« Avant d’être citoyens, nous sommes mitoyens et c’est dans cette proximité distante avec l’étranger que nous apprenons à donner un sens commun à la notion de monde. »
Isaac Joseph, in Itinéraire d’un pragmatiste. Autour d’Isaac Joseph.
Habiter est une drôle de chose. La langue m’informe qu’avoir c’est du même coup se tenir (plutôt bien que mal, sans doute), arranger une aptitude (qu’on ne suppose donc pas tout à fait nulle), s’habiliter en somme à quelque habileté. Diable : les habits qui nous portent, les habitations qui nous logent, les habitudes qui nous traînent — tout cela renverrait-il donc à des actes (intentions et défis à relever) sinon des valeurs (implications et complications) plus qu’à de « simples » faits ? Je croyais « avoir des trucs », « utiliser des machins » comme tout le monde, et voilà qu’ils s’agitent en demandes impératives, en signes délibérés, en révélations inouïes ? Ô Perec et ses Choses ! Je sais bien, mais quand même : je choisis, achète ou vends, prélève ou rejette, adopte ou me débarrasse — mais de là à penser que ces petits riens quotidiens, ces ménagements de broutilles, signeraient toute une existence, il y a loin, non ?
Ces livres de géographes s’en occupent, et peut-être bien qu’ils ne sont pas les seuls, à l’heure — heur mal ou bon, qui sait ? — où nous nous découvrons mondialisés, tenant à tout ce qu’on croyait pouvoir prendre ou bien laisser, utiliser et puis jeter, avec quoi nous croyions nous distraire avant d’oublier.
Mais non, dit l’un (Lussault, p. 115-118) — voyez votre brosse à dents ou votre téléviseur. Combien de composants ? Combien de kilomètres parcourus ? Combien de sites industriels impliqués ? Expérience de pensée à portée de main, la fragmentation spatiale, le dégroupage généralisé réalise un tour de force : ladite fragmentation tout à la fois atomise, car elle sépare et disperse partout des fractions de production, globalise, car elle dilate à l’échelle du Monde la plupart des systèmes productifs, localise, car elle multiplie les systèmes productifs locaux interchangeables qui peuvent assurer un rôle dans un processus de fabrication, intègre, car elle met en interaction des lieux, des acteurs, des choses au sein d’un même ensemble. Autant parler avec lui de mise en mouvement de toutes les réalités, jusqu’à l’ensemble des faits sociaux.
Quant à l’autre (Lévy p. 15, 68, 69, 136), c’est le fait social nommé France qui lui semble précisément peiner à se situer par rapport au reste du même Monde à majuscule. La même expérience courante, qui faisait tout à l’heure de tel de mes objets familiers un concentré éclaté de mobilité instable, saisit tout un chacun : l’individu peut être défini comme un acteur mobile qui parcourt le Monde en modifiant son identité à la marge et sans perdre son intégrité — il n’est pas assignable à un échelon donné. Si l’on veut bien appeler avec lui motilité et métrise cette situation étrange et la compétence qu’elle réclame, nous voilà au moins avertis par ces deux livres à la fois : si Monde habitable il y a, sa majuscule signale un impératif à quoi répondre d’urgence.
C’est que, s’il s’agit d’exister-habiter (en) un tel Monde, il n’est pas facile de savoir en quoi exactement consiste cette habileté ou cette aptitude — dans les termes de nos géographes (passim), savoir à quelle justice spatiale se vouer. Quelle adéquation serait bonne à familiariser sinon réduire l’inquiétante étrangeté, la crainte et le tremblement qu’il y a à vivre ici et aussi là-bas, pris que nous sommes dans un « ensemble » disponible mais torrentiel, captés que nous sommes par un actuel si bardé de virtuel et même de possible advenant qu’aucun réel ne semble à notre main ? Informations, communications, usages enjoints et derechef remplacés par d’autres pas moins consommés-consumés… Qui peut ignorer cette course-sur-place, ce tapis roulant en quoi se tient aujourd’hui ce qui ne saurait tenir ? Il est tentant de parler de globalisation sans Globe, de mondialisation sans Monde. Le mot même d’« actualités » n’a-t-il jamais paru aussi dérisoire, à l’heure du changement climatique ? Le Monde ? Mais quelle échelle serait bonne à un tel mode de spatialisation : aire, lieu, régime, niveau, réseau, rhizome, centre, périphérie, territoire… ? Quoi, où, comment « habiter le Monde » ?
Une situation équivoque.
(Lussault, p. 43, 49, 55, 61, 133, 152, 172, 174, 243, 257, 282)
Si nous appelons spatialité notre faire avec l’espace, le champ des pratiques de l’espace social, alors il faudrait reconnaître que son genre actuel est urbain. Notre art d’exister — travail ou jeu — traite (sans annuler ni rendre incommensurable) la distance originelle (ubiquité nulle part, simultanéité jamais) que suppose la présence de toutes choses sur le sol commun qu’on appelle aussi Terre et Planète. Cette façon de faire avec ce dans quoi nous vivons serait « la ville », qui commanderait aujourd’hui l’intégrité d’un environnement spatial en modélisant sa frontière entre lui et tous les autres. À l’atomisation globalisatrice dont nous avons parlé répondrait donc cette urbanisation unificatrice et différenciante, pré-citoyenneté de mitoyens (Joseph 1984, 2007) distinguant du même coup les lieux urbanisés de ceux qui ne le sont pas. À cette aune, l’auteur pointe par exemple le périurbain pavillonnaire français, caractérisé par l’idéal de non-mitoyenneté des constructions, comme une sorte d’habitat prédateur, obstacle à la dynamique de l’urbanisation. Celle-ci n’est pas rose : il n’y a désormais pas de situation urbaine, dans le monde (très peu Monde, donc), où le fait ségrégatif n’apparaît pas (séparation tranchée entre groupes sociaux, faible diversité sociale, îlots résidentiels, clubs par défaut). Si l’auteur propose prudemment un réaliste cohabiter plutôt qu’un rêveur vivre ensemble, la ville mondialisée reste encore loin du Monde. Qu’en est-il de la situation française sous l’œil de notre second géographe ?
(Lévy, p. 38, 53, 54, 59, 62, 64, 65, 91, 154, 160, 161, 163, 186, 187, 191, 231, 233)
La cause est d’abord entendue : l’urbanisation de la France est, sauf exception minime, achevée. Réseau plus que territoire, population plus que superficie, contexte multidimensionnel qui comprend à la fois et sans priorité le potentiel économique et l’habiter, la ville semble bien commander là encore beaucoup de monde(s) sinon le Monde. La carte platement gravée des myriades communales françaises (dont les deux tiers n’abritent que 10 % d’entre nous !) ne dit à peu près rien de cette ébullition de masse, logique exponentielle de l’interaction. Densité et diversité, mais aussi dispersion et fragmentation, sont en outre travaillées par une conscience écologique qui valorise l’économie de surface contre l’étalement urbain. Un gradient (multiplication de liens eux-mêmes chargés de potentiel) s’impose au cartographe, effet de taille : plus la combinaison est intense, plus l’urbanité influence la vie sociale ; plus il y a déficit de densité ou de diversité, plus on voit des logiques anti-urbaines à l’œuvre. Dès lors les cartes parlent politique : l’auteur pointe posément (santé, logement, école et université, transports, contributions ou prélèvements obligatoires) le centralisme étatique français et son tango pervers avec le particularisme : les « pouvoirs locaux » ne sont choyés qu’à condition de renoncer au débat sur les valeurs de l’être-ensemble, compétence exclusive de l’échelon national. En France, à l’abri bétonné de l’« universalisme républicain », on ne discute le plus souvent de rien. Échapper à ce centralisme tantôt acharné tantôt hypocrite, à cette géographie de l’injustice, ce serait tenter d’entrer en fédéralité, poser le problème véritable de l’emboîtement du petit dans le grand (le pain permanent sur la planche enfin bien dessinée : englobement ou association, transgression ou coopération, participation et autres libertés nouvelles). La capacité de discuter de ce qui est en jeu là où c’est en jeu, débat et délibération publics de grande ampleur, voilà ce qu’imposerait l’équivoque singulière de la situation française.
Des pratiques à l’œuvre.
Si « avènement » et « réinventer » semblent d’abord dramatiser en héroïsme l’urgence d’une résolution, c’est en essais pragmatiques que ces propositions prennent soin de traduire celle-ci.
(Lussault, p. 10-12, 25, 193, 194, 203, 207, 217, 253, 255, 259, 261, 279, 284, 288-296)
Fournir des bases pour des usages que nous devons inventer, ce n’est pas rêver le Monde mais l’inscrire d’abord en solution de continuité d’autres situations, actives ou non : empires, États, entités inter ou supranationales, les mondes qu’on appelle cultures ou civilisations ont accouché à coup de crises d’une mondialisation imposant le réexamen de nos outils conceptuels, la découverte de nouvelles fonctions instituantes et imaginantes. Considérons par exemple l’insécable triade appréhendée par les célèbres clichés (missions Apollo 8 et 17) d’un « lever de terre » et de notre « planète bleue » : ces vues et leurs prises associent du même coup Planète anthropisée, Terre humanisée et Monde socialisé. Mais elles éveillent aussi un sentiment trouble, celui d’un habitat commun fragilisé sinon menacé par la puissance même qui le montre. Bien d’autres exemples signalent à quel point système biophysique, nature et environnement spatial se « mondanisent », en compromis plus ou moins bizarres ou terrifiants. De paradoxales pratiques environnementales vont en effet du meilleur (on observe deux ou trois fois plus d’oiseaux à Oxford-USA que dans les forêts proches) au pire (Tchernobyl inaugure une longue suite de catastrophes caractéristiques de la mondialité). On freinerait à moins nos élans d’invention.
Or, précisément informés (c’est le mot qui convient : formés et formatés) de ces catastrophes dont l’évidence statistique distribue sans phrase compassion et impuissance, nous découvrons un principe de vulnérabilité globalisée, à vrai dire pas né d’hier. L’auteur propose de le compléter par ceux de résilience et d’immunité. Chaque élément de vulnérabilité (d’une organisation urbaine, par exemple) produirait en effet, dit-il, dynamique sociale, changement, voire culture partagée d’une chose commune et publique. Comme paradoxal mais inséparable retrait-rebond, la résilience spatiale nous rappelle ainsi que tout habitat, aussi exposé au danger soit-il, suppose habitation donc protection, transformation, jusqu’à re-création ou refondation. De même, l’immunité nous rappelle que toute attaque renvoie la défense non seulement à l’affrontement d’un risque extérieur mais aussi à sa propre (ré)action intérieure, auto-immune en somme, qu’elle soit naturelle ou politique. Rien n’illustre mieux cette vulnérabilité complétée, non plus écrasante mais à l’œuvre, que la stèle du village japonais d’Aneyoshi fixant la limite en deçà de laquelle ne jamais construire de maisons. Le raz de marée de 1933 avait emporté tout le hameau et laissé deux survivants — le 11 mars 2011, la vague de 38,9 mètres (plus de vingt mille morts dans l’ensemble des périmètres très peuplés) n’y a fait aucune victime.
L’exemple vaut modèle pour notre co-habitation : plus que de représentants abstraits, nous avons besoin de porte-voix situés. Au soupçon de communauté enkystée, le géographe visiteur du Zuccotti Park (Occupy Wall Street) préfère ainsi la vision d’une communisation, puissance de la mise en commun momentanée par et avec l’espace d’un objectif, d’un désir, d’une aspiration, d’une affinité. Au bout de ce compte, la problématique spatiale pourrait bien produire le renouveau attendu des principes de gouvernement démocratique : universel relatif (« parlements mondiaux » où siègeraient des individus tirés au sort, des ONG, des gouvernants locaux), relatif absolu (entité « totipotente » de l’individu) et commun localisé (des républiques de cohabitation) — autant de pratiques que cette géographisation fait voir en devenir.
(Lévy, p. 16-24, 26, 28, 38-40, 45, 102, 152, 163, 213, 214, 224, 227, 239, 240)
L’espace français est une aire à échelles locales et régionales, mais aussi un lieu de l’Europe et du Monde. Mutations et dépendances (affrontements armés ou même guerre économique sont dépassés, dit-il) requièrent une politique qui doit commensurer des réalités sans commune mesure a priori, qui ne se (re)présentent plus en points, lignes ou surfaces, mais en volumes. Comment mesurer des tensions dynamiques instables ? Par exemple, entre qualité de vie de tous et style de vie de chacun, accessibilité et isolement, territoire et réseau, pavage et archipel ? La France « terrienne », propriétaire et rurale, cet environnement indiscuté d’objet sans projet, ne se visualise encore qu’au prix de distorsions déjà sensibles (« rural » = faible densité du bâti, ou bien société agraire ?). Les cartes proposées ici retournent ironiquement les distorsions : là où les plats clivages régionaux faisaient disparaître les villes, la simple prise en compte de la taille démographique enfle ou désenfle à vue un paysage plus réaliste, où les kilomètres carrés ont cessé d’ignorer les citoyens, où le passé ne fait plus taire le présent.
Dans la ligne d’un tel réalisme cartographique, s’engage donc un retour enfin délibéré à cette évidence : c’est l’État qui appartient à la société, et non l’inverse. Faute de quoi, nos meilleures intentions (les « rationalités situées ») ne valent guère mieux que des approximations généralisantes, dont on aperçoit aujourd’hui les us et abus : la nation constitue un particularisme parmi d’autres, et le nationalisme un communautarisme parmi les plus dangereux. Mémoire des institutions politiques et temps de la société ne résisteront pas longtemps à leur trop grande dissonance historique. Aux tensions déjà notées s’ajoutent bien d’autres, vents sinon tempêtes déjà incontrôlables, générales ou particulières : entre aide publique et clientélisme local, par exemple, des inégalités croissantes fleurissent en France autant en politique du logement que de l’école, de la santé ou de la recherche (un résumé brutal, dit-il : les pauvres des régions riches paient les riches des régions pauvres !). Faut-il ménager longtemps encore la chèvre de « l’excellence » avec le chou des « secteurs en difficulté » ?
Au bout de ce compte, le cartographe conséquent en appelle, avec d’autres (Amartya Sen, Étienne Tassin), à une capacité qui, visant le bien public, combattrait les inégalités en accompagnant les différences choisies. À ce titre de civilité, propre composante politique de l’espace public, se reconnaîtrait alors le passage du commun au public. Il appelle enfin une éthique de l’interaction, ce dont résulterait une justice spatiale loin des despotismes complices du rassemblement et de la fragmentation.
Ces deux essais sont de ceux qui dessinent quelque chose d’un participe présent entendu de plusieurs côtés. Du côté des choses d’abord, si tant est que ces propositions laissent parler outils, lieux et cartes comme autant d’acteurs tout vifs. Du côté des gens ensuite, dans la mesure où ils révèlent, certes diversement, nos mondes plus ou moins familiers comme autant d’émergences ou résurgences du Monde qui advient entre nos mains, non sans périls. Du côté de ce qui n’a pas de nom enfin, parce qu’alors la réalisation ici encouragée d’une mesure possible de ce qui nous laisse si souvent sans voix ni voie, dessine précisément la responsabilité engageante dont a besoin l’identité heureusement innommée que nous nourrissons autant qu’elle nous nourrit.
Illustration : Robert Holmes, « World in a drop », 29.03.2014, Flickr (licence Creative Commons).