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Serendipity.

Nuisibles ?

Sur la légitimité d’un dispositif spatial.

Image1Quelque part, dans le centre d’une ville française. Dans cette rue piétonne, le badaud (entendu ici, sans connotation péjorative et selon le Petit Robert, comme une « personne qui s’attarde à regarder le spectacle de la rue ») peut remarquer, sur le rebord d’une vitrine de pharmacie, un curieux dispositif…

Il s’agit de plaques métalliques soudées entre elles qui forment une sorte de triangle à sommet aigu. L’ensemble est vissé dans la pierre, ce qui inscrit le dispositif à la fois dans le bâti (espace privé) et dans l’espace de la rue (espace public par excellence). Pour avoir observé la réaction de ceux qui tentent de s’asseoir sur le rebord de la vitrine, l’objectif du dispositif ne fait aucun doute. Quand on lui pose la question, la pharmacienne ne s’en cache d’ailleurs pas : « — Je me demandais en passant, c’est quoi les barres que l’on voit sur le rebord de la vitrine — [embarrassée] Bas c’est pour éviter que… qu’on s’asseoit sur… heu… le long de la vitrine en fait. — Et il y a beaucoup de gens qui viennent s’asseoir ? — On avait tous… tous les clodos du coin. C’est pour ça qu’on a mis ça. ».

L’expression de « dispositif spatial légitime », proposée par Michel Lussault (2003), peut ici servir de grille d’analyse. Ce dernier en donne la définition suivante : « Agencement spatial produit par un (des) acteur(s) à capital social élevé, doté d’une fonction opérationnelle et normative. […] Le dispositif est une configuration stabilisée dans laquelle l’espace joue un double rôle : celui d’opérateur de traduction qui permet la transformation et la mise en scène de faits bruts en problème(s) social(aux) et politique(s). […] et celui d’un support de délégation, à savoir un objet spatial organisé — matériel et chargé de valeurs — sur lequel on se repose pour qu’une action atteigne ses objectifs ». Les pharmaciens, « acteur(s) à capital social élevé » qui occupent la prospère officine du rez-de-chaussée, ont implanté (ou plutôt fait implanter) cet « agencement spatial », et « se reposent » sur celui-ci afin que leur activité commerciale ne soit pas perturbée par le repos des populations dites marginales (sdf…) qui fréquentent régulièrement le quartier.

Alors que dans le cas d’une répression policière la violence est ponctuelle et aisément perceptible, l’éviction des individus ou des groupes sociaux indésirables passe ici par un aménagement discret et pérenne du décor urbain. Cela ne constitue pas pour autant une nouveauté dans le paysage de nos villes, comme en témoignent les clichés ci-dessous.

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Le design des bancs de la gare (espace péricentral de transit) qui intègre des accoudoirs interdit la position allongée, et participe par là au contrôle des comportements et des usages sociaux de l’espace. Place du théâtre (espace central et lieu de flânerie), le même dispositif a été utilisé dans la conception du mobilier urbain.

Ce qui semble en revanche nouveau, c’est le fait que des aménagements de ce type aient des conséquences sur les pratiques sociales dans l’espace public, tout en étant produits par des acteurs privés alors même que ces questions relèvent de la sphère politique. C’est donc bien le caractère légitime du dispositif spatial de la pharmacie qui est soulevé. Pierre Bourdieu (1993) note de manière plus générale que « l’espace est un des lieux où le pouvoir s’affirme et s’exerce, et sans doute sous la forme la plus subtile, celle de la violence symbolique comme violence inaperçue ». Dans cette même perspective, Vincent Veschambre (2004) précise que « le marquage fonctionne comme une violence symbolique lorsqu’il inscrit dans la durée l’affirmation de formes d’appropriations de l’espace, dont le caractère socialement arbitraire finit par ne plus être perçu, en évitant donc le recours permanent à la force pour imposer un pouvoir sur un espace donné ». Au détour d’une rue, et dans la matérialité de plaques métalliques apparemment anodines, ce sont des rivalités entre différents groupes d’acteurs — qui se disputent l’usage voire le contrôle d’une micro portion d’espace urbain — qui affleurent. La rue peut alors être entendue comme l’espace où se jouent des rapports de dominations entre les individus et les groupes sociaux, rapports qui participent à la construction et à la reproduction des inégalités au cœur de l’espace urbain.

Au dernier étage du même bâtiment, un autre dispositif, visant cette fois à dissuader les pigeons, volatiles considérés nuisibles en milieu urbain, de se (re-)poser là…

Photos : 1, © Jean Rivière ; 2 et 3, © Olivier Thomas.

Abstract

Quelque part, dans le centre d’une ville française. Dans cette rue piétonne, le badaud (entendu ici, sans connotation péjorative et selon le Petit Robert, comme une « personne qui s’attarde à regarder le spectacle de la rue ») peut remarquer, sur le rebord d’une vitrine de pharmacie, un curieux dispositif… Il s’agit de plaques métalliques ...

Bibliography

Pierre Bourdieu, 1993, « Effets de lieu », in La misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, Paris, Le Seuil.

Michel Lussault, 2003, « Dispositif spatial légitime », in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, sous la direction de Jacques Lévy et Michel Lussault., Paris, Éditions Belin, 1033 pages, pp. 266-267.

Vincent Veschambre, 2004, « Appropriation et marquage symbolique de l’espace : quelques éléments de réflexion », Travaux et documents de l’umr Eso 6590 Cnrs, n°21, 158 pages, pp. 73-77.

Notes

Authors

Jean Rivière

Doctorant en géographie sociale et politique au sein du Centre de Recherche sur les Espaces et les Sociétés (CresoUmr Eso 6590 Cnrs), il prépare une thèse qui porte sur les comportements électoraux comme révélateurs des dynamiques du changement social dans les espaces périurbains français (1965-2007). Il participe au groupe de travail sur l’ « Analyse de la Démocratie, des Représentations, des Élections et des Territoires » (Adret) et au séminaire « Appropriation de l’espace » de l’umr Eso. Il est également Moniteur en géographie à l’Université de Caen.

Olivier Thomas

Doctorant en géographie sociale au sein du Centre de Recherche sur les Espaces et les Sociétés (CresoUmr Eso 6590 Cnrs), ses recherches portent sur la dimension spatiale de la gestion policière des comportements déviants dans l’espace public urbain et sur les enjeux sociaux des politiques de sécurité et de prévention dans la ville. Il participe aussi au groupe de recherche pluridisciplinaire « Politiques Publiques et Populations Problématiques » (Pppp) de la Maison des Sciences Humaines de Nantes et au séminaire « Appropriation de l’espace » de l’umr Eso.

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