Deux volumes rassemblent les contributions de 17 chercheurs, essentiellement originaires de pays francophones (France, Belgique, Suisse, Canada), sous la direction de Thierry Bulot (Université de Rennes 2), qui introduit l’ensemble avec Cécile Bauvois (Université de Mont-Hainaut).
Ces deux auteurs posent une question liminaire : peut-on distinguer une sociolinguistique urbaine d’une qui ne le serait pas ? Ou encore, peut-on distinguer entre une sociolinguistique dont les études sont faites en ville (pour des raisons de panel notamment), et une autre pour qui la ville même fait objet d’interrogation ? L’idée du recueil est donc de mettre ces questions en débat et de les engager sur des bases théoriques clarifiées. La première hypothèse formulée est que nous sommes dans un moment de la discipline où l’on peut affirmer que « la sociolinguistique urbaine est une sociolinguistique en et de crise. » En crise à cause de ses questionnements identitaires, du problème de sa situation par rapport aux autres disciplines issues de la linguistique ; de crise parce qu’elle travaille le langage de sociétés, elles-mêmes en crise selon les auteurs. À partir de là, la réflexion s’organise en deux parties. La première s’intitule « Les lieux de la sociolinguistique urbaine » (vol. 1). On y trouve des contributions tournées vers les questions épistémologiques et conceptuelles. La seconde est nommée « Les lieux de langue de l’organisation spatiale » et travaille à travers des études de cas selon trois axes : les rapports complexes entre territoire et ségrégation urbaine, les corrélations entre langue et identité, enfin le rôle des médias dans les catégorisations de l’urbain.
La première partie est ouverte par Louis-Jean Calvet dans « La linguistique et la ville, hasard ou nécessité ? ». Il revient sur le fait que la naissance de la sociolinguistique urbaine est sans doute due au fait tout simple que les sociolinguistes ont commencé leur travail…en ville. Mais, plus profondément, il souligne le fait que pour être sociale, la linguistique doit forcément travailler dans des lieux où se trouvent de grands nombres de locuteurs, où se frottent les langues et les usages ; selon lui cependant, « le syntagme de sociolinguistique urbaine ne constitue pas une tautologie, mais indique la ligne de plus grande pente ; […] le terrain urbain montre que la linguistique ne peut être que sociolinguistique. » Après avoir rappelé le contenu de quelques travaux marquants, il suggère à la sociolinguistique de poursuivre dans la voie qui consiste à examiner sa propre histoire pour mieux avancer. À sa suite, Médéric Gasquet-Cyrus approfondit la réflexion à partir de travaux plus récents et s’interroge sur la délimitation des champs d’études, ainsi que sur la polysémie du terme « urbain ».
Les chapitres suivants, de Lorenza Mondada et de Thierry Bulot, se penchent sur les concepts à l’œuvre, pour la première, à propos des catégorisations effectuées par des personnes en interaction urbaine, et sur les moyens utilisés par chacun pour afficher son ou ses identité(s). Le second questionne la notion même d’espace, distinguant entre l’espace social et le lieu. Les deux auteurs tentent par là de contribuer à doter l’étude de l’urbanité langagière d’outils méthodologiques et théoriques.
Ce premier volume se clôt sur deux études qui concernent la ségrégation urbaine. David Matheson montre comment l’écossais « urbain » fait petit à petit l’objet d’une reconnaissance, le faisant sortir du cadre ségrégatif où il était confiné comme « langue des pauvres ». Laur Elke, prenant comme terrain d’étude la ville de Montréal, distingue entre ségrégations linguistiques et socio-économiques, en fait souvent associées.
Le deuxième volume, comme annoncé, recueille des études de cas encore plus précises, qui posent cependant les mêmes questions, mais sous des angles plus monographiques. Norman Labrie et Marcel Grimard s’intéressent au cas des gais et lesbiennes francophones de Toronto, qui cumulent apparemment deux « handicaps », sexuel et linguistique, mais qui les utilisent de fait dans le cadre de trajectoires sociales ascendantes. L’Afrique est présente à travers le travail d’Élisabeth Dorier-Apprill et de Cécile van Den Avenne, qui étudient les usages toponymiques dans l’espace urbain de Mopti, au Mali : elles y trouvent trace de l’histoire des différentes ethnies qui ont peuplé le lieu, ainsi que de leurs usages linguistiques et sociaux. Sarah-Jane Conrad, Alexis Matthey et Marinette Matthey analysent, eux, l’espace public de Biel-Bienne, dans une ville officiellement bilingue, à travers l’étude des règles conversationnelles en cours. Ils montrent comment elles produisent du contrat entre les locuteurs et désamorcent ce qui pourrait être source de conflits.
Deux contributions achèvent le volume. Celle de Bernard Lamizet appartient plus nettement au champ de la sémiologie, en l’occurrence celle des médias. Comment la représentation de trois lieux de ville dans les journaux crée-t-elle des articulations entre réel, imaginaire et symbolique ? Enfin Josefina Carrera-Sabaté prend en compte dans la langue catalane un trait de prestige et montre (à Lleida), comment il se présente à l’oral et à l’écrit.
On le voit, les deux volumes proposent des chapitres variés, aussi bien quant aux thèmes abordés que quant aux lieux dans lesquels les études s’inscrivent. Mais l’ensemble a bien la cohérence annoncée en introduction. Comment faire progresser sur des bases théoriques clarifiées et conscientes une discipline encore jeune, aux contours incertains, mais pleine de promesses pour permettre d’en savoir plus sur les usages urbains de la langue et les effets en retour sur la socialité ?
Thierry Bulot (dir.), Lieux de ville et territoire. Perspectives en sociologie urbaine, Paris, 2004, L’Harmattan, publié avec la contribution de la revue en ligne Marges linguistiques.