La brève introduction à cette monographie écrite par Guido Costa, commissaire d’exposition et ami de la photographe Nan Goldin, résume rapidement les différentes étapes du travail de cette artiste hors normes des années 70 à nos jours. En montrant les spécificités de ces différentes périodes de production, Costa nous confronte à la radicalité du regard de Nan Goldin. Cette radicalité se traduit essentiellement, soit par la maîtrise de la distance intime entre les protagonistes quand il y en a plusieurs, soit par la mise en tension induite par le regard absent des personnages quand ils sont seuls. Par ailleurs, cette collection d’instantanés peut encore être interprétée de diverses façons.
Certains trouveront, dans le choix d’images présenté, une foule de « gueules » illustrant à merveille la scène underground new-yorkaise des années 80 et 90, accompagnée de quelques infidélités outre-atlantiques. D’autres resteront sur leur faim en ne découvrant pas suffisamment d’images pour suivre l’évolution de l’un ou l’autre groupe sociologiquement définissable et qui se dessinent en filigrane. Enfin, certaines personnes pourraient encore ressentir une fascination malsaine ou un dégoût affirmé pour la provocation sans équivoque des images en les scrutant soigneusement une à une…
On pourrait dire que la lecture de l’introduction nous prépare, si nous voulions goûter au vrai suc des images de Nan Goldin, à une anti-éthique préalable et nécessaire, pour passer le rite photographique qui s’étale sur le papier glacé de cette édition. Il n’y a pas de garde-fous, c’est par l’exaltation des sentiments vrais, qui se traduisent par une déclinaison de la lumière et de la couleur très prégnante dans les photographies publiées, que l’univers onirico-quotidien se dévoile dès le premier coup d’œil.
Après le texte liminaire, suivent les cinquante-cinq photographies choisies pour cette monographie initiatique. Cet ensemble décrit un paysage temporel, celui d’une œuvre construite avec une grande maîtrise esthétique. Une esthétique du banal certes et une exaltation du quotidien, déchiré en permanence entre un désir de construire quelque chose de durable et une volonté supérieure qui mène à la destruction de ses acteurs. Mais une esthétique forte néanmoins, basée sur le témoignage de plusieurs vies vouées à disparaître. Une banalité émotionnellement chargée en somme, qui remet en question la valeur absolue de la notion d’événement telle que nous pouvons la rencontrer dans le flot incessant d’images qui nous sont servies quotidiennement.
Quelles sont les clés de la production artistique de Nan Goldin ? La passion, l’érotisme, la maladie, la solitude, la mort. Une combinatoire certes morbide, mais qui nous rappelle notre condition de mortels et justifie ainsi, par l’image et ses multiples niveaux de lecture, notre présence au monde. Cette morbidité nous désarme, car elle est dépourvue de la vulgarité d’une mise en scène ad hoc. La tendresse réelle que l’artiste ressent pour ses sujets, et qu’elle réussit à transmettre par un traitement pictural sans faille, met en résonance jusqu’à la dernière corde de notre humanité. En d’autres termes, ce livre se lit comme une série d’ellipses qui résument les différentes étapes de ces vies poussées en avant par un désir d’être, une passion infiniment effrénée. De plus, l’imaginaire violent de ces images est enflammé par les commentaires expliquant le contexte, non seulement de la prise de vue, mais surtout de chaque situation sociologiquement enceinte qui est en jeu. Ce contexte est souvent cru, il n’est jamais cruel.
Après la découverte de cet échantillon d’images, synthétique et féroce, nous nous retrouvons, en fermant le livre, seuls face à notre propre vécu, à cette foule d’instants illusoires qui composent la continuité de notre existence. Nous nous interrogeons sur nos propres détresses et nous nous souvenons de nos non-événements. Il est inutile de chercher dans l’expression photographique de ces autres vies un alibi pour échapper à notre propre réalité. Cette dernière se déroule malgré nous sous nos yeux dès que l’on finit de feuilleter le diaporama imprimé pour plonger dans notre propre introspection cinématographique. Nous ne pouvons que projeter le sublime de la réalité de Goldin dans le non-événement de nos propres vies. Il est impossible après cette lecture de faire semblant. Nous sommes prisonniers de la beauté de nos mauvaises passes, un peu comme les protagonistes de ce livre. Nous lui devons de (re)vivre intensément chaque instant et par ces images, qui nous renvoient une autre image de nous-mêmes, dans nos joies et nos faiblesses, faire partie, ne serait-ce que le temps de sa lecture, du clan de Nan. C’est exactement cela, nous intégrons la « grande famille » de Nan Goldin, composée de paumés, travestis, homosexuels, sidéens, enfants, vieillards… Nous sortons si furieusement vivants de cette expérience, que ce court voyage en compagnie de Nan, Greer, Gilles, Gotscho, Cookie, Joana et tant d’autres nous apporte la preuve par l’image que l’événement dans son expression singulièrement magique du quotidien n’est pas une chose énorme, mais seulement une chose bouleversante.
Guido Costa, Nan Goldin, London, Phaidon Press, 2005. 120 pages. 25 euros.
Images : « Joana de dos dans l’encadrement de la porte à Châteauneuf-de-Gadagne », Avigon, France, 2000, Nan Goldin, 24,95 euros © 2005 Phaidon ; « C se maquillant au “Second Tip” », Bangkok, Thaïlande, 1992, Nan Goldin, 24,95 euros © 2005 Phaidon.