Cet ouvrage collectif est consacré aux relations entre la pensée de Wittgenstein et la pratique de l’architecture. Cela peut paraître incongru, mais ce rapprochement repose sur un argument d’une très grande solidité : Wittgenstein est le seul philosophe qui ait occupé la fonction d’architecte et qui ait passé deux ans (entre 1926 et 1928) à se consacrer presqu’exclusivement à la construction d’une maison, que l’on peut voir aujourd’hui, à Vienne. L’idée générale qui sous-tend l’ouvrage dépasse largement cette donnée factuelle et consiste à interroger la distinction (supposée allant de soi) entre pratiques linguistiques et pratiques spatiales. Comme l’écrit un des auteurs (N. Last, p. 135) : « et s’il n’existait pas de fossé » entre le spatial, le langage et le monde ? Ou encore : « et si le terrain sur lequel opèrent architecture et philosophie incluait les pratiques linguistiques et spatiales » ?
L’ouvrage est un recueil de communications faites durant un colloque tenu au Centre Canadien d’Architecture en 2005. Il rassemble treize interventions et les contributeurs viennent de Grande Bretagne, France, Canada, Pays Bas, États-Unis. Ils sont philosophes, historiens d’art, architectes, plasticien ou spécialistes du design.
Dès l’introduction, Céline Poisson met en valeur un postulat qu’il est difficile de critiquer sérieusement : il n’y pas de différences fortes entre théorie et pratique. L’argument ne repose pas sur l’idée (un peu convenue) que la théorie est une pratique mais sur l’affirmation que la pensée est une activité. C’est justement parce que la pensée est une activité qu’elle se doit d’assumer la pratique qui se revendique d’elle. Le parti pris est donc le suivant : il n’y a pas de pensée (ou d’acte) gratuit, toute activité conceptuelle doit assumer les effets (ici les effets spatiaux) de ses positions théoriques. Wittgenstein philosophe doit être « jugé » à partir de ses écrits et à partir de cette maison.
Dans les différentes communications qui construisent l’ouvrage dirigé par Céline Poisson, plusieurs points de vue sont abordés avec précision et ils peuvent provoquer d’intéressantes discussions au sujet de la relation non simple entre matérialité banale de l’espace habité et exigence conceptuelle d’une théorie de l’espace. Il ressort de manière explicite (si l’on suit la majorité des auteurs) un fait simple : Wittgenstein n’était pas un architecte totalement génial et il est heureux qu’il ait été philosophe. Mais il était un architecte occasionnel, attentif, réfléchi, cultivé, besogneux aussi et s’il n’a rien construit d’emblématiquement génial, il a apporté une distance étonnamment instructive vis-à-vis d’une pratique articulant réflexion philosophique et construction spatiale, qu’il était utile de faire sortir des débats banals entre espace et temps, volume et ligne, décor et concept… À cet égard il est « utile », selon les auteurs, de lui rendre une sorte d’hommage. Cependant les passages les plus intéressants de l’ouvrage sont ceux qui évoquent un Wittgenstein architecte sous un angle non totalement hagiographique.
Plusieurs communications s’attachent à examiner les liens entre langage et espace. Celle de F. Latraverse se consacre avec une précision assez minutieuse à l’examen des interactions entre les savoirs architecturaux exprimés en mots contingents (des coûts, des matériaux, des plans, des croquis, des maquettes) et des savoirs esthétiques plus généraux comme la silhouette ou l’apparence. Or, Wittgenstein ne souhaite absolument pas séparer l’idée de sa représentation. Il constate qu’il n’existe aucun instrument philosophique qui permette de distinguer un mot consacré à un exemple et un mot consacré à une généralité : il n’est pas possible de distinguer absolument en quoi on pourrait penser l’idée de façade sans penser aussi et en même temps l’idée du matériau, du site, du nombre de fenêtres… Bref, selon Latraverse, il n’y a pas de pensée pure de la forme et il est toujours impossible « de séparer dans la clarté, d’une part, ce qui est antérieur à la conception et serait de l’ordre d’une intention, et de l’autre, la production » du bâtiment lui-même.
Le spatial architectural semble avoir une forme d’autonomie agaçante vis-à-vis de la pensée généralisante. Il paraît impossible de penser une forme architecturale de façon purement abstraite, la forme architecturale est toujours dépendante d’une matérialité, d’une couleur, d’un matériau, d’une exposition au soleil. Wittgenstein déclare donc que la philosophie est moins difficile que l’architecture… parce qu’il ne parvient pas à isoler les idées à partir desquelles il construit une maison spécifique. La maison exemplifie alors une interrogation qu’il s’était posée, sur la nature des idées. Il est très difficile d’accepter qu’une idée touchant l’espace soit « abstraite ». Dans une autre communication, M. Marion conclut en disant que c’est exactement pour cela que Wittgenstein agit en artiste, et pas en philosophe : il aurait créé à partir des formes spatiales plutôt qu’à partir de concepts. Cependant, il a pleinement tiré un parti conceptuel de son aventure d’architecte.
C’est peut-être dans l’intervention de N. Last (une des plus denses et des plus intéressantes) que l’on trouve l’étude la plus détaillée sur la façon dont un problème technique d’architecture implique (ou infère) un concept philosophique. Elle situe le projet architectural de Wittgenstein entre le Tractacus (1922) et les Recherches philosophiques (publiées en 1953). Dans le Tractatus, « Wittgenstein aurait cherché à montrer que la logique occupe une position précise et précaire, entre le langage et le monde, permettant ainsi au langage de montrer (à peu près correctement) le monde ». Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein aurait abandonné ce point de vue et fondé l’exactitude du langage sur un critère interne. « Il est capable d’être exact non pas en ce qu’il suit une logique extérieure à lui même, mais parce qu’il s’assume comme un phénomène spatial et temporel, non pas comme une pseudo chose hors du temps et de l’espace » (p. 147). Le langage se constitue en même temps qu’il construit sa prétention légitime au vrai. Ce qui le constitue en tant que tel est alors une règle. Selon N. Last, Wittgenstein aurait eu l’idée de l’importance de ces règles en étudiant les proportions qui fixent la place et la taille des ouvertures (fenêtres et portes) dans les espaces internes et extérieurs de la maison. Il s’agit dans un cas d’un espace privé et dans l’autre d’un espace public, et ce ne sont pas les mêmes règles qui fixent les dimensions (et le matériau) des portes… qui pourtant ont toujours le même type de fonction : faire traverser un mur. Ces passages sont surprenants tant ils sont précis : N. Last explique comment des interrogations sur la position d’une porte finissent par engendrer un questionnement sur la notion de limite, donc de flou, donc de définition, donc de concept… et donc de langage ! N. Last conclut alors que dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein construit une nouvelle corrélation entre signification et lieu. Elle n’est pas donnée par avance parce qu’il n’y a pas de corrélation universelle. Elle doit être construite, occasion par occasion, dans une « sérialité indifférenciée et ouverte qui constitue un nouveau modèle, sinon une règle, pour la production philosophique » (p. 149).
Si l’on suit exactement la démonstration de N. Last, le Wittgenstein du Tractatus pensait encore pouvoir trouver des lois logiques assez universelles pour qu’elles garantissent un sens indubitable aux propositions (par exemple toutes les portes s’ouvrent et se ferment). Mais entre 1926 et 1928, le Wittgenstein architecte découvre qu’il n’existe pas de loi qui fasse correspondre la logique de l’emplacement d’une porte sur une façade et la logique de l’emplacement d’une porte entre deux pièces. Il y aurait deux logiques pour un seul et unique objet, la porte. De ce fait, une proposition concernant une porte devrait distinguer les portes selon le lieu où elles sont, et pourrait être vraie pour une porte d’entrée et fausse pour une porte de salle de bains. Le fait que toutes les portes s’ouvrent ou se ferment est vrai mais n’est pas suffisant pour que l’emplacement de la porte soit logique par rapport aux pièces. Le Wittgenstein des Recherches Philosophiques aurait alors modifié sa façon de voir et pensé que la logique est contextuelle.
Une telle idée, qui voudrait qu’un concept philosophique (logique contextuelle) puisse avoir été inspiré par une pensée architecturale, c’est-à-dire par une activité de construction d’espace, est un défi pour la philosophie en général. Il se présente ainsi.
Au départ, Wittgenstein pensait construire la maison dont l’ordonnancement serait logiquement déduit de sa vision théorique de l’espace et où quelqu’un d’autre que lui pourrait habiter au quotidien. Au fur et à mesure qu’il travaille à la construire il doit changer sa façon de penser les arrangements entre concepts, c’est-à-dire sa forme logique de raisonnement.
Imaginons que l’on ait posé le même défi à Heidegger. À quoi ressemblerait une maison dont l’architecture exprimerait le « Da Sein » ? Est-il même possible de traduire cette pensée de l’espace (le « da ») en volumes habitables par quelqu’un d’autre que Heidegger lui même ? Le propos du livre est donc plus large que la simple articulation entre la pensée de Wittgenstein et son travail d’architecte. Il interroge la capacité d’une pensée théorique de l’espace à produire, au delà de la théorie, des formes spatiales habitables. Le sujet est politiquement meurtrier et philosophiquement discriminant parce que nombre de pensées théoriques de l’espace ont conduit à des pratiques matérielles d’exclusion.
On retrouve alors un des débats principaux du livre : quelle philosophie sous-tend les discours sur l’habiter ? Heidegger a beaucoup pensé autour de la notion d’habiter mais il n’a pas toujours eu des attitudes politiques qui permettaient à tous d’habiter le « da ». Ce livre pourrait donc ne pas traiter seulement de Wittgenstein et de l’architecture, mais, plus généralement, du concept d’habiter. Il peut servir à souligner l’insuffisante réflexivité des géographes, des architectes et des urbanistes qui se réfèrent encore à la pensée de Heidegger. Ces derniers (voir par exemple Paquot, Lussault et Younes, 2007) pourraient profiter de l’actualité de la réflexion wittgensteinienne autour des pratiques architecturales et de la notion d’habiter pour éventuellement réinterroger la pertinence de leur référence à Heidegger.
Céline Poisson (dir.), Penser, dessiner, construire. Wittgenstein et l’architecture, Éditions de l’éclat, Paris, 2008.