Si Francine Barthe-Deloizy semble s’excuser, dans la première phrase de son introduction, de commettre « un livre de plus sur la nudité, le nu, le corps », les géographes qui la liront ne partageront certainement pas cette lassitude : leur réaction devrait bien plutôt s’apparenter à « enfin, une géographie du nu et du corps !». Peut-être par pudibonderie, ou peut-être parce que le géographe français aime à se penser comme pur esprit, notre discipline a longtemps évité ces thèmes pourtant brûlants d’actualité, et dont la dimension spatiale est brillamment démontrée ici. Ce livre propose d’utiliser le corps nu comme révélateur de la construction sociale des lieux : acceptée dans certains, norme dans d’autres, transgressive et provocatrice ailleurs encore, la nudité humaine dévoile nos catégorisations de l’espace, qui varient selon les sociétés.
Dans une première partie, l’ouvrage expose d’abord certaines des connaissances anthropologiques quant au traitement du corps humain, parure rituelle, épilation, scarification, tatouage, autant de pratiques qui font du corps au sens plein le lieu d’expression d’une culture et contribuent à le constituer comme pleinement humain, et qui se chargent de sens nouveaux à leur adoption par certains membres des sociétés occidentales. C’est aussi autour du corps que s’est jouée la rencontre entre les peuples non-occidentaux et les « découvreurs » européens, pour qui la nudité signifiait l’absence de civilisation : si les peuples du Nouveau Monde ne sont à cet égard pas placés à la même enseigne que ceux de l’Afrique noire, l’enjeu de la colonisation sera souvent d’« habiller » ceux qui allaient nus. La représentation de corps nus dans l’art occidental contribue à construire les genres et des idéaux physiques qui seront parfois instrumentalisés politiquement.
La deuxième partie traite des soins du corps : ceux-ci ont en effet donné lieu au développement d’établissements ou d’espaces spécifiques, collectifs puis de plus en plus privatisés, des bains publics, hammams et saunas jusqu’à la salle de bains contemporaine. Francine Barthe restitue la profondeur historique de ces lieux, souvent mal famés dans le monde chrétien qui perçoit la nudité comme sulfureuse et marque de l’infamie dans la tradition biblique, ce qui retarde d’autant la généralisation de préoccupations d’hygiène plus précoces en Asie ou au sud de la Méditerranée. C’est l’émergence de la conception occidentale de l’individu, et la réorganisation des intérieurs pour lui ménager des espaces d’intimité, qui fait de certaines parties des habitations des endroits privilégiés où être nu. Avec l’exemple de l’introduction du sauna aux États-Unis par les migrants finlandais, l’auteur montre bien comment l’indécence des uns n’est que la pratique hygiénique des autres.
La troisième partie de l’ouvrage aborde la question de la place du nu dans l’espace public : si c’est sur les plages qu’il est le plus couramment accepté, voire encouragé, il s’insinue parfois, comme en Allemagne, dans les parcs ou sur les fronts d’eau des villes. Mais la dénudation en milieu urbain se présente souvent comme acte contestataire, qu’il s’agisse de frapper l’opinion lors d’une manifestation revendicative, ou plus festive, ou simplement d’un acte individuel comme dans le cas des « streakers » qui pimentent certains événements sportifs fortement médiatisés, en s’exhibant nus : dans ces derniers cas, particulièrement fréquents dans les pays anglo-saxons, on renoue avec une tradition carnavalesque de la nudité qui remonte au Moyen-Âge.
La quatrième partie analyse le mouvement naturiste et la façon dont il a pu constituer des enclaves territoriales où la nudité est de rigueur. Francine Barthe montre comment, d’hygiène de vie, liée à la culture physique, ce mouvement né en Allemagne au début du vingtième siècle s’est peu à peu transformé en phénomène social. La France, et particulièrement ses régions méridionales, est devenue l’une des terres d’accueil de naturistes venus notamment d’Europe du Nord, alors que la culture religieuse des pays d’Europe du Sud les dispose moins à accepter de telles pratiques. L’auteure passe habilement de l’exposition de l’éthique officielle du mouvement naturiste, proche de l’écologie, à une sociologie et une micro-géographie de la pratique naturiste en France : les configurations spatiales des centres naturistes comme les témoignages d’usagers sont finement analysés.
C’est avec autant de bonheur que Francine Barthe décrypte, dans sa cinquième et dernière partie, les usages du nu dans la publicité, qui instaure un autre mode de présence du corps nu dans nos paysages urbains. Au final, c’est bien sur ce plan que l’ouvrage apporte énormément : par-delà la synthèse de travaux historiques et anthropologiques nombreux, fort bien maîtrisée de façon à servir l’interrogation proprement spatiale qui organise le propos, c’est l’éclairage porté sur des phénomènes sociaux contemporains qui constitue l’originalité du travail de Francine Barthe.
Le livre se conclut sur le constat selon lequel « la nudité […] ne peut se comprendre que par rapport à un espace dans lequel elle se donne à lire. Mais, à l’inverse, elle donne aussi du sens aux lieux dans lesquels elle se manifeste » : alors, la nudité, élément d’organisation de l’espace ? Pas seulement, puisque l’auteure invoque aussi dans ses pages de conclusion l’importance essentielle du regard porté sur la nudité, regard social, culturel, regard éduqué aussi du naturiste qui a appris à éviter de voir.
On peut se réjouir de voir une chercheure en géographie se pencher sur les attitudes et les gestuelles qui constituent aussi des espaces et des interactions sociales, ne pas hésiter à s’attaquer au champ non moins nouveau du décryptage des représentations véhiculées par les médias populaires. On pourra éventuellement regretter que l’étude se restreigne aux pays occidentaux, à l’exception de brèves comparaisons avec d’autres ensembles culturels ; mais on peut supposer que ce parti pris assumé explicitement découle inévitablement du choix d’une approche aussi approfondie, appuyée sur de nombreuses enquêtes personnelles de l’auteure.
Ce petit ouvrage, d’un style vif et de lecture agréable, est abondamment illustré de photographies souvent superbes, de témoignages ou de récits vivants. Son contenu a également pour vertu de « prendre à rebrousse-poil » beaucoup des réserves et réticences de la géographie française, non seulement par l’objet peu conventionnel qui est le sien, par aussi par le côté novateur de son approche. Cela lui vaudra sans doute de voir tomber le couperet « ce n’est pas de la géographie » volontiers prononcé par ceux qui ont une conception restrictive et figée de la discipline ; en revanche, cela lui vaudra aussi d’être reconnu par des collègues anglo-saxons comme une contribution significative à la géographie culturelle. Mieux encore, ce livre sera certainement lu avec intérêt par des non-géographes, reconnaissance qui échappe à nombre de travaux géographiques plus « académiques ».
Masaccio, « Adam et Ève chassés du paradis terrestre » (détail), vers 1425, Florence, église Santa Maria Del Carmine, chapelle Brancacci
Illustration de la revue Vivre 1927*
La Jenny, forêt départementale du Porge, juillet 2002 (détail, collection Francine Barthe-Deloizy)*
*Nous remercions les éditions Bréal