Le numéro 30 de Labyrinthe, revue de recherche et d’expérimentation dans le domaine des savoirs littéraires, philosophiques et sociaux, se donne comme projet une écologie politique. Son dossier coordonné et introduit par Charles Ruelle et Fréderic Neyrat s’intitule « Ecologie = X. Une nouvelle équation des savoirs ». L’introduction intitulée Manifeste prétend répondre à une absence évidente, celle d’une écologie politique. Là où les préoccupations environnementales prennent, selon les auteurs de l’introduction, une grande place dans les médias, elles occupent peu de place comme nouvelle équation du savoir, comme regard moral sur le monde et digne de la philosophie, ou d’une théorisation en matière de science politique.
Quels sont les apports du dossier thématique ainsi introduit ? Le dossier de Labyrinthe promeut une pensée critique représentative d’une pensée « écologisée », c’est à dire d’une pensée qui se serait transformée en prenant en considération les enjeux propres à la problématique écologique, et en permettant d’évaluer les potentialités (ainsi que les raisons d’un rejet).
Glen Love, dans son article intitulé « L’écocritique et la science. Vers une consilience », paru à l’origine dans le no30 de New Literary History en 1999, n’hésite pas à franchir les barrières entre science et littérature et discute d’une écocritique. L’écocritique, nouveau champ des études littéraires, montre la pertinence des approches interdisciplinaires, en particulier des croisements entre sciences de la nature et humanités. Car, selon l’auteur de l’article, les littéraires devraient être les premiers à se sentir concernés par les questions d’environnement, dans la mesure où ces dernières impliquent des principes éthiques et, dès lors, forcément une problématique esthétique, de « partage du sensible », dirait Jacques Rancière (2000). Car l’environnement sans l’esthétique, c’est de l’aménagement du territoire local.
Dans l’article « De Frederick J. Turner à Donald Worster. L’écologie dans la New Western History aux États-Unis », François Duban traite de l’histoire environnementale et, en particulier, de l’œuvre de Donald Worster consacrée à l’histoire des représentations de la nature en Occident. Cette nouvelle histoire, dont Worster n’est qu’un membre parmi d’autres, se concentre sur le monde naturel et son évolution aux mains de l’humanité. C’est donner voix au chapitre aux minorités parmi lesquelles figurent désormais les espèces animales et végétales. C’est le procès de l’anthropocentrisme.
L’article de François Jarrige « Les nouveaux récits de la “révolution industrielle”. Un cas d’histoire à l’épreuve de la question écologique » est consacré aux relectures de la révolution industrielle : « ces nouveaux récits accordent davantage de place aux contraintes écologiques qui pèsent sur les transformations économiques comme aux pollutions et aux nuisances qui n’ont cessé de les accompagner » (p. 60). Dans l’article « Vers une notion écologique du paysage. Pour une réconciliation des structures naturelles et de l’espace anthropique », Loïc Fel traite du paysage comme le lieu de réconciliation d’une pensée de l’espace naturel et des regards qu’on porte sur lui, entre sciences de la nature et esthétique : les greenways sont selon lui une réponse à la demande de conciliation entre l’expérience esthétique commune et les enjeux écologiques de l’espace anthropique (p. 71). La proposition est là directement opérationnelle.
Julien Delord montre dans « La recherche écologique à l’épreuve de la philosophie de l’environnement » que la finalité d’une science écologique mise à l’épreuve d’une recherche sous l’angle éthique va dans le sens d’une justice environnementale : « cette forme de justice traite traditionnellement de la distribution égale ou équitable, entre humains, des biens, des services, des ressources ainsi que des risques et des menaces issues de l’environnement. On peut aussi inclure les questions du partage équitable des investissements et bénéfices environnementaux tout comme l’accès démocratique à l’information et à la participation dans les processus de décision concernant l’environnement » (pp. 80-81). Car l’éthique environnementale, à défaut de se définir comme une force de coercition, un « facisme vert », « requiert la prise en compte de la dimension pragmatique dont les valeurs environnementales sont porteuses, et l’émergence de conditions de partage équitable des bénéfices cognitifs (ainsi qu’économiques, symboliques, sociaux, etc.) propres aux fins environnementalistes » (p. 86).
Bérengère Hurand dans « Quelle éthique pour l’écologie. La théorie à l’épreuve du bon sens » traite d’une philosophie de l’action qui intègre l’expertise citoyenne ; cette éthique écologique nouvelle serait éclairée par une science écologique consciente de ses limites et paradoxes. Il s’agit de définir de nouvelles conditions de l’agir humain.
Frédéric Neyrat, dans « Écologistes, encore un effort pour devenir antihumanistes… Écologie, humanisme et capitalisme », traite des oppositions entre humanisme et écologisme. Humanisme et capitalisme, dit-il en conclusion, sont des idéologies fondamentalement liées et l’on ne peut faire l’économie d’une critique du capitalisme sans dégager une critique de l’humanisme, si l’on n’entend pas par là un souhait d’extinction de l’espèce humaine. En effet, il s’agit plutôt de réinsérer l’espèce humaine dans l’espace des relations écosystémiques et de remettre en cause les grands partages nature/culture, humains/non-humains. Il s’agit de sortir de l’anthropotechnique propre au capitalisme.
On l’aura compris : l’intérêt d’un tel dossier critique est réel. En effet, comme le soulignent les auteurs, il ne suffira pas de solutions techniques pour répondre à la crise écologique et l’on ne peut se contenter d’une morale des « petits gestes » digne de tartufferies sans limites et accompagnée d’une croissance, elle aussi, sans limite. Le succès du Grenelle de l’Environnement tient d’ailleurs à la faible qualité de l’écologie politique en France en dépit de précurseurs aussi importants que Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, André Gorz ou même Edgar Morin. Dénonçant très tôt le gigantisme et la dépersonnalisation de la vie quotidienne, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul appelèrent dès les années 1930 à une « révolution de civilisation » fondée sur le projet d’une « cité ascétique » où la qualité de vie et la solidarité sociale priment sur le productivisme et l’individualisme. Un manifeste qu’ils tâchèrent de mettre en pratique. Sans aucun doute sont-ils précurseurs des thèses de l’écologie politique et radicale des années 1970 (Illich, Castoriadis, Schumacher, Gorz, Dumont). Ils ne sont pas non plus sans lien avec le mouvement de la décroissance qui a émergé récemment. Parler du rôle de Jacques Ellul (1912-1994) dans la naissance de l’écologie politique, c’est tout d’abord lui reconnaître la paternité d’une formule qui a fait florès : « Penser globalement, agir localement ». C’est ensuite évoquer sa longue amitié avec Bernard Charbonneau (1910-1996), auteur d’une autre maxime tout aussi pertinente : « On ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini ». C’est en ce sens que les initiateurs du présent dossier de Labyrinthe pensent qu’une écologie politique véritable ne se contente pas d’une dénonciation de la technique ou d’un doigt pointé vers l’irresponsabilité politique et médiatique. C’est une certaine vision du monde qui a créé les conditions d’une catastrophe prochaine (ou annoncée). Le problème n’est donc pas seulement législatif ou technique, mais culturel, philosophique, idéologique.
C’est une véritable pensée de l’environnement qui est nécessaire ; mais qu’est-ce qu’une philosophie de l’environnement ? S’agit de penser l’environnement, de le prendre comme sujet d’interrogation et de dégager ses principales caractéristiques comme, par exemple, le principe d’interconnection ? S’agit-il de prendre l’environnement comme principe fondateur d’une morale (de principes éthiques et d’une morale pratique) et d’une politique éco-centrée ou bio-centrée ? Ce type de réflexions semble difficile à mener en France. On peut avancer un début d’explication à ces difficultés, au delà de celui qu’offre Frédéric Neyrat, directeur du dossier : le primat de la question sociale en France privilégie les questions des solidarités, du lien social. Le sujet politique est soit un citoyen totalement détaché du territoire, soit un producteur qui n’a d’autres relations avec la Nature que l’exploitation. Il y a difficulté à penser l’implication réciproque de l’être humain et de la nature d’où, peut-être, est-il également difficile de penser l’environnement sur la scène politique… Le travail a cependant commencé — que l’on songe à l’anthropologie (Descola, 2005), à la philosophie aussi (Schaeffer, 2008) — mais il reste insuffisant à sortir l’écologie de son impasse actuelle qui est celle d’une spécialisation professionnelle avec, d’un côté, le militant et, de l’autre, le scientifique ; car il est certain que l’écologie ne peut être réduite au statut de discipline scientifique, mais implique une vue globale sur l’ensemble des activités humaines. C’est ce que tentent les auteurs du présent dossier à partir de points de vue disciplinaires et interdisciplinaires sur une question très complexe, impliquant de revisiter les fondamentaux de notre civilisation.
Charles Ruelle et Fréderic Neyrat (dir.), « Ecologie = X. Une nouvelle équation des savoirs », Labyrinthe, vol. 30, no2, 2008.