Supposons que tu te rendes à une réunion de travail dans un lieu parisien. Peu avant l’heure, tu rejoins une collègue dans un café voisin, puis vous allez ensemble à l’endroit prévu. La réunion terminée, tu prends le métro pour rentrer chez toi et tu t’aperçois avec stupeur que ton portefeuille, qui aurait dû se trouver dans la poche intérieure de ton imperméable, n’y est pas. Te l’aurait-on dérobé ou l’as-tu seulement perdu en le replaçant mal dans ta poche lorsque, au voyage aller, tu en avais sorti ta carte Navigo ? Au moment où un voyageur te propose spontanément de te faire passer le tourniquet en sa compagnie, tu t’aperçois que tes clés, qui devraient se trouver dans une autre poche du même vêtement, en ont également disparu.
Ton univers cognitif vacille. Faute de pouvoir résoudre le problème dans le foisonnement soudain des causes et des effets, te voilà contraint de commencer par accepter la réalité d’une situation qui t’échappe. De minuscules roues dentées s’engrènent à toute vitesse dans ta machine cérébrale, qui reste cependant tétanisée par son échec. Un rouage mémoriel finit pourtant par se connecter à l’inexplicable de l’énigme, en ajoutant sa part de mystère. Tu constates en effet que tu portes un imperméable noir, alors que tu te souviens avec netteté que, l’ayant d’abord choisi, tu as opté finalement pour un autre vêtement de pluie, aussi léger que le premier, mais gris. Mais alors quel rapport entre ces deux événements – la perte d’objets essentiels et le décalage entre souvenir et réalité d’un choix vestimentaire ? Face à ce syllogisme presque aussi tortueux que ceux que Lewis Carroll [1] s’employait à concocter, tu te places prudemment sous la protection de Sherlock Holmes et de sa maxime : When you have eliminated the impossible, whatever remains, however improbable, must be the truth [2]. Une fois éliminé l’impossible, ce qui reste, aussi étonnant et improbable soit-il, s’impose comme la vérité.
Cependant, « éliminer l’impossible », c’est plus facile à dire qu’à faire. Tu examines plusieurs candidatures à cette pensable impossibilité (l’oubli de ces deux objets à la maison, un trouble de la mémoire soudain et radical, un vol audacieux dans deux poches en même temps), que tu dois toutes valider. D’où la conséquence, stupéfiante : les deux vêtements sont partie prenante de l’histoire alors que, sans l’ombre d’un doute, tu n’en portes, en ce moment, qu’un seul. Lorsque tu as quitté ton appartement, tu avais donc en même temps sur le dos les deux vêtements. Et de cette extravagance, ni toi, ni quiconque ne s’est aperçu. L’improbable, le voilà !
Une fois cette percée réalisée, tout s’éclaire en un instant. Au café, tu as retiré l’imperméable gris qui contenait clés et portefeuille et tu as gardé le noir, vide, puis, en sortant du café, tu as oublié le premier sur ta chaise. C’était plus qu’un oubli, c’était un acte de bon sens : tu n’aurais pu penser un seul instant à le reprendre, puisque tu en portais déjà un autre. Tu files alors au café et tu retrouves, dûment pendu à un porte-manteau par un serveur consciencieux qui ne demande même pas à être félicité pour cette prouesse, le vêtement garni de ses objets précieux.
Tu te demandes alors combien d’événements il faut accumuler dans sa vie pour que l’un parmi des milliers d’autres consiste à porter, inconsciemment de surcroît, deux trenchcoats l’un sur l’autre ? Quelle que soit la réponse à cette difficile question, l’accident, en tout cas, s’est bien produit et on comprend bien vite qu’il qu’elle associe une quantité non négligeable d’actes et une forte composante d’activités mentales, spontanées ou raisonnées, indispensables pour donner sa cohérence au récit.
L’une des raisons qui t’inquiétaient tout particulièrement lorsque tu avais constaté la disparition de ton portefeuille était que, le lendemain, tu devais quitter la ville pour un voyage d’une certaine durée vers une destination lointaine, où l’absence de pièces d’identité et de cartes de crédit pouvait engendrer des désagréments. Te voilà donc parti de bon matin pour l’aéroport de Roissy. Tu as compté large pour prévenir la survenue d’un des fréquents incidents qui affectent la circulation des trains sur le tronçon nord du RER B. Tu as bien fait. Les haut-parleurs annoncent que le trafic a été fortement perturbé « suite à des personnes sur la voie ». Les choses sont en train de revenir à la normale et, en effet, au bout d’une demi-heure, ton train quitte la gare du Nord. Cependant, à Aulnay-sous-Bois, d’autres hauts parleurs t’informent que, « pour régulation du matériel roulant », le train restera ici pour toujours et ne desservira donc pas l’aéroport. Par ailleurs, aucun autre train à venir n’est prévu sur cette partie du trajet. Il te faut quitter la gare et chercher une autre solution.
La liberté de mobilité repose toujours sur une offre de déplacement, même dans le cas de transports individuels privés, dont les acteurs peuvent, tant qu’il n’y a pas d’embouteillage, nourrir l’illusion de prendre des décisions souveraines. Or, ici, le réseau défini et programmé par une offre publique s’effondre. Place donc au territoire foisonnant et opaque. Pas de taxi sur le parvis, mais tu penses à Uber. Cela semble fonctionner mais, sur la carte qui s’affiche sur ton téléphone, le véhicule qui devait te rejoindre ne bouge plus depuis un moment. L’indicatif du numéro du chauffeur désigne la Hongrie ; lorsque tu le composes, tu obtiens une communication pleine de friture avec quelqu’un qui ne maîtrise, semble-t-il, que la branche finno-ougrienne des langues ouraliennes.
En face de toi, il y a bien un véhicule noir qui stationne et qui pourrait se révéler être une autre « voiture de transport avec chauffeur » (VTC). Tu t’adresses au conducteur, qui te répond fort aimablement. Cet homme à l’accent maghrébin est pauvrement vêtu et sa dentition n’est pas en bon état. Il perçoit bien ton problème mais il attend justement une cliente qui se trouve dans la même situation que toi. Comme elle se rend à Tremblay-en-France, vous pourriez peut-être vous entendre pour faire une partie du trajet ensemble, propose-t-il. Au bout de longues minutes, la personne attendue se présente, une femme d’allure modeste, d’origine africaine et semblant fort préoccupée. Pourtant, dès qu’elle comprend ton embarras, son visage change, elle te regarde avec sympathie et accepte l’idée, que tu lui suggères, de commencer par te déposer toi avant d’aller à Tremblay, tout en t’informant que cela dépend de son gynécologue, avec qui elle a enfin obtenu un rendez-vous pour un très sérieux problème de santé, après une attente de plusieurs mois. Comme elle est déjà en retard, elle ne voudrait surtout pas prendre le risque supplémentaire de manquer la visite. Elle accepte volontiers de téléphoner au médecin pour reporter celle-ci de quelques minutes, mais celui-ci refuse. Il faudra donc faire le détour.
La cliente paie en liquide, ce que tu devras faire aussi – dans les deux cas, une somme raisonnable. Tu comprends que tu viens d’entrer dans une couche d’espace urbain que tu n’avais pas encore directement pratiquée : celle des VTC informels et d’une composante de la mondialisation « par le bas » qui, tu n’en es pas vraiment surpris, se manifeste aussi au cœur des villes mondiales de premier plan. Tu te dis que l’accès à l’un des plus grands aéroports du Monde, que le système officiel de mobilités t’a refusé, tu l’obtiendras peut-être grâce à cet interstice inattendu. Le chauffeur va aussi vite qu’il le peut et tu te retrouves au comptoir de la compagnie aérienne avec ta grosse valise une demi-heure avant le décollage. L’enregistrement est fermé mais l’employée est encore là ; contrairement à toi, qui penses accomplir un dernier acte rituel avant de te déclarer vaincu par l’adversité, elle t’apparaît étonnamment calme comme si ton équipée, pourtant extraordinaire, constituait son lot quotidien. Elle te suggère de passer les contrôles de sécurité avec ta valise, de gagner la salle d’embarquement et de tenter ta chance.
En principe, ce n’est pas possible et, parmi les différentes personnes qui canalisent ton parcours, plusieurs te font observer que ta valise dépasse le format autorisé et te demandent, parfois avec un regard fermé et une parole insistante, de rebrousser chemin. Tu improvises une technique à double détente : commencer par expliquer que tu as l’autorisation de la compagnie, puis, en cas d’échec, continuer en faisant semblant de ne pas avoir entendu l’injonction. Au passage, tu remarques que, lorsque ta valise passe l’épreuve du scanner, tes produits de toilette dépassant le seuil des 100 ml ne sont pas repérés. Tu prends conscience que tu es en train de traverser à grands pas une nouvelle zone grise où c’est cette fois la frontière entre le licite et l’illicite qui s’est brouillée. Tu parviens à la porte d’embarquement de ton vol un quart d’heure avant l’horaire de départ et tu t’attends à être refoulé. Ce qui t’accueille, ce sont au contraire les paroles caressantes d’une hôtesse qui semble ne savoir que sourire : après vérification que l’embarquement des bagages n’est pas terminé (il faut attendre les dernières poussettes), elle t’informe que le manutentionnaire va prendre en charge ta valise. Elle imprime l’étiquette, l’accroche au bagage et te demande simplement de le déposer sur la passerelle, à l’entrée de l’avion. Ton retour dans le monde normal s’est accompli. Quelques heures plus tard, à des milliers de kilomètres de là, tu retrouveras ta valise dûment acheminée.
Tu émets alors l’hypothèse que l’une des forces de la société contemporaine est la redondance. Ce qu’on ne peut pas faire de manière standard, on peut trouver d’autres façons de le faire. Mais cette complémentarité n’opère que si les habitants des différentes strates de l’espace des humains acceptent de coopérer en étant pas trop regardants sur les commutateurs – les fentes qui relient un monde à un autre. Tu te souviendras tout particulièrement du rôle, plusieurs fois décisif, de cette inattention prévenante, à la fois émouvante et riche d’un haut degré de civilité [3], même si ceux qui t’en ont fait bénéficier ne ressentaient aucune différence avec leur manière d’être habituelle.
Tu as vécu deux aventures qui imbriquent à chaque fois les labyrinthes de ton esprit et les spatialités de l’habiter. Elles ont connu une fin heureuse mais elles auraient pu se terminer en mésaventure sans devenir pour autant une catastrophe ou un cauchemar. Il y a quelques millénaires, un auteur encore inconnu nous a proposé deux variantes : un enchaînement d’actions non coopératives débouche sur une tragédie ; une série d’actions ordonnées vers un but permet, à l’issue de rebondissements dramatiques, d’atteindre ce but. Il a appelé la première variante une iliade et la seconde, une odyssée. Et peu importe si le héros de cette dernière est un Marine à tendances heideggériennes, qui ne pense qu’à se replier sur ses terres avec sa famille, malgré les opportunités magnifiques qu’il rencontre sur sa route, et qui déteste les voyages, pourtant nombreux, qu’il est amené à effectuer [4]. On peut donc définir l’aventure comme un drame sans tragédie. Ce dont Homère montre la possibilité théorique, c’est maintenant que nous pouvons le mettre en pratique, et de plus en plus à mesure que nous gagnons en assurance pour oser sortir de journées répétitives et de vies prémâchées. En te remémorant ces séquences, tu notes que, en apparence, c’est l’angoisse et le désespoir qui submergeaient ton esprit, mais que, simultanément, ta capacité à penser vite et agir juste restait active en permanence. Peut-être parce qu’une part de toi savait déjà, plus ou moins consciemment, que ces ressources d’abord invisibles, cette bonne volonté disponible, la conviction que, au bout du compte, ces équations à n inconnues admettent des solutions, existaient à l’état latent et, même, t’attendaient déjà quand tu pénétrais dans ces univers, inconnus mais emplis de virtualités multiples.
Si tu suis le raisonnement de Peter Sloterdijk [5], le Phileas Fogg de Jules Verne [6] est le premier consommateur du monde en tant que Monde, un aventurier audacieux et sûr de lui, capable de parcourir le globe par la seule maîtrise des indicateurs de chemins de fer et des horaires des paquebots. Déjà la redondance aidait : c’est ce que Sloterdijk nomme la « densité » – la densité des interactions entre de multiples acteurs, qui évite bon nombre de catastrophes définitives et tient le Monde debout, sur des rails souvent glissants mais plus solides que nos sombres obsessions ne pourraient le laisser croire. Depuis Fogg, nous autres, habitants de cette petite planète, et toi parmi nous, nous multiplions les odyssées minuscules, au sein de vies de plus en plus majuscules [7], aventures intenses et épopées modestes qui, si tout va bien, se termineront par l’esquisse d’un sourire intérieur au moment où nous prendrons le temps d’éponger les quelques gouttes de sueur que ces péripéties récurrentes et réversibles nous ont coûtées.