« Étudiez comme si vous deviez vivre toujours; vivez comme si vous deviez mourir demain. », Isidore de Séville, encyclopédiste (c. 560-636)
Parce qu’elle envisage ses formations sur une durée relativement longue, dans un processus progressif et continu d’acquisition des connaissances et des techniques, et dans une optique professionnelle affirmée, qu’il s’agisse des métiers de l’enseignement, de l’expertise, de l’ingénierie ou de la recherche, l’Université peut et doit s’offrir le luxe de former ses étudiants selon les méthodes qui les préparent le mieux à leur vie professionnelle. Dans cette perspective, le travail en équipe trouve sa légitimité, à condition néanmoins d’en percevoir les leurres et d’en éviter les pièges.
Le problème qui se pose à l’enseignant désireux d’entraîner ses étudiants au travail en collaboration est de mettre en œuvre une méthode de travail qui respecte tant les caractéristiques de l’équipe productive professionnelle que les conditions du travail à l’Université. Il est ainsi nécessaire de penser la transposition des modèles d’organisation du travail professionnel vers ceux des études universitaires, avec deux impératifs non négligeables que sont ceux de la formation et de l’évaluation ; les étudiants, eux, ont droit à l’erreur, si elle n’est pas même bénéfique à l’apprentissage. Il s’agit donc d’établir un parallèle réaliste entre une organisation du travail où le résultat prime, et une autre, dans la quelle la notion de résultat s’étend aux processus de production et à leurs turpitudes.
L’opération pédagogique Isidore, testée en première année de Deugde Géographie à Paris 7 en 2001 (td de l’enseignement intitulé Production d’espaces, au second semestre) est une proposition en réponse à cette problématique générale, posant les bases d’un principe qui est sujet à évolutions et d’un dispositif qui doit être amélioré. En voici les grands traits.
Groupe et équipe de travail.
Un groupe n’est pas une équipe ; c’est la difficulté principale de la transposition évoquée. Les étudiants forment des groupes, les salariés des équipes. Le statut de l’individu y est différent : distinction de compétence au sein de l’équipe, idéalisme égalitariste au sein des groupes d’étudiants. Organiser le travail en équipe chez les étudiants, c’est donc en premier lieu d’une part leur demander de former des groupes, et ensuite de transformer ces groupes en équipes. À vrai dire, l’opération Isidore n’a pas d’autre but que celui-ci. Corrélativement, on note que l’objectif de formation est atteint quand ce processus de transformation a été mené à bien.
Formation et compétences.
Le second aspect problématique de la transposition vient de la contradiction qu’il y a à vouloir constituer une équipe, c’est-à-dire organiser la collaboration entre des compétences différentes et affirmées, voire hiérarchisées, tout en poursuivant un but de formation à ces diverses compétences pour les membres d’un groupe sur ce point a priori indifférenciés.
L’opération Isidore propose une formule relativement simple en réponse à ces deux aspects du problème, mais il s’agit d’un compromis, qui nécessite perfectionnements et raffinements.
Dispositif pédagogique.
Le modèle envisagé a pour principe d’une part la sélection d’un certain nombre de tâches dont l’interdépendance est censée refléter une situation de travail en équipe, et d’autre part l’expérience, par permutation, par chaque membre du groupe d’étudiants d’une des tâches retenues. L’ensemble du travail s’effectue autour d’un thème ou d’un espace, subdivisé en autant de rubriques qu’il y a de tâches, ces rubriques proposant elles-mêmes plusieurs sujets au choix, voire à suggérer par l’étudiant.
La première expérience de l’opération Isidore a porté sur l’étude d’un espace, le Triangle d’Or à Paris (entre les avenues des Champs-Élysées, Montaigne, et George 5), les équipes organisant la collaboration de six fonctions faiblement hiérarchisées :
Chef de projet,
Inventaire raisonné,
Présentation de document,
Synthèse,
Cartographie,
Secrétariat & Critique.
Cette collaboration suit donc une hiérarchie minimale, et privilégie la complémentarité des spécialisations. La fonction de chef de projet vise surtout à ce que l’étudiant s’approprie son sujet, et son rôle dominant n’est en fait que passager, puisqu’il occupera d’autres postes pour les cinq autres sujets. Le principe de rotation de cet élément clé du dispositif a ainsi la vertu de permettre la responsabilisation (altruiste) des étudiants tout en évitant de calquer les défauts des systèmes hiérarchiques, qui dans la contexte d’anomie estudiantine risquent d’être amplifiés.
La présentation des tâches (pour le sujet 1) était donné sur le site internet du td de la manière suivante :
Laëtitia : chef de projet. Elle donne une ligne de travail après avoir conçu un projet rédactionnel sur la base de réflexions et de recherches (seule ou en groupe). Elle supervise et coordonne la réalisation de l’ensemble. Elle est responsable de son projet et du résultat global.
Perrine : Inventaire raisonné. Elle procède à un relevé des informations intéressantes pour le traitement du sujet. Elle doit décrire avec intelligence le contenu de l’espace étudié ayant trait au sujet. C’est la référence du groupe quant aux faits de terrain.
Vincent : Présentation de document. Il produit ou choisi un document ayant trait au sujet, qu’il présente et commente brièvement.
Ingrid : Synthèse. Elle rédige une courte synthèse sur le sujet dans l’espace considéré.
Barbara : Cartographie. Elle complète la vision géographique du sujet par la production de cartes relatives au problème posé.
Hélène : Secrétariat & Critique. Il faut être capable de prendre du recul sur le travail de l’équipe, et avoir l’honnêteté d’en pointer les qualités, mais aussi les défauts. C’est le travail de la critique. Le travail de secrétariat consiste dans le compte rendu simple du travail d’équipe (nombre, dates des réunions, présents, ordre de jour, etc.)
Ces six fonctions résultent d’une tentative de simulation d’un situation réelle de travail en équipe. Néanmoins, pour respecter au mieux l’impératif de formation, la fonction de critique a été dissociée de celle de chef de projet, alors qu’elles sont en général confondues dans la logique de production professionnelle. Au demeurant, il est important d’adapter cette répartition des tâche au type de formation envisagé et au modèle professionnel sous-jacent.
Le tableau suivant donne la répartition des tâches pour les six membres d’une des équipes de travail. En cliquant dans chaque cas, on peut visualiser le travail réalisé par l’étudiant qui en était responsable.
Chef de projet | Inventaire raisonné | Présentation de document | Synthèse | Cartographie | Secrétariat & critique | |
Sujet 1 | ||||||
Sujet 2 | ||||||
Sujet 3 | ||||||
Sujet 4 | ||||||
Sujet 5 | ||||||
Sujet 6 |
Les six rubriques regroupant les sujets proposés étaient les suivantes :
1. Les structures
La situation dans Paris, dans l’arrondissement
Le plan de la ville (urbanisme)
Le bâti (architecture, mobilité, exportation, rénovation…)
Le mobilier urbain (ancien, nouveau, renouveau…)
Etc.
2. La mobilité
Les transports urbains (métro, bus, voiture donc voies et parking)
Transports publics et transports privés
Transports en communs et transports individuels
Etc.
3. Les activités
La résidence (habitants, mobilité, classes)
Le patrimoine (conservations, ligues de protection, lieux de mémoire)
La culture (théâtres, galeries, musées)
Le tourisme (Offices de tourisme, hauts lieux, hôtels, restaurants, guides…)
Les loisirs (promenades, restaurants, boites de nuits…)
Les institutions (ambassades…)
Le luxe (haute couture, joaillerie, ateliers…)
Les affaires (sièges sociaux…)
Le commerce (Fnac, boulangeries…)
Le libéral (médecins, avocats…)
Etc.
4. L’espace sonore
5. Les projets politiques dans la campagne des municipales 2001
6. Les espaces
Les Champs-Elysées
L’avenue Georges 5
L’avenue Montaigne
La rue François 1er
autres rues…
Résultats et difficultés.
L’intérêt majeur de ce type de travail tient dans le fait qu’il évalue les étudiants sur un critère intégré de maturité, face, en particulier, à leurs études et à leur condition d’étudiants, mais aussi face au monde qui les entoure et à l’univers professionnel qui les attend. À l’inverse de la dissertation, privilégiant les héritiers d’un capital culturel ou les étudiants très scolaires, cet exercice met l’accent sur la capacité de chacun à collaborer avec autrui, et ce dans le but d’une production commune.
Ainsi, le déterminant essentiel de la réussite du travail est-il très simplement la qualité de l’équipe, et donc, incidemment, la capacité à transformer un groupe d’amis en équipe de collaborateurs. Autrement dit, si le tout est supérieur à la somme de parties, par effet de synergie et d’économies d’échelle, la valeur ajoutée du dossier final remis par une bonne équipe est supérieure à la somme des valeur ajoutées des travaux qu’aurait effectués chacun de ses membres de manière indépendante. Du coup, l’évaluation des étudiants est assez simple, puisqu’il suffit de noter chaque tâche de chaque étudiant de manière individuelle, cette note étant le résultat de la conjugaison du travail personnel et de l’effet d’équipe.
Dans l’expérience menée en première année de Deug, cet effet d’équipe est flagrant, et a permis de passer outre l’arbitraire de l’évaluation par dissertation par exemple, qui avait donné des résultats sans grand rapport avec le niveau et la motivation des étudiants, reproduisant plutôt les inégalités sociales existantes. On a ainsi pu distinguer trois types d’équipes :
Celles, fondées dès le premier cours, sur la base d’un groupe de bons étudiants déjà constitué ;
Celles, formées plus tard dans le semestre, rassemblant des étudiants aux niveaux souvent hétéroclites, sorte de « ventre mou » de la classe, mais donnant l’occasion d’une association entre bons et moins bons, bénéfique à ces derniers ;
Celles, constituées également rapidement, sur la base d’un groupe d’étudiants peu matures, et dont l’exercice contribuera à mettre en évidence la faible cohésion de fond.
La hiérarchie des résultats se calque sur cette typologie. Ainsi, les meilleures équipes ont rendu un dossier relié, doté d’une problématique globale, à laquelle répondent les différentes rubriques, au travers de sujet sélectionnés. Les équipes de la seconde catégorie sont celle où la part de la valeur ajoutée de l’effet d’équipe dans la valeur ajoutée totale est la plus forte, permettant de relever le niveau d’étudiants souvent peu motivés, mais pas forcément faibles, et aux qualités jusque-là mal prises en compte par les systèmes classiques de l’évaluation universitaire. Le dernier type d’équipe, dont l’origine est souvent un groupe « d’amis » peu engagés dans les études, récolte les plus mauvaises notes ; la synergie est faible, et n’est pas compensée par des qualités individuelles mal utilisées, dans le meilleur des cas.
La principale amélioration à apporter au dispositif concerne la transposition du modèle collaboratif du monde professionnel vers celui des études universitaires. En effet, force fut de constater que certains étudiants un peu naïfs se sont vus embrigadés dans des équipes de la troisième catégorie, regroupant en général une majorité de fumistes, ou au moins d’immatures. Certes, on peut arguer que c’est là aussi une marque d’immaturité que de ne pas maîtriser ses relations sociales. Néanmoins, il nous semble que, au moins en première année de Deug, ce facteur d’évaluation doit être laissé de côté, au bénéfice de l’étudiant, en tenant compte du fait qu’il n’est pas forcément bon de favoriser la formation précoce de groupes au détriment de l’individualisme, et du développement de la personnalité qu’il peut permettre. En conséquence, il peut être judicieux de mettre en place un dispositif permettant dans un premier temps aux étudiants de se connaître, puis, dans un second temps, de collaborer sur la base de groupes mieux constitués. Pour aller plus loin, et afin de mieux coller au modèles professionnels, il faut réfléchir à un système prenant mieux en compte les compétences, en organisant une sorte de « marché de l’emploi » à l’échelle de la classe.
Enfin, au plan des individus, il faut relever, en première année, un malaise évident face à une grande liberté de choix et de traitement des sujets. Les étudiants semblent en effet avoir du mal à générer leurs propres sujets et objets d’étude, ou du moins à adapter les sujets proposés au dossier de leur équipe.
L’opération pédagogique Isidore est donc une tentative de mieux préparer les étudiants de l’Université à leur future vie professionnelle, fondée essentiellement sur la collaboration au sein d’une équipe, alors que la condition étudiante privilégie plutôt l’individualisme et l’indépendance. Le nom de l’opération — Isidore — n’a qu’une explication, fort simple et en forme d’astuce pédagogique : les dossiers étaient à rendre pour le jour de la Saint Isidore.