À la différence de la plupart des attentats islamistes qui ont été perpétrés depuis 2001, celui qui a frappé Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 à Paris ne visait pas à tuer à l’aveugle des civils se trouvant là par hasard, mais un groupe de journalistes et de dessinateurs bien identifié, à qui les tueurs reprochaient des actes précis. On est en présence d’une action politique violente, et non d’une bataille dans une guerre interétatique ou intercommunautaire. Si l’on devait parler de guerre, comme cela a été dit parfois, ce serait plutôt d’une guerre civile qu’il s’agirait, même si la prise de contrôle d’un gouvernement mondial qui n’existe pas ne peut en être directement l’enjeu. Cependant, il est bien question de prendre un pouvoir, celui de définir ce qui peut et ne peut pas se dire ou se faire, celui d’instituer des normes de droit et de justice, celui d’édicter des principes comparables à ceux qui figurent dans une constitution : le cœur du politique, donc. Cela explique que, contrairement à d’autres attentats qui ont certes « envoyé des messages », mais dans une langue que les citoyens des Républiques démocratiques ne pouvaient pas comprendre, la « discussion » avec les assassins a, dans ce cas, tout de suite pu s’engager. Les manifestants ont dit aux djihadistes : vous « proposez » une certaine politique et une certaine manière de faire de la politique, voici les nôtres. L’analyse des discours que la société française a livrée à cette occasion porte donc clairement sur le politique et, en arrière-plan, sur les fondements éthiques de l’agir politique. Les langages utilisés méritent en eux-mêmes l’attention des chercheurs. D’abord une présence active dans l’espace public impliquant des corps vulnérables, dans un contexte où l’on pouvait penser raisonnablement que des tueurs surarmés se tenaient en embuscade au coin de la rue. Ensuite des slogans, des images, abstraites ou figuratives, matérielles (crayons) ou idéelles, peu de texte, peu de récits, sinon personnels, ou de longs arguments, mais des positions : « nous sommes ici » — au propre comme au figuré.
Découper autrement.
On ne plaisante pas avec l’humour. Cette phrase résume en un sens le mouvement de société qui a culminé en France le 11 janvier 2015, quatre jours après l’attaque contre l’hebdomadaire français Charlie Hebdo. Elle contient un oxymore qui peut nous aider à comprendre ce qui s’est passé ce jour-là.
Lors de la manifestation parisienne, on a vu les policiers applaudis alors même que l’objectif de ce rassemblement était de défendre la liberté de pensée, d’expression, de critique, de moquerie, aussi impertinente soit-elle. La « sécurité, première liberté », une idée traditionnelle de la droite, semblait fusionner avec la défense sans concession des libertés civiles, une idée traditionnelle de la gauche. Les manifestants ont simplement pensé et dit que, lorsque des policiers risquent leur vie pour défendre notre sécurité lorsque nous faisons usage de notre liberté d’expression, ils défendent deux libertés à la fois et méritent un soutien enthousiaste. De même, le combat anti-communautariste, qui constituait le cœur du propos, excluait toute stigmatisation d’un groupe alors que, ces derniers temps, notamment dans le discours très visible de la droite populiste, la dénonciation anti-islamiste ne constituait souvent que le premier étage d’un missile en comprenant deux autres, pointés, d’une part, sur les musulmans en général, d’autre part, sur l’ensemble des migrants. Là encore la contradiction n’était qu’apparente : une dénonciation générale des musulmans serait elle-même communautariste puisqu’elle enfermerait les individus-musulmans dans un groupe défini par des caractéristiques qu’une grande partie de ces individus récusent.
Autre étrangeté : ce mouvement pour l’essentiel spontané était pourtant très politique, ce qui semble contradictoire (la délibération politique exige du temps) et c’est la politique institutionnelle qui s’est trouvée en décalage, contrainte de rattraper tant bien que mal le flot général. C’est que la construction dramatique de l’événement n’entre pas dans le genre qui donnait le ton la veille encore. Sur la scène d’avant le 7 janvier, on avait des nationalistes de droite ou de « gauche », qui mettaient tous les problèmes de la France sur le dos du monde extérieur. On avait des tiers-mondistes qui considéraient qu’un dominé ne peut pas être raciste puisque le racisme est une idéologie de dominants. On avait des laïcards faisant semblant de croire qu’il suffisait d’affirmer l’égalité comme devise pour en faire une valeur pratique, et peu regardants sur les tendances de l’État français à agir comme une communauté. La société française se réveille avec une pensée critique bien plus aboutie, qui demande pour le moins une attention renouvelée à des expressions telles que « laïcité à la française », « multiculturalisme » ou le couple qu’avaient fini par former ces deux vocables, dont l’ambiguïté à empêché le débat public de porter sur les enjeux effectifs. Face à l’étatisme traditionnel qui, en France, procède d’un communautarisme exclusif déguisé en universalisme et veut se soumettre les autres communautés, la tentation de renoncer à définir la société par le partage de quelques valeurs (le patriotisme constitutionnel dont parle Jürgen Habermas) pouvait déboucher sur une vie sociale qui ne serait faite que de négociations géopolitiques entre communautés « égales », c’est-à-dire toutes légitimées à chercher à imposer leurs particularismes par la force. Ce sont ces deux mâchoires du même piège, celle du laïcisme crypto-communautaire et celle du multiculturalisme sécessionniste que le 11 janvier a refermées l’une sur l’autre.
Enfin, entre les tenants de la force et ceux du droit, les manifestants ont affirmé la force du droit. Comme, à l’été 2014, lorsque l’État russe a cru pouvoir régler par la force, selon les vieilles méthodes de la géopolitique, un conflit qu’il avait lui-même attisé chez son voisin et que l’Union européenne lui a répondu : « nous ne jouons pas au même jeu que vous ». De fait, ce qui se joue n’est pas le contrôle de quelques milliers de kilomètres carrés en plus ou en moins dans le Donbass, mais l’intégration de l’Ukraine au projet européen. Et, sur ce plan, on peut d’ores et déjà dire que Vladimir Poutine a perdu.
Dans le même esprit, ce qui a été dit est à la fois complexe et simple. Face à la force, il existe une force plus forte : des valeurs éthiques partagées, qui se traduisent, tôt ou tard, en légitimité politique et qui construisent une configuration victorieuse dans un Monde où, au moins depuis la victoire de la coalition des ouvriers, des intellectuels et des catholiques en Pologne (1980-89), et ce qui en est s’en est suivi sur les autres dominos du jeu soviétique, on sait que les pouvoirs fondés sur la violence sont souvent plus fragiles qu’ils n’en ont l’air. En disant ironiquement « Même pas peur ! » à des assassins ayant derrière eux des combattants nombreux aux armes sophistiquées et à la cruauté sans faille, les quatre millions de manifestants auraient pu dire, pour conjurer leur peur : « Bas les pattes, nous sommes chez nous ! ». Ils ne l’ont pas fait. Ils n’ont pas cherché à nationaliser ou à continentaliser le conflit, alors qu’étant Français en France, Européens en Europe, la tentation aurait pu se faire sentir et elle était palpable à Beaucaire dans le défilé du Front national. Dans tous les autres rassemblements, les participants se sont situés à l’échelle mondiale et ont pris parti dans cette « guerre civile » indécise qui oppose les partisans de la République démocratique et de la société des individus aux tenants d’un régime despotique et communautaire. Ce faisant, ils ont mené en douceur la plus grande opération antiterroriste depuis 2001.
Autrement dit, ce que l’on peut voir, dans un premier temps comme des tensions ou des contradictions correspond plutôt à un autre découpage du réel, différent de celui qui prévaut habituellement sur la scène politique française, mais, au bout du compte, moins entravé par les apories et les antinomies que les discours standards. Ce qu’on a vu le 11 janvier, c’est qu’une partie importante de la société française a saisi l’occasion pour nous dire sa façon de construire les problèmes et de dessiner les plans de conflit. Et elle l’a fait de manière d’autant plus remarquable que tout fut spontané, sans longues discussions, sans hésitation, dans l’immédiate interaction avec un événement totalement inattendu et absolument catastrophique, qui aurait pu donner à l’émotion un ascendant radical sur la raison. Il n’en a, c’est assez évident, rien été. Les participants à ce mouvement étaient très émus, certes, mais aussi calmes, posés, organisés, déterminés.
Pendant ces quelques jours, le marché des idées a été rapide, mais bien structuré. Il est significatif, par exemple, que le slogan « Je suis Charlie » l’ait nettement et très rapidement emporté sur des concurrents possibles, et notamment le « Nous sommes Charlie » qui a aussi connu un certain succès, mais bien moindre. Ce je pouvait surprendre puisqu’il s’agissait à la fois de manifester sa solidarité et d’inviter ses concitoyens à faire de même, donc de créer un collectif. Ce qui était affirmé, c’était que ce mouvement n’était qu’un rassemblement de je et rien d’autre. Rien dans cette énonciation qui soit dirigé contre des collectifs institués, comme les partis. Non, simplement le mouvement s’affiche d’emblée comme une série d’identifications personnelles et, on nous incite à le comprendre ainsi, subjectives, singulières. Plus encore, par son étrangeté même, « Je suis Charlie » a convaincu les acteurs de l’événement que tout autre pronom ou toute autre syntaxe du genre « Tous avec Charlie ! » eût été à la fois moins beau, moins émouvant et moins juste. Ce mouvement de société est aussi un mouvement d’individus qui ne veulent, à aucun moment, débrayer ou atténuer leur statut d’individu.
Une méthode.
Dans le mouvement du 11 janvier, il y a eu aussi une géographie. La distribution spatiale des quatre millions et demi de manifestants des 10 et 11 janvier est surprenante à plusieurs égards. Pourquoi, par exemple, Marseille, dont on vante souvent la cohabitation intercommunautaire, n’a réuni, toutes manifestations confondues de son aire urbaine, que moins de la moitié de celle de Lyon ? Pourquoi les villes de l’ouest ont fait nettement mieux que celles du nord-est ? Il semble bien que la carte du Front national apparaisse ici en négatif. Il semble en effet que la réticence des dirigeants de ce parti à entrer dans une « union nationale » dangereuse pour leur posture d’insoumis n’explique pas tout. Ses électeurs et, au-delà, ceux qui sont attirés par son discours ont aussi joué leur rôle. Ils ne sont sans doute pas reconnus dans le forfait tout compris qu’on leur proposait : défendre la liberté et refuser toute stigmatisation générale des musulmans, ce n’est pas vraiment leur truc. Ils auraient sans doute préféré un autre bundle : affirmer une France martiale et désigner des ennemis de l’intérieur nombreux et aisément reconnaissables. On verra dans la suite laquelle de ces configurations idéologiques gagne du terrain.
Par ailleurs, pourquoi Paris a-t-il représenté plus du tiers du total ? Ces dernières années, la part de l’Île-de-France dans les manifestations nationales multi-sites était presque toujours inférieure à sa part dans la population générale. On aurait en outre pu penser que lorsqu’on atteignait des masses aussi importantes, les « périphéries » géographiques et culturelles seraient davantage représentées que d’habitude. Il n’en a, semble-t-il, rien été : c’est le centre de la société française qui a donné de la voix. Paris a été, pour un jour, la capitale de la liberté du Monde, pas seulement à cause des lieux des attaques et de la présence des dirigeants politiques, mais aussi parce que ce sont surtout les Franciliens et même spécifiquement les Parisiens qui ont donné le sens du mouvement. On pourrait aussi signaler que l’espace de la manifestation du 11 janvier aura été l’ensemble du 11e arrondissement de Paris, qui abritait par ailleurs le siège de Charlie Hebdo. En effet, les trois séries de boulevards proposées sur le parcours République-Nation s’étant révélées bien trop étroites, le principe réticulaire du défilé s’est mué en pratique territoriale : presque toutes les rues de l’arrondissement étaient occupées par des manifestants cherchant à rejoindre l’un des parcours affichés, ou y ayant renoncé. Ce fut donc la fabrication éphémère d’un espace continu — d’autant que les façades étaient souvent animées par des résidents qui fraternisaient avec ceux de la rue —, rassemblant presque l’équivalent de la population résidente de Paris intra-muros (2 millions de personnes) sur 3,5 % de son étendue et empêchant les techniciens de la Préfecture de Police de proposer leurs comptages habituels.
Cette différenciation spatiale indique que nous n’avons pas affaire à un consensus mou, mais bien à l’émergence de nouveaux énoncés, non délibérés, mais clairement orientés. De fait, certains blogs catholiques ou musulmans, d’autres d’extrême droite, d’autres encore qui refusaient une unanimité qu’ils jugeaient superficielle ont dit qu’ils « n’étaient pas Charlie », certains lycéens et collégiens ont refusé la minute de silence du 8 janvier. L’horreur des assassinats et la décence face au deuil ont atténué les oppositions, mais on sait qu’elles existent. Il est donc d’autant plus remarquable que, dans ces défilés d’apparence modeste, se soit esquissée la recomposition d’une démarche visant à faire tenir la société comme un tout, autrement dit une méthode politique.
Vu sous cet angle, l’événement — en tout cas la lecture qu’en a faite le « consensus du 11 janvier » — nous dit que la liberté s’applique à tous, également : c’est une autre manière d’exprimer l’égalité. Il est également déclaré que « liberté » et « responsabilité » sont indissociables, que ce sont les deux faces de la même médaille — exactement le contraire de ce que l’idéologie de la dette coloniale inextinguible assène : comme les colonisés et leurs descendants ont été privés de droits, nous sommes condamnés pour l’éternité à ne plus exiger d’eux des devoirs. Au contraire, le message du 11 janvier commençait par affirmer des valeurs fondatrices et évaluait chacun selon sa propension à mettre en œuvre ces valeurs, ni plus, ni moins. Aucun « amalgame » : les gens sont jugés sur leurs actes selon les principes de la République démocratique et de la société réflexive des individus — française, mais aussi européenne et mondiale —, un fédéralisme des idées que l’Europe et le Monde ont fort bien compris et ont renvoyé aux Français en y adjoignant leur solidarité. Le monde qui a soutenu les Français n’est certes pas le Monde dans son ensemble. Ce n’est pourtant pas seulement l’Europe ou l’Occident dans une définition traditionnelle. On y rencontre au-delà de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, la plus grande partie de l’Amérique latine, le Japon, la Corée du Sud et Taiwan et aussi, tendanciellement, des pays qui construisent un régime « républicain » (au sens de Kant, c’est-à-dire respectueux de l’état de droit et des libertés civiles), comme la Tunisie ou quelques pays d’Afrique subsaharienne. Inversement, à l’instar d’États musulmans ouvertement cléricaux, dans des pays prétendument laïcs comme l’Égypte, la presse (contrôlée par le pouvoir) s’est déchaînée contre Charlie Hebdo, laissant clairement entendre que ces mécréants n’avaient que ce qu’ils méritaient.
Cette représentation sous forme d’un pavage d’États est cependant inexacte, car il existe partout des opinions divergentes, y compris et peut-être surtout au sein des sociétés où l’islam est la religion dominante. L’Algérie, la Turquie et l’Iran sont de bons exemples de sociétés divisées par de profonds dissensus sur ce sujet. Il y a donc un gigantesque débat à l’échelle mondiale sur la prééminence, ou au contraire l’effacement, d’un cadre juridique et politique fondé sur des principes à prétention universelle, tels que le primat du droit sur la tradition, de la libre discussion sur la violence et de l’individu sur la communauté.
Les manifestants du 11 janvier ont pris pacifiquement position dans ce débat mondial, qui revêt parfois l’expression d’une guerre civile. Ils l’ont fait en écartant les malentendus. Ils ont en effet clairement renvoyé dos à dos la stigmatisation des groupes ethniques ou religieux et la complaisance vis-à-vis de la violence communautaire. Ils ont été discrets sur la dénomination de leurs adversaires : « islamistes », « djihadistes », « terroristes » ou même « fascistes ». Ils ont laissé les musulmans qui clamaient : « Not in my name », « Les terroristes sont de faux musulmans » faire le ménage chez eux. Les Européens ont eu tout le temps d’apprendre les capacités meurtrières et les penchants totalitaires de leurs religions chrétiennes « éprises de paix » et « aimant leur prochain comme elles-mêmes ». Ces inclinations se sont manifestées durant les Guerres de religion et pendant les siècles d’hégémonie partagée avec les États. Elles n’ont reculé que sous la pression de la société et les églises n’ont pratiquement jamais renoncé d’elles-mêmes au pouvoir dont elles disposaient sur les corps et les esprits. On a vu récemment en Irlande ou en Pologne comment elles continuent de défendre pied à pied leurs privilèges et dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, catholiques et orthodoxes ont été aux avant-postes de l’activisme génocidaire.
Les Européens constatent aussi tous les jours que la version étatisée du judaïsme n’est guère plus sympathique : ethniciste, brutale, fermée au dialogue et coupable de crimes de guerre avérés. Ils se méfient enfin des dénégations bien intentionnées qui sont source de nouvelles violences contre ceux qui prétendent être ce que d’autres disent qu’ils ne sont pas. Ils savent que l’immense majorité des musulmans ne sont pas des terroristes, mais aussi que l’immense majorité des terroristes sont des musulmans. Ils sont aussi témoins, dans la capillarité du quotidien, des multiples exemptions aux principes qui sont proposés par des idéologues dans différents types de médias, dans les prisons ou dans des lieux de prière afin de faire tomber les seuils, chez les fidèles fragiles, entre le sentiment de malaise et le passage à l’acte.
À l’époque des Brigades rouges italiennes, il y avait des « intellectuels organiques », qui ne participaient pas aux assassinats, mais contribuaient à fournir des arguments justifiant ou banalisant la violence. Pour les totalitaires d’aujourd’hui, c’est plus décentralisé, c’est plus diffus, le « fascisme » islamiste est organisé dans un réseau souple, allant de franchises explicites à des proto-États à l’auto-saisine d’individus isolés. Du coup, la réponse s’adresse autant à des personnes qu’à des organisations. Ce que dit le mouvement du 11 janvier, c’est qu’il ne suffit pas d’être périphérique ou dominé, d’avoir eu une enfance malheureuse ou un prof’ infantilisant, de ne plus supporter le colonialisme israélien ou l’arrogance américaine pour être excusé de ses crimes contre l’humanité.
Dans cet esprit, le changement de nature de la Marseillaise a été remarquable. La manière dont elle a été entonnée n’exhalait aucun relent nationaliste, et, malgré ses paroles encombrantes, aucune agressivité. C’était la Marseillaise de 1789 (en fait de 1792), la réponse positive de la société française aux principes énoncés par Voltaire (1694-1778), très présent dans la manifestation parisienne, la Marseillaise des Lumières. Après Rabelais (1483-1553), qui nous le répète depuis des siècles, Umberto Eco avait, dans Le nom de la rose (1980), proposé le rire comme un critère de distinction radicale entre civilisation et barbarie.
De fait, depuis la publication en 2005 des caricatures de Mahomet par le Jyllands-Posten et les réactions qu’elle a suscitées, on sait à quel point la question du blasphème est cardinale dans le débat éthique contemporain. Le blasphème repose sur l’idée que l’irrespect de Dieu n’est pas acceptable et existe plus ou moins dans toutes les religions, monothéistes ou polythéistes, qui anthropomorphisent les divinités. La notion est, en pratique, triplement attentatoire aux principes du droit. D’abord en prétendant prendre la défense de Dieu, qui n’est pas un justiciable, d’où la nécessité de définir des mandataires, le plus souvent autoproclamés, qui s’attribuent le monopole de cette représentation. Ensuite, en exigeant un privilège juridique, celui de ne pas se contenter d’une définition générale et objective de l’irrespect (ce que fait le droit de la diffamation pour tous les autres cas), mais en décidant soi-même souverainement de ce qui est irrespectueux. Cela aboutit à créer un droit asymétrique dans lequel ceux qui se disent victimes disposent directement du pouvoir de qualifier juridiquement un acte. Enfin, le blasphème ouvre la possibilité d’une peine extra-judiciaire, décidée par un tribunal privé (comme dans les cas de l’Inquisition catholique ou des fatwas musulmanes, qui, dans un environnement sunnite, peuvent émaner d’une multitude d’institutions) et appliquée par un individu ou un groupe qui se font justice eux-mêmes. La question est donc la suivante : les communautés (religieuses) ont-elle le droit souverain de définir, en dehors de la loi, des limites aux critiques qui pourraient les viser et à appliquer leurs propres règles à la société dans son ensemble ? La Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et celle de l’ONU de 1948 ont éliminé le blasphème comme entrave à la liberté d’expression. Dans la plupart des pays occidentaux, les lois anti-blasphème ont été abolies, souvent récemment, même si elles n’étaient plus appliquées depuis longtemps. Au Pakistan, en revanche, le pays où les manifestations contre les caricatures du Prophète ont été les plus violentes, il suffit pour un homme politique d’évoquer la possibilité de ne plus appliquer la peine de mort en cas de blasphème pour se faire assassiner. Ce fut le cas du gouverneur du Penjab, Salman Taseer, le 4 janvier 2011 et d’un ministre fédéral, Shahbaz Bhatti, le 2 mars 2011. Enfin, l’extension du sacré à autre chose que le divin montre bien comment le blasphème peut constituer une machine de guerre contre la liberté de parole. Chacun — personne, groupe, institution — peut fort bien considérer que la moindre critique contre lui relève du blasphème puisqu’il touche au plus profond de ce qu’il est et de ce qu’il ressent. De fait, ceux qui, à l’ONU, demandent la validation du concept de blasphème reçoivent le soutien de régimes « laïcs » comme la Russie ou la Chine, qui veulent simplement museler leur société.
Dans les pays européens, on ne discutait pas dans chaque café de la théorie juridique du blasphème. On ne connaissait que rarement les travaux d’Arjun Appadurai sur les scapes, mais, en d’autres mots, il se disait souvent que les ethnoscapes n’étaient pas le seul horizon des personnes d’origines arabe et/ou musulmane vivant en France. Autour d’eux, les membres de la « classe moyenne » française voyaient de plus en plus souvent des personnes au nom arabe accéder à des positions professionnelles de plus en plus élevées et cela les confortait dans le rejet de l’antienne courante qui dit que les Maghrébins (contrairement aux migrants européens des décennies précédentes) étaient « inassimilables ». Mais qu’en était-il des « jeunes des cités » dont on entendait narrer les mille méfaits, petits ou grands ? Ce n’était peut-être pas essentiel d’entrer dans les détails. Quelques dizaines de milliers de jeunes à problème, quelques centaines de cas inquiétants, un nombre limité de passages à l’acte. Peut-être était-il plus sage de laisser quelques soupapes relâcher de temps en temps leur vapeur.
Le 7 janvier, ce fut un peu comme si une expérimentation sans protocole se terminait par un énoncé crucial. On avait laissé un certain flou dans la relation entre les communautarismes ethniques, religieux ou étatiques (nationalismes compris, donc) et la société : peut-être, pouvait-on penser, les conflits s’atténueraient-ils seuls par la seule dynamique des acteurs, par la forclusion progressive des sujets les plus chauds, qui finiraient par se refroidir. Mais puisque certains n’ont pas compris que la société française (et tout particulièrement la société métropolitaine-cosmopolitique située en France) se pilote elle-même, sans avoir de leçons aussi régressives, surtout si elles sont données sur ce ton, à recevoir de la part d’acteurs en déshérence civilisationnelle, il est désormais requis d’éliminer toute ambiguïté sur ce sujet. On peut discuter le style d’humour de Charlie Hebdo, mais pas censurer par la violence le droit à l’humour comme droit universel. Ceux qui prétendent condamner à mort et exécuter les bouffons s’attaquent aussi aux rieurs, et ces juges-bourreaux, comme ceux qui ouvrent une oreille bienveillante à leurs actions, doivent s’attendre à des réactions franches.
À suivre.
Au-delà de Charlie, que veut être cette société en mouvement ? Sans doute une société qui ne donne pas aux assassins le prétexte de la discrimination. Le thème de la liberté, leitmotiv des manifestations, n’a pas été opposé à celui de l’égalité, mais lui a été associé par une multitude de discours d’accompagnement comme la bienveillance affichée pour les musulmans en général, une manière à la fois d’en bien dissocier des djihadistes et de ne pas faire comme si l’on ignorait que cette religion est, pour une part, celle des démunis. La liberté de parole suppose la liberté de connaître et de créer, d’interagir avec les autres, d’habiter le monde, d’inventer sa propre vie. Les trois tueurs ne savaient bien faire qu’une chose : tuer. Pour le reste, ce furent de pauvres types assez représentatifs du groupe social des garçons en échec scolaire issus de milieux modestes, ayant souvent connu une enfance déstabilisante dans une famille à problèmes ou dans un foyer, qui sombrent tôt dans la délinquance et croient parfois pouvoir briller dans un projet collectif monstrueux. Or chacun reconnaît que l’école a à voir dans cette histoire. Pas seulement les cours d’instruction civique, mais, plus profondément, un système éducatif qui pratique le grand écart entre de grands principes répétés ad nauseam et une réalité qui en fait le complexe de formation le plus inégalitaire du monde développé. Une transformation majeure qui placerait l’apprenant et sa construction cognitive au centre supposerait de s’attaquer sans trembler non seulement au point de départ (par un soutien massif aux lieux scolaires qui en ont le plus besoin) mais aussi au point d’arrivée (en supprimant le dualisme entre universités et « grandes écoles », les corps et les multiples corporatismes qui empêchent la société de bouger). Si on veut éviter de produire de nouveaux Khaled Kelkal (1995), Mohamed Merah (2012), Chérif et Saïd Kouachi ou autre Coulibaly (2015), mais aussi, plus généralement, si on veut que la jeunesse se réconcilie avec un système qui tend à la contenir dans les périphéries du social, il ne faudrait pas faire moins.
Dans le même esprit, il serait logique de prendre des mesures substantielles pour que la délinquance ne soit plus l’alternative mécanique et exclusive à la réussite scolaire dans les « cités ». La dépénalisation des drogues, ou en tout cas du cannabis, serait l’une de ces mesures de bon sens, que tous ceux qui visent tant la santé publique que la paix sociale recommandent. Le secteur des stupéfiants représente environ 90 % des recettes du crime organisé à l’échelle mondiale. Une telle mesure dégonflerait immédiatement le potentiel d’enrichissement facile lié au trafic et assècherait le milieu criminogène des banlieues populaires européennes, qui sont le principal vivier tant des terroristes locaux se radicalisant en milieu carcéral que des djihadistes exportés au Moyen-Orient. Or, la question des drogues est typique du retard des sociétés occidentales à sortir d’une approche à la fois irrationnelle (la répression agit contre l’ordre public en prétendant le défendre), communautariste (nos drogues sont bonnes bien qu’elles tuent beaucoup plus que leurs drogues) et hypocrite (la criminalité produite par la prohibition tue beaucoup plus que les drogues qu’on essaie de combattre, mais on continue comme si de rien n’était). On voit bien comment, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, poser le problème autrement peut permettre de trouver des solutions qui s’imposent à partir du moment où le cadre du débat permet de les formuler.
Enfin, le message du 11 janvier porte sur la manière de construire un débat public. L’écrasant primat de l’exécutif national sur tous les autres pouvoirs, qui caractérise le système politique français, a pour effet tardif paradoxal d’affaiblir la sphère gouvernementale, car, quand elle déçoit les attentes de plus en plus disproportionnées qu’elle suscite et auxquelles elle peut de moins en moins répondre, l’énorme machinerie étatique se grippe et crée un immobilisme qui renforce les déceptions et les rancœurs. La scène politique, celle du gouvernement et des partis, ne parvient pas à se changer elle-même et elle continue de mimer, dans un langage autoréférentiel, une réalité qui lui échappe. Cela renforce encore son discrédit face à une société qui a désacralisé l’État national et supporte de moins en moins qu’on lui mente pour se faire élire.
Face à ce cercle vicieux qui risque de n’être brisé que par l’irruption des adversaires de la république et de la démocratie, le changement ne peut probablement faire son chemin que par un mouvement bottom-up, une intervention de la composante citoyenne de la société politique. Cela paraissait bien improbable jusqu’ici, mais le 11 janvier rend cette perspective un peu moins chimérique. Il a en effet été prouvé, depuis le 7 janvier, que des consensus spectaculaires peuvent émerger très vite sur des questions pourtant hautement controversées. Or, sur les thèmes qui, en apparence, opposent la gauche et la droite (marché du travail, fiscalité, retraites) ou, plus généralement les partis politiques entre eux ou à l’intérieur de chacun (comme sur l’Europe, la réforme territoriale, l’environnement naturel ou la filiation), il ne paraît pas hors de portée de commencer par chercher à résoudre en commun les problèmes tant qu’on peut le faire, avant d’assumer les conflits sur les points où l’accord n’est pas possible. Une société politique qui exclut le conflit, l’alternance, l’existence d’une majorité et d’une opposition (comme en Suisse ou à Singapour ou, dans une moindre mesure, au Japon) ne constitue certainement pas un idéal à poursuivre, car, dans ce cas, les conflits qu’on a chassés par la porte rentrent par la fenêtre dans des conditions moins favorables à un débat franc et ouvert. À l’inverse, le « régime français » (qu’on trouve aussi en Argentine ou, à certains moments, en Italie) consiste à considérer que, par défaut, le conflit doit l’emporter sur la convergence et que l’accord sur une solution à un problème concret trouvée conjointement par des partis électoralement concurrents par ailleurs serait la pire des catastrophes. Le 11 janvier, on n’a pas parlé ce langage et ce n’était certainement pas parce que les questions en jeu ne faisaient pas l’objet de débat.
Le politique institué est-il capable de prendre appui sur le message du mouvement du 11 janvier pour engager un changement dans la manière d’être politique de la société française ? Improbable, mais pourtant tellement nécessaire. Si c’était le cas, le changement, ce serait alors vraiment, enfin, maintenant.