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Serendipity.

Passages à l’âge d’homme en Europe.

Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, 2008.

Image1La jeunesse comme parcours.

Selon Pierre Bourdieu (1984), « la jeunesse n’est qu’un mot ». Mais alors qui sont les jeunes ? La sociologie et l’anthropologie apportent des réponses touchant aux représentations collectives de l’âge, aux hiérarchisations sociales ou aux processus, rituels ou non, de construction de la personne. Le livre de Cécile Van de Velde s’inscrit dans cette très longue généalogie, depuis Van Gennep et ses Rites de passage (dont nous fêtons le centenaire cette année), jusqu’aux essais de sociologie de la criminalisation des jeunes (Mucchielli, 2005). Elle s’y inscrit sérieusement, avec beaucoup d’érudition, de minutie et d’application, en utilisant l’héritage de la sociologie quantitative et en furetant du côté de l’enquête qualitative. Elle ne procède pas à la réification des qualités des jeunes, mais, à plus juste raison, part de la question du processus d’accès au statut d’adulte : de quelles manières et à quelles conditions des jeunes deviennent-ils des adultes ? Poser la problématique dans ces termes peut conduire à reproduire le sens commun et non pas à observer, quantifier, décrire, déconstruire les ressorts collectifs de fabrication des jeunes. En passant par le prisme de l’autoreprésentation, la question de l’auteure devient à la fois plus précise et plus juste : quels sont les critères de la maturité pour les jeunes d’aujourd’hui ? Autrement dit, ne pas utiliser les clichés d’une fantasmatique opinion publique, mais rechercher avec les personnes concernées les représentations collectives, les déterminants économiques et les parcours types dont ils sont à la fois les représentants et les acteurs. Cette perspective permet de mettre en évidence les forces sociales et conjoncturelles qui entrent en jeu dans les trajectoires des jeunes tout en révélant que des comportements relevant de choix a priori individuels sont en réalité des tendances partagées par le plus grand nombre. Le changement de point de vue incite à porter le regard sur les parcours, ou sur les « chemin[s] d’autonomisation » (p. 7), dont le point d’arrivée se situerait sur cet horizon que constitue l’aboutissement de l’individuation d’un jeune.

Comparer les jeunesses européennes.

En plus de ce premier décentrement, Cécile Van de Velde donne à son programme une dimension comparative, à l’échelle européenne. Le lecteur est frappé par l’ampleur de la démarche, par la connaissance intime et précise des recherches les plus récentes en sociologie de la jeunesse et par la forte cohérence discursive que permet ce parti pris méthodologique. L’auteure explore les parcours individuels et les données quantitatives des jeunes qui sont inscrits dans le processus d’émancipation de la dépendance familiale au Danemark, en Grande-Bretagne, en France et en Espagne. Toute la richesse démonstrative tient dans le jeu de comparaisons et d’allers-retours entre les quatre pays, dont les différences montrent l’extrême sensibilité de la jeunesse aux conditions sociales, économiques et culturelles. Si, dans leur ensemble, les jeunes européens sont dans des situations professionnelles de plus en plus précaires et accèdent à l’autonomie de plus en plus tard, ils sont également plus mobiles géographiquement que leurs parents. Pour ces raisons, la maturité et l’indépendance vis-à-vis de la famille diffèrent des générations précédentes. Mais l’auteure montre aussi que, au-delà de leurs caractéristiques communes, quatre modèles définissent les jeunes européens.

L’échelle internationale de la comparaison est volontairement inscrite dans quatre cadres nationaux de référence. Et l’hypothèse ainsi posée veut qu’à chaque configuration sociopolitique choisie corresponde une manière typique d’atteindre l’autonomie. On trouve en effet des écarts significatifs entre les parcours de jeunes adultes fortement aidés par l’État, comme au Danemark, où les jeunes quittent rapidement le foyer (chapitre 1 : « “Se trouver”, ou la logique du développement personnel »), et ceux qui dépendent fortement de la solidarité familiale, comme en Espagne, où l’aide sociale est très peu développée (chapitre 4 : « “S’installer”, ou la logique de l’appartenance familiale »). Entre les deux se situent des modèles intermédiaires. Inscrits dans un cycle court d’autonomisation, les jeunes britanniques « s’assument » financièrement dès leurs études et s’insèrent précocement dans le marché du travail et la parentalité (chapitre 2 : « “S’assumer”, ou la logique de l’émancipation individuelle »). Par la faiblesse de l’aide à l’autonomisation des jeunes adultes, la France apparaît comme une société moins individualiste, qui voit ses jeunes choisir une voie professionnelle quasiment définitive en s’inscrivant dans une logique corporative (chapitre 3 : « “Se placer”, ou la logique de l’intégration sociale »).

Le cadre politique induit et contraint les pratiques sociales, c’est un fait évident. Mais les extraits d’entretiens réalisés dans le cadre de l’enquête démontrent que le contexte juridique et législatif d’encadrement de l’autonomie des jeunes est fortement intériorisé. Les extraits que l’auteure nous livre sont très éclairants à ce propos et donnent un sens et un relief particulier aux nombreux tableaux et schémas qui viennent à l’appui du texte. Pour autant, l’analyse des modèles du « devenir adulte » ne s’arrête pas en si bon chemin et combine une approche des politiques publiques et une lecture des cadres culturels, à partir d’une typologie fondée sur une « ethnologie » culturelle nationale. L’influence individualiste de la religion protestante dans les pays nordiques, les différents degrés d’intégration familiale des pays latins, le poids de la sphère financière en Grande-Bretagne apparaissent comme les étais culturels qui consolideraient les systèmes politiques de gestion et de fabrication des jeunes adultes. L’association des faces politique et culturelle des configurations nationales apporte des arguments décisifs aux conclusions et confirme la relativité et les contrastes des quatre types du « devenir adulte » étudiés.

Ethno-types et comparaison.

Si l’on perçoit bien la richesse des matériaux que permet de mettre au jour la méthode des modèles nationaux, la superposition de deux échelles d’analyse pose une double question de méthode, qui ne retire cependant rien à la portée générale de l’ouvrage. Les idées suivantes ne sont d’ailleurs que des remarques pour amorcer une discussion et non une critique des résultats. D’une part, la double approche politique et culturelle cache mal la singularité individuelle des parcours, faits d’hésitations, de revirements et de bricolages. Le dilemme classique des sciences sociales, qui écartèle méthodologiquement le sociologue entre l’holisme et l’individualisme, est en partie relativisé dans ce livre par l’insertion de citations d’entretiens. Mais il aurait été peut-être plus parlant d’exposer plusieurs parcours de jeunes dans leur intégralité. C’est sans doute une question d’angle de vue : les extraits d’entretiens choisis convainquent facilement des variations individuelles, mais ils ne démontent pas les mécanismes de fonctionnement de l’articulation des échelles. La présence de ces extraits montre cependant que Cécile Van de Velde est bien consciente de la difficulté à faire dialoguer holisme et individualisme, et son travail constitue un apport original à la démarche des sciences sociales. D’autre part, l’auteure, en faisant appel à des données de type culturel (individualisme d’origine religieuse, valeur du mariage, système familial, poids du corporatisme ou prestige social des professions, etc.), les associe systématiquement à l’appartenance nationale. Elle semble ainsi construire des « ethnotypes » nationaux qui reprennent des caractéristiques culturelles spécifiques, que les individus devraient partager ou subir. Mais l’on ne sait pas réellement sur quelles données et quels types d’enquête la construction de ses « ethno-types » repose. S’il ne s’agit pas à proprement parler de stéréotypes, la présentation des résultats semble toutefois attribuer des caractéristiques culturelles déterminantes à des ensembles nationaux à l’intérieur desquels les variations régionales, sociales et politiques sont importantes. Par ailleurs, les traits censés être partagés et déterminants sont eux-mêmes déterminés par d’autres facteurs, et il est dès lors possible de relativiser les causalités. Si les jeunes espagnols ne s’autonomisent pas dès leur vingt-deuxième année, ce n’est pas seulement parce que la famille nucléaire est une réalité sociologique de l’Espagne contemporaine ; c’est peut être également que les structures politiques et économiques reposent sur une hiérarchie et une organisation de paternalisme clientéliste qui influence autant l’autonomisation des jeunes que les rapports entre patrons et employés ou les rapports entre hommes et femmes.

La difficulté à manipuler et à comparer des modèles nationaux pour en trouver les caractéristiques déterminantes réside dans le fait qu’il est assez compliqué de savoir d’une part quel est le degré d’influence relative de l’économique, du religieux, du politique, de la famille et du milieu socioprofessionnel sur le parcours des jeunes, et d’autre part quel est le degré de partage de ces représentations culturelles à l’échelle nationale. La réification sociologique de caractéristiques nationales peut ainsi parfois s’avérer caricaturale : si les jeunes danois sont autonomes précocement, c’est que les structures de la société leur permettent de s’autonomiser, alors que les Espagnols, encore pétris d’une culture familiale traditionnelle, ne peuvent acquérir l’autonomie qu’au prix de leur asservissement aux conditions que le modèle familial leur donne. Pour autant, la complexité des données comparatives, finement détaillées, et la superposition des échelles d’analyse, individus et nations, nous ramènent souvent à prendre la distance nécessaire face à un raisonnement qui pourrait passer, à première vue, pour une analyse tautologique. Ainsi, les remarques méthodologiques que ce livre suscite restent bien un signe de la qualité et de la profondeur de la réflexion et de l’analyse.

De nouveaux passages ?

L’apport central du livre de Cécile Van de Velde ne réside pas seulement dans le domaine de la méthodologie mais dans le dialogue qu’il permet d’instaurer, malgré les apparences, avec l’anthropologie et tous les avatars contemporains de l’ethnométhodologie. Je citerai une de ses premières phrases, qui a pu, dans un premier temps, étonner l’ethnologue : « Si, dans les sociétés traditionnelles, des rites initiatiques scandaient de façon collective et homogène le passage au statut d’adulte, il devient de plus en plus difficile, au sein des parcours de vie contemporains, de fixer des frontières entre les âges, et d’objectiver les étapes qui font de nous un “adulte” » (p. 1). Il s’agit là d’une version d’un poncif qui veut qu’une frontière irréductible existe entre « eux » et « nous ». Cette représentation collective est le fruit de la longue histoire du « grand partage », selon l’expression de Gérard Lenclud, qui a voulu distinguer les sociétés primitives de l’Occident (Lenclud, 1991), notamment par la présence/absence du rituel qui constitue la marque essentielle, au sens étymologique, de cette séparation. Mais s’il n’y a plus de rituel chez « nous », comment dès lors étudier le travail de la société sur les statuts et la fabrication des différences ? La voie qu’emprunte l’auteure résout en fait la question de la pseudo-disparition des rites en la transposant de manière convaincante dans l’étude d’objets plus « sociologiques » (stratification sociale, éducation, statistiques démographiques, carrières professionnelles). Elle démontre ainsi avec force, comme la plupart des chercheurs travaillant sur la jeunesse, que les passages des jeunes vers la maturité sont flottants et presque toujours inachevés. Certes le service militaire n’est plus une institution dans une Europe munie d’une armée de métier, certes la jeune fille ne quitte plus le foyer avec son trousseau de mariage, mais Cécile Van de Velde nous permet de lire, d’analyser et de comprendre la prise d’un crédit, le choix d’une orientation professionnelle ou la quête d’un logement comme des signes collectifs et des nouvelles modalités d’intégration au monde adulte. Elle montre que les sociétés européennes, dans leur diversité, développent, aménagent et inventent toujours des passages qui légitiment les règles et les frontières, comme le montrait Bourdieu avec la notion de rites d’institution (1982), mais qui donnent également, et peut être surtout, un sens aux actions des petits individus qui tentent, tant bien que mal, de s’inscrire dans le monde.

Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF, 2008.

Abstract

La jeunesse comme parcours.Selon Pierre Bourdieu (1984), « la jeunesse n’est qu’un mot ». Mais alors qui sont les jeunes ? La sociologie et l’anthropologie apportent des réponses touchant aux représentations collectives de l’âge, aux hiérarchisations sociales ou aux processus, rituels ou non, de construction de la personne. Le livre de Cécile Van de Velde ...

Bibliography

Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution » in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 43, 1982, pp. 58-63.

Pierre Bourdieu, « La “jeunesse” n’est qu’un mot » in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, pp. 143-154.

Gérard Lenclud, « Le grand partage » in G. Althabe, D. Fabre et G. Lenclud, Vers une ethnologie du présent (Ethnologie de la France, n°7), Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1991, pp. 9-37.

Laurent Mucchielli, Le scandale des « tournantes ». Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique, Paris, Découverte, 2005.

Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, 1909.

Notes

Authors

Cyril Isnart

Chercheur associé à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (UMR 6591, Cnrs et Université de Provence), Cyril Isnart est aussi chargé de cours à l’Université de Provence.

Partnership

Serendipity.

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