à l’histoire et la géographie de l’île ainsi qu’un classeur de textes théoriques en géomorphologie, tandis que Caroline Cieslik avait construit un lexique des entrées, mots-clés, pistes de réflexion possibles sur le concept de paysage et ses relations « géo/photo graphiques » ainsi que des textes théoriques en esthétique.
La première partie du voyage a consisté en deux jours et demi de marche sur l’île avec analyse de sites, la seconde moitié en une collecte de matériaux visuels pour les étudiants artistes, en l’analyse d’une portion de littoral pour les étudiants géographes. Tous étaient en autonomie, à pied. Les trois premiers soirs, les étudiants ont également assisté à des exposés scientifiques sur des thèmes transversaux [3].
Restitutions.
Chaque équipe de géographes a réalisé une analyse d’une portion de littoral autour d’une problématique de leur choix. La présentation de leurs travaux s’est faite sous forme de PowerPoint le dernier jour du voyage. Les documents rendaient compte de l’ensemble des éléments du paysage avec textes, cartes, croquis (en vue horizontale), coupe ou transept, et un bloc-diagramme.
Pour les étudiants de l’EESAB, l’aboutissement du projet était une exposition programmée à la galerie des Loges (EESAB Rennes) du 26 mai au 6 juin 2014. L’échéance a donc été propice à un travail de décantation, d’épure et de mise en forme des matériaux collectés durant le voyage. L’exposition était intitulée « Ouessant : géo/photo graphie d’une île ». Elle était construite en deux temps [4] : « Naturalité/Artificialité » du 26 au 30 mai, puis « Horizon rationnel/Horizon sensible » du 2 au 6 juin. Elle proposait la réappropriation plastique de concepts géographiques par les étudiants de l’EESAB afin de donner leur vision « géo/photo graphique » du paysage ouessantin.
« Naturalité/Artificialité. »
Le premier volet de l’exposition confrontait les concepts de naturalité (ce qui est produit par les seules forces de la nature) et d’artificialité (ce qui est créé par l’art et plus largement par l’homme). Le paysage ouessantin (littoral, landes), bien que perçu comme naturel, est fortement anthropisé. La naturalité est cependant une plus-value pour un paysage touristique, ce qui nous amène à nous interroger sur les codes esthétiques des images produites à des fins touristiques.
Plus largement, les travaux des étudiants présentaient un recueil des traces humaines dans le paysage, cette notion étant alors à coupler à celle de territoire.
« Horizon rationnel/Horizon sensible. »
Le second volet de l’exposition proposait une réflexion sur la dualité de la notion d’horizon : ouverture ou fermeture, infini ou bien limite qui borne tout paysage. Pour les géographes, l’horizon est, en chaque point de la surface terrestre, le plan tangent à cette surface et perpendiculaire à la verticale. Le plan de l’horizon, rapporté au centre de la Terre et prolongé indéfiniment dans l’espace, s’appelle « horizon rationnel ». L’horizon sensible désigne les parties de la surface terrestre où se termine notre vue, où le ciel et la terre semblent se joindre — et souvent la partie du ciel qui en est voisine. Enfin, l’horizon, par le lointain qu’elle représente, offre la possibilité du voyage, notion exacerbée sur une île dont les limites sont celles de l’océan.
Les étudiants de l’EESAB avaient aussi pour consigne de tenir un carnet de bord : mémoires du voyage, ces carnets rendent compte du travail de terrain réalisé et concentrent une partie de la matière première de la recherche plastique. Ils sont le travail d’archivage lié aux spécificités des modes de recherches propres à chaque artiste [5].
Paysage géographique – paysage photographique : quels ponts ?
En partageant leurs travaux d’observations, les étudiants des Beaux-Arts et de géographie ont eu globalement les mêmes ressentis et des analyses conjointes sur les paysages de l’île. Ouessant est un territoire délimité par l’océan : une forme fermée, une tâche sur l’océan. Elle se situe dans un espace-temps différent et à une certaine distance du continent. L’objet d’étude en soi est alors parfaitement délimité, cerné, un tout à première vue qui s’est in situ éclaté en une multitude de paysages, chacun appréhendé de manière différente par les Ouessantins et les touristes, mais tous ayant leur statut de paysage. Ce délitement du site en paysages a créé une tension au sein du sujet de recherche même, tension entre un tout et ses parties.
L’insularité et le voyage permettent aussi une coupure : les étudiants se sont sentis dans un espace-temps à la périphérie du quotidien, une exploration entre l’art, la géographie et la vie. La faible densité de l’île et la saison durant laquelle s’est déroulé le voyage (mars, hors période touristique) ont participé à une sensation d’isolement.
Les étudiants ont été sensibles aux temporalités différentes liées au littoral, sa mobilité, la variabilité de la météorologie, et l’expérience du paysage à travers la marche.
Le voyage a participé à la construction, au renforcement de l’idée qu’au-delà de l’espace, la notion de paysage est profondément rattachée au temps. Ceci implique de part et d’autre des deux disciplines de restituer un sujet par essence mobile avec des modes de production qui ont une certaine fixité (photographie, carte, dessin).
Les travaux des deux disciplines sont aussi traversés par de nombreux thèmes transversaux.
Habiter.
Carole Cicciu a photographié des façades de maisons. Dans leur isolement, lié à la période du voyage dans l’île, ces habitations lui ont paru vides, tels des décors fantomatiques. La carte sérigraphiée recoupe leur emplacement avec le contexte topographique. Elle délimite aussi l’espace de sa zone de recherche sur l’île d’Ouessant. Les différentes couleurs impliquent la répétition d’un passage. Cet objet décrit aussi une réalité physique du terrain, la topographie, les vents et les zones humides ayant influencé la construction et l’orientation des maisons.
Construire.
Agathe Chevrel s’est concentrée sur les murets en pierre qui découpent les parcelles et parsèment l’île. Dans un livre enchevêtrant paysage/territoire, avec un travail sur les transparences, elle a consigné des notes sur la faune, sur le temps ou des anecdotes historiques. À la manière de l’île ponctuée par les murets, le livre est composé d’îlots de dessins et textes interrompus par les limites des pages, incitant à feuilleter/contourner pour poursuivre la lecture.
Corps/horizon.
Un corps (celui d’Armelle) traverse la lande. Le plan est fixe, l’horizon légèrement vallonné et centré dans l’image. Armelle attend devant la projection, un corps traverse le champ une première fois. De nouveau, le corps entre dans l’image (toujours de gauche à droite) projetée sur le mur, il fait la taille d’une main. Dans cette mise en abîme, Armelle traverse l’image pour inscrire au mur la traversée du corps, le fusain suivant la tête du personnage.
Le corps crée un nouvel horizon à la mesure de sa propre expérience du paysage. La traversée est reproduite, mais réduite à l’échelle d’un paysage, lui-même réduit à l’espace d’expositions.
Le dessin qui reste seul au mur fonctionne comme une synthèse/mémoire à la fois d’un geste et de l’expérience du paysage ; il fait le lien de l’image en mouvement vers l’image fixe.
Les vidéos sont des plans fixes sur trois paysages relativement immobiles, de types très différents (lande, chantier, route). Une silhouette apparaît dans l’image de gauche, dans le lointain, et la traverse. Le sommet de sa tête suit le niveau de l’horizon. Une fois la traversée de la première image achevée, elle parcourt l’image du milieu, suivant le même principe, puis l’image de droite.
Sur chaque site, la silhouette est contrainte de prendre des postures particulières afin que le sommet de sa tête coïncide visuellement avec la ligne d’horizon pendant son déplacement (se pencher, ramper, marcher de biais, etc.). La ligne d’horizon, un élément structurant et divisant dans le paysage, par définition optique, est ici expérimentée physiquement. Le protocole implique des mouvements sous contrainte, dans une tentative absurde. Le dispositif (mouvements et disposition des images) produit un nivellement du paysage : les différents éléments (lande, maison, route, tas de sable, camion) sont tous, sans distinction, affirmés comme des éléments constitutifs du paysage et du terrain.
Corps/mesure.
Le paysage ici contient peu d’informations. Un fil sert à la mesure. Dans l’image, Juliet forme des cercles autour de la caméra. À chaque nouvelle traversée, son tour s’allonge de la taille de son corps, jusqu’à devenir un détail infime du paysage. Par là même, elle cherche à prendre conscience de l’espace du paysage. Elle l’habite, l’explore, s’y mesure. Par l’expérience de la marche et le protocole de la performance, les durées du corps à l’image ainsi que celles du corps hors champ augmentent petit à petit, tandis que la taille du corps diminue en créant ainsi une perspective autant spatiale que temporelle. La marche, en dessinant une spirale que nous pouvons deviner du fait du point de vue, met en place la profondeur, rappelant le cadran régulier d’une horloge.
Naturalité/artificialité.
Alors que les géomorphologues travaillent sur les différentes strates du sol et du sous-sol datant parfois de milliers d’années (époque holocène principalement) et constamment en évolution, retraçant l’histoire de l’île depuis son commencement, Brieg Huon s’est intéressé à un phénomène plus contemporain, tout aussi présent en surface sur les rivages : les ajouts de béton, restes de la guerre ou d’autres activités humaines présentes et passées. Ces deux échelles de strates temporelles se heurtent, les plots de béton se camouflent et s’intègrent dans le paysage. Où s’arrête le minéral, où commence le béton ? Pour le spectateur, la fonction de ces constructions de béton est peu lisible : elles deviennent des augmentations au paysage, telles des sculptures in situ, un land art improvisé.
Climat.
Manon Riet est partie sur l’île d’Ouessant sans projet prédéfini. Elle souhaitait s’approprier la réflexion sur le paysage à travers une approche directe sur le terrain. La perception et l’appréhension de l’île se sont faites de façon sensible. Elle s’est fiée intuitivement à ses premières impressions : l’omniprésence du vent. Son travail s’est alors axé sur la collecte des représentations de l’impact du vent sur les paysages. Ses photographies présentent donc les traces visuelles d’un élément climatique majoritairement ressenti par le corps de façon tactile.
Atmosphère/horizon.
Le séjour à Ouessant a été marqué par la présence du brouillard. Visuellement, celui-ci a participé à la dissolution à la fois in situ et, dans les images, des constituantes du paysage, effaçant l’horizon. Il crée, dans les photographies, une atmosphère allégorique du souvenir, de la mémoire, du rêve, la corrélation d’un élément climatique et du ressenti psychique du paysage.
Des procédés communs.
Les temps d’enseignement et d’expérimentations partagés ont permis de dégager un certain nombre de procédés communs. La photographie de paysages et la géographie impliquent une relation physique au terrain qui s’est traduite, à Ouessant, par la pratique de la marche. Les deux disciplines travaillent en lien avec l’orientation et le climat : la géographie nécessite un positionnement dans l’espace, en photographie/vidéo de paysage, le plasticien utilise la lumière naturelle, en s’orientant vis-à-vis du soleil, mais aussi en analysant les conditions climatiques qui vont influer sur les prises de vue. Les deux disciplines font très souvent usage de carnets de notes pour garder en mémoire les réflexions et observations faites sur le terrain. Ces carnets constituent bien souvent l’existence hypothétique de certaines pistes non réalisées. Cartographie et photographie sont aussi une réduction de l’échelle du site, face à un sujet relativement grand.
Le travail sur le terrain comprend des temps d’observation, puis de captation de données : les géographes prélèvent des échantillons, photographier/filmer signifie capter des informations lumineuses. La captation est un travail de sélection/de cadrage auquel succèdent des analyses et très souvent le post-traitement des données. L’utilisation d’outils agit comme un filtre sur la perception du site et participe à la constitution du paysage.
Le contexte théorique et les expérimentations constituent différentes étapes de construction de la recherche. Certains plasticiens font aussi usage de protocoles : Juliet Davis et Armelle Rabaté réfléchissent sur les tensions entre protocole et spontanéité (leurs vidéos sont réalisées à partir d’actions prédéterminées, puis confrontées aux spécificités d’un site et d’un corps performeur ; elles sont l’enregistrement sensible d’une action rationnelle).
Singularités.
S’il existe un certain nombre de points communs aux recherches scientifique et plastique d’une part, et plus spécifiquement à la géographie et à la photographie de paysage d’autre part, celles-ci conservent néanmoins leur singularité, à commencer par la finalité des objets produits : une recherche scientifique aboutit à une connaissance scientifique destinée à la communauté des chercheurs, la recherche plastique à la production d’une œuvre d’art.
Par ailleurs, les photographes revendiquent plus spontanément un prima du visuel, de l’intuition, du jeu et du sensible. Si protocole et démarche sont garants de la scientificité du résultat en géographie, tous les plasticiens ne font pas usage de protocoles. La démarche, quant à elle, contrairement aux sciences, se dégage a posteriori en arts plastiques.
Diffèrent aussi le statut et les usages des images produites : elles sont avant tout des outils, des documents ou des illustrations en géographie. En arts plastiques, elles sont le sujet sur lequel porte la réflexion elle-même, leur support et leur accrochage étant aussi des témoins de la réflexion, des pistes de lectures et des indices de compréhension, porteurs de sens pour le spectateur.
Complémentarités.
Les divergences de méthodes de travail d’une spécialité à l’autre facilitent le regard sur sa propre discipline, obligeant les plasticiens et les géographes confrontés au même objet d’étude à se positionner. Multiplier les points de vue sur un même site permet alors d’empiler les strates terrain-territoire-paysage et de faire coexister des réalités différentes, souvent dissociées lorsqu’elles sont uniquement soumises aux codes, aux regards, d’une seule spécialité. Comme il est toujours délicat d’être parfaitement conscient des biais épistémologiques de la discipline que l’on pratique, le dialogue entre étudiants des deux organismes a été l’instrument essentiel de mise en place de la réflexivité sur les pratiques.
Pour les plasticiens ont primé l’approche sensible et l’intuition. Les analyses des géographes leur ont semblé plus concrètes : dans les travaux de Manon Riet et Carole Cicciu, le regard des géographes a aidé à confirmer ou non des observations/déductions faites sur le terrain.
Pour Armelle Rabaté et Juliet Davis, côtoyer des scientifiques a permis le glissement d’une approche très visuelle, conçue la plupart du temps à bases d’images (points de vue, grilles, quadrillages) à une approche plus physique (arpentage du terrain, lecture et enregistrement des dénivelés à travers la marche).
Dans la pièce de Carole Cicciu, la carte, outil des géographes devenu objet plastique, respectant le langage cartographique et restituant une expérience photographique, a été une passerelle entre deux pratiques sur un même terrain à la fois abstrait, projeté et réel, support d’échange sur des espaces, des souvenirs liés à la topographie, les maisons, la lumière.
Pour les scientifiques, travailler avec des plasticiens les a confrontés à l’analyse des codes esthétiques et culturels qui influent sur la constitution et la perception du paysage. Les étudiants en géographie ont perçu combien leur propre vision était sous-tendue par des implicites esthétiques et culturels dont ils avaient peu conscience auparavant. Ils ont alors commencé à déconstruire les dimensions un peu naïves de leur vision pour s’attacher à former un regard plus informé. De ce fait, il leur a paru plus naturel de s’intéresser au paysage en tant qu’il est système de processus évolutifs et de ne pas le réduire à une représentation.