On comprendra vite, à la lecture de L’universel dans les sciences morales, que la disparition de Theodor Litt (1880-1962) ait été ressentie comme la perte d’un grand pédagogue. Mais l’oubli relatif dont l’œuvre (Litt [1926] 1991, Litt [1933] 1983, Litt 1974) du philosophe est victime laisse en revanche perplexe. Même en considérant l’hégélianisme atypique qui l’imprègne. Même en invoquant une carrière académique accidentée — en 1937, le professeur de Bonn puis de Leipzig demande sa mise à la retraite anticipée pour manifester son hostilité à la dictature national-socialiste. Synthèse originale entre la philosophie du concept de Hegel et l’approche compréhensive des phénomènes humains de Wilhelm Dilthey, la pensée de Litt ne cesse pourtant d’interpeller la réflexion théorique touchant à la fondation et à la logique des sciences de la société et de la culture. En éclairant d’un jour nouveau les questions cruciales de l’historicité de la connaissance, de sa dimension langagière, du rôle de l’éducation ou encore des relations entre l’individu et la communauté, Theodor Litt nous invite à réexaminer un problème que d’aucuns croyaient résolu : celui des liens entre la philosophie et les sciences de l’homme.
[1]. En outre, autre élément capital, l’universel a priori ainsi mis en lumière « ne peut être abstrait de la multitude des cas qu’il embrasse pour la simple raison que chacun d’eux n’est possible que si l’on présuppose le contenu de ce qu’il énonce » (p. 63). Autrement dit, le savoir universel a priori ne saurait être déconnecté du particulier dans la mesure où il est présent, actualisé, dans toute expérience ou expression.
Les sciences humaines partageraient alors avec les expériences singulières de la vie quotidienne des individus les mêmes préconditions : « Tout effort conséquent de la pensée s’appuie sur ces présuppositions, quels que soient son intention et son objet. La confiance dans la fiabilité de la mémoire, dans la puissance ordonnatrice de la raison, dans la capacité d’expression, de communication et de compréhension doit nécessairement être partout présente dès qu’on assume le risque de penser » (p. 69). On ne peut donc pas soutenir que le savoir universel a priori ne concerne que les sciences de l’esprit ou qu’il ne soit qu’une « partie » de celles-ci.
Certes il apparaît à Litt que ce type de savoir entretient avec ces disciplines des relations tout à fait spécifiques entraînant certaines obligations, en vertu du simple fait que le savoir universel a priori participe forcément d’une activité de l’esprit. À la différence de la recherche dans les sciences dites « exactes » de la nature, la recherche dont les manifestations de « l’esprit » humain sont l’objet ne peut en aucun cas ignorer « ce qui se passe à l’arrière-plan », ce qui est au fondement des phénomènes auxquels elle s’intéresse. Néanmoins, si les disciplines ayant trait à l’humain ne peuvent renoncer à la présentation explicite de cet « arrière-plan », si elles doivent, avant tout, « “poser” ce qu’[elles ont] “présupposé” » (p. 75), il ne semble pas que la science, fût-elle « de l’esprit », puisse elle-même élucider les capacités fondamentales que concerne l’a priori : Theodor Litt y voit par contre « une tâche de la philosophie », à laquelle seule revient le rôle de placer ces présuppositions « sous l’éclairage de la conscience réflexive » (p. 70).
Mais si la clarification des présuppositions constitue une « priorité logique » (p. 74) impartie à la réflexion philosophique, le primat de celle-ci se voit alors affirmé : « pas de science sans philosophie », tel pourrait être en définitive le mot d’ordre de cette étude. Un mot d’ordre qui rencontre bien évidemment l’opposition franche des empiristes. L’idée, affirmée avec force, qu’il existe un savoir « avant » la science et que c’est à la philosophie de le réfléchir entre en opposition frontale avec l’idée selon laquelle toute connaissance résulte au contraire de l’expérimentation scientifique. Pour la conception empiriste de la connaissance, la science « positive » de l’esprit n’a justement pu progresser qu’en s’émancipant de la tutelle philosophique.
Toutefois, selon Litt, le refus scientiste d’accorder une quelconque priorité à la philosophie témoignerait d’une mécompréhension totale du privilège que revendique cette dernière. Car il ne s’agit pas pour le philosophe d’intervenir dans la recherche empirique au moyen de déterminations normatives, mais seulement d’interroger les présuppositions au principe des constructions du spécialiste. Et comme aucun fait empiriquement établi, démontré par l’expérience, ne pourrait nier ce qui rend possible tout constat empirique, toute expérience, l’antique conflit entre ceux qui « croient aux idées » et ceux qui « croient à l’expérience » n’est, aux yeux de Theodor Litt, que le fruit d’un débat originellement mal posé. C’est encore en vertu du même argument qu’on ne peut exiger la confirmation empirique de la validité des réflexions philosophiques, ni mettre en doute leur fiabilité sans du même coup nier celle des procédés qu’elles permettent. Pas plus qu’on ne peut leur reprocher un caractère trop « formel », « abstrait » ou « général » sans exposer aux mêmes critiques tous les procédés ou énoncés scientifiques. En outre, la critique ayant trait à « l’abstraction » ne paraît finalement recevable que dans le cas des procédures empiriques inductives, lorsque le savoir procède bel et bien à des généralisations qui l’éloignent du « concret » ; par définition, le savoir a priori n’est quant à lui ni tenté, ni contraint de procéder à de telles interventions.
A priori et réflexivité.
La conception d’un (savoir) universel qui ne peut se définir qu’en lien avec le (savoir) particulier semble ainsi prémunir Theodor Litt d’un certain nombre d’objections. L’une d’elles concernerait encore le risque d’une régression aporétique. À savoir : la réflexion philosophique sur le savoir a priori n’ouvre-t-elle pas la voie à une succession infinie d’a priori de l’a priori ? On peut en effet se demander si le savoir a priori « est vraiment a priori » ou s’il repose lui-même sur des présupposés. Mais Litt écarte cette éventualité en répétant que la caractéristique du savoir a priori est d’être un universel qui ne peut justement être détaché du particulier et qu’il est donc toujours, en conséquence, fondamentalement lié au savoir non a priori que représentent les expériences quotidiennement vécues ou la connaissance scientifique. Il ne saurait donc y avoir d’« a priori de l’a priori » puisque le savoir a priori n’existe qu’en rapport avec le savoir « non a priori » qu’il permet, qui se base sur lui – « des “présuppositions”, écrit Litt, sont toujours présuppositions de quelque chose » (p. 74).
Certes, le savoir a priori est irréductible aux autres types de savoir en tant qu’il leur est toujours préalable. Et par suite, la philosophie qui le réfléchit jouit, nous l’avons vu, d’une « priorité logique » sur tout autre activité de la pensée. Néanmoins, si aucune connaissance, par exemple scientifique, ne saurait exister sans ce savoir universel partout et par tous présupposé, Litt insiste tout autant sur le caractère nécessairement réciproque de cette proposition. Le fait est que la philosophie n’a pas toujours pris conscience de cette dépendance mutuelle, probablement à cause de l’idée, juste en soi, que le savoir a priori revêtirait une certaine « supériorité » à titre de base fondatrice de toute expérience. Le problème naît du fait qu’un tel constat semble indiquer que ce qui repose sur cette fondation n’est nullement indispensable à celle-ci, ou que la strate « inférieure » par laquelle on se la représente « soutient » une strate supérieure sans être soutenue par cette dernière. Mais Litt nous enjoint à nous défier de ces comparaisons avec des relations inspirées par des intuitions spatiales : dans le domaine logique en effet, il n’y a « pas le moindre secteur auquel les autres seraient à ce point “extérieurs” qu’il serait indifférent à leur présence ou à leur absence » ; bien plus, « chacun d’eux n’est ce qu’il est qu’en étant le plus rigoureusement articulé sur l’ensemble des autres » (p. 97).
Il existe sans aucun doute plusieurs types de savoir que la forme et le contenu distinguent mais, pour différents qu’ils soient, ils ne peuvent exister séparément. Litt en veut pour preuve que le savoir réflexif — ou, si l’on préfère, la réflexion sur le savoir — s’exprime toujours dans un langage qui n’est pas radicalement dissociable du langage de la vie quotidienne ou de celui à peine moins spontané des sciences humaines. Il est clair que le langage dans lequel parle la réflexion philosophique possède ce que cette réflexion dénie au langage dont elle parle : « la définition claire et le rigoureux établissement du concept » (p. 103). Mais il n’en existe pas pour autant « deux langages ». Tout comme le savoir a priori n’existe que par le savoir non a priori qu’il rend possible, le langage qui réfléchit sur lui-même « ne fait qu’un avec celui qu’il semble quitter », manifestant en fait de manière sensible « la progression du savoir vers lui-même » (p. 106). Au terme de cette réflexion, le soupçon d’un progressus ad infinitum de la pensée apparaît bel et bien sans fondement.
C’est également à ce stade que l’on peut espérer apporter au problème du rapport entre l’universel et le particulier une solution véritable. Aux étapes précédentes, depuis celle de la vie quotidienne, de ses expériences et de son langage, jusqu’à celle des sciences, leurs méthodes et leurs énoncés, rien ne permettait en effet d’installer l’universel et le particulier dans un rapport qui préserve la richesse de contenu du particulier sans amputer la précision de l’universel. Tout s’y passe encore comme s’il y avait deux « camps ». Le plus souvent d’ailleurs, rappelle Litt, l’opinion commune elle-même se représente le rapport universel/particulier sur le mode de l’opposition, ou du moins de l’alternative : dans la vulgate de la pensée inductive, l’universel est « ce qui est commun » ou « ce qui n’est pas particulier ». Mais l’universel ainsi défini n’aurait jamais qu’une apparence de validité supérieure étant donné que l’irruption de nouveaux éléments pourrait briser à tout moment le contenu de ce qui est commun et donc contraindre l’universel à une rectification récurrente. En revanche, lorsqu’on s’élève au plan de l’a priori, l’universel et le particulier ne s’imposent plus de restrictions l’un à l’autre puisqu’ils existent chacun l’un par l’autre.
Reste à savoir si cette tentative de résolution « réflexive » d’un problème que seule la philosophie semble pouvoir affronter ne quitte pas ainsi définitivement le domaine du concret, de la réalité effective, pour celui de la pensée pure. Mais cette critique s’appuierait toujours sur l’idée répandue qu’il n’y a dans le monde vécu que du singulier, du particulier, de l’individuel. Selon ce schéma, ce n’est que par la pensée que le sujet peut « venir à bout » d’une réalité disparate et « construire » l’universel, lequel ne ferait donc pas partie de cette réalité. La réalité du monde s’opposerait donc à la pensée du monde. On le devine, il est alors aisé à Theodor Litt de retourner à la critique solidaire d’une telle opposition l’objection qu’elle lui adresserait concernant l’impuissance du philosophe à comprendre le monde réel…
Pour l’auteur, l’universel n’est pas édifié par le sujet connaissant mais bel et bien présent au cœur de chaque manifestation de la vie humaine à connaître. Très concrètement, tout individu est sans arrêt confronté aux appels respectifs de la particularité et de l’universel, « livré à un va-et-vient sans répit entre ces deux extrêmes » (p. 123). Tout être humain « entend deux voix en lui » (p. 121) : il possède la certitude d’être unique et distinct du reste du monde en même temps que celle de vivre dans un « univers » qui le dépasse, qu’il partage avec le reste du monde et où il ne peut se définir qu’en faisant un avec la vie universelle. Il s’agirait donc d’un tiraillement constitutif de l’existence humaine elle-même et, pour cette raison, le problème ne saurait seulement relever de la théorie. Que Litt s’y confronte dans les années 1930-1940 n’a d’ailleurs rien de fortuit, l’époque révélant cruellement l’acuité pratique de cette problématique via la mise en cause radicale de l’universel par des mouvements politiques et sociaux qui exaltent le particularisme d’une « race » ou d’un peuple. Il n’empêche que ce conflit déterminant ne pourrait trouver d’issue tant que l’on persiste sur le plan théorique à considérer l’universel et le particulier comme s’excluant mutuellement.
Finalement, ce que Theodor Litt tente de montrer, c’est la nécessité du passage à un niveau de réflexion qui permette à l’humain de réconcilier ces deux aspects de lui-même. Qu’on ne s’y trompe pas : pour le philosophe, la « paix » ainsi rendue possible n’a rien de la stabilité souvent illusoire que procure le choix définitif d’un « camp » contre un autre. Dans le domaine de l’esprit, l’interpénétration de l’universel et du particulier peut certes constituer une certitude sans équivoque. Mais la réconciliation que la réflexion permet et rend même nécessaire ne réduit en rien le champ des possibles entre lesquels seul tranchera celui qui pense et agit, tant sur le plan privé que politique. Où l’on voit que Weber n’est pas loin.
Theodor Litt, L’universel dans les sciences morales [1941], traduit de l’allemand par Laurence Guérin-Mathias et Marc de Launay, présenté par Marc de Launay, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Humanités », 1999. 140 pages. 17 euros.