Assis sur un banc, un vieil homme en guenilles peine à se lever. La scène est banale. Qui n’a jamais croisé dans sa ville de tels hères ? Qui peut affirmer qu’il fait encore attention à eux ? Pourtant vous auriez tort de glisser rapidement sur cette photo, de n’y voir que la scène ordinaire de la vie de nos villes. Regardez de plus près. Ce banc neuf aux montants travaillés n’est pas français, plutôt victorien. Observez l’homme, son chapeau peu commun, son habit qui ne l’est pas moins. À la décharge de votre inattention, il y a, il est vrai, ce couple dont les vêtements vous sont déjà plus familiers, mais c’est trop tard. On sent déjà votre intérêt pointer. Où se trouve-t-on ? Qui sont ces personnages qui se croisent sans se voir ?
Queen of the Hill Stations, Mussoorie est une vieille ville touristique de l’Himalaya indien, dans l’état de l’Uttaranchal. Issus des 250 à 300 millions d’Indiens au niveau de vie élevé, les touristes viennent y passer quelques jours à la recherche d’air frais, de loisirs et de consommations. La ville moderne leur est dédiée. Les hôtels succèdent aux restaurants, les magasins de souvenirs aux marchands de glace. Du matin au soir, quand certains y déambulent main dans la main, d’autres portent sans relâche. Quand certains sont au soleil, d’autres sont dans l’ombre. Les uns sont touristes indiens, les autres travailleurs temporaires népalais.
Non, le vieil homme n’est pas un mendiant mais un portefaix népalais sur le point de se relever après sa pause. S’il ose l’occuper un instant, c’est qu’il connaît ce banc, halte potentielle parmi d’autres dans la ville, où il peut déposer sa charge pendant quelques minutes. Sans fardeau, le « bon » Népalais ne s’en servirait pas. Il s’assoirait par terre, sur des marches ou dans un recoin. Bref, il s’effacerait dans l’espace public. Derrière le portefaix, un couple passe, léger comme son ballon d’amoureux. Ils fêtent sans doute leur honeymoon. L’appareil photo à la main, ils immortaliseront leurs premières vacances ensemble dans ce lieu gay, friendly and cosmopolitan (d’après la description d’un guide touristique indien).
La station accueille ainsi deux populations étrangères vivant côte à côte. Mais ces voyageurs que tout oppose peuvent-ils faire autre chose que se tourner le dos dans l’instantanéité d’une photo ?
Les Népalais présents à Mussoorie sont des paysans-travailleurs, issus du rural profond (terme généralement employé pour les pays occidentaux, qui prend tout son sens au Népal). Ils viennent passer quelques mois en Inde en quête de revenus pour compléter leurs maigres productions agricoles. La plupart ne connaissent de l’Inde que cette ville. C’est leur deuxième lieu de vie après le village. Katmandou et Delhi sont loin, inatteignables. Amerika, le pays des « Blancs » heureux, encore plus. Tous ces lieux, non localisés, leur semblent hors de portée. « Comment s’y rendre ? ». Ils ne savent pas et surtout ne voient pas l’utilité de penser à quelque chose de si hypothétique. Comme si l’espace n’existait pour eux qu’en rapport avec leur projet immédiat : gagner de l’argent. En dehors de leur village, de Mussoorie et de la route qui joint ces deux points, le monde est fermé, ceint d’une barrière au travers de laquelle l’information ne passe pas. L’espace des possibles d’un côté, celui de l’impossible, car inconnu, de l’autre.
Les touristes quant à eux semblent être le fruit d’une diffusion heureuse du capitalisme (pour ne pas employer libéralisme ou globalisation). Habillé de son sweat-shirt Adelaide Australia, l’homme serait-il un de ces ingénieurs en informatique qui fait la fierté de l’Inde ? La femme en jean travaille-t-elle dans la même compagnie ? Entre eux peut-être parlent-ils anglais et ont-ils des rêves de migration d’une toute autre portée : les Etats-Unis, l’Australie ou l’Europe. Capables de se déplacer pour les loisirs ou le travail, leur monde est ouvert, presque sans limite.
Mussoorie est-elle le lieu de la rencontre des mondes ?
Dans un certain sens, oui. Le lieu peut être créateur d’un sentiment d’appartenance à un même monde. Tous sont à Mussoorie, ici et maintenant, à partager le même espace public. Qu’un touriste hèle un portefaix et, l’instant de la commission, l’attention des uns et des autres se concentrent sur le même projet : le transport d’une valise. Leurs intérêts convergent, ils vivent quelques minutes l’accomplissement d’un même objectif. Ils sont ensemble. Leurs mondes sont en intersection, en interdépendance. Mais cela dure peu. Le temps d’une brève négociation, du paiement de la course. Puis chacun retourne dans sa bulle. Les touristes consomment, se promènent, les Népalais discutent, cherchent du travail. A la fin de la journée, chacun rentre « chez soi ». Les Indiens à l’hôtel, les Népalais dans leur chambre spartiate. Dans un lieu touristique, les mondes ne se croisent que superficiellement. Certains Népalais aimeraient pouvoir entrer dans l’autre monde, fait à leurs yeux de richesses, de facilités, de loisirs, mais ils en ont intériorisé l’impossibilité. L’attitude parfois méprisante des touristes les rappelle à leurs conditions de « petites gens », comme ils se qualifient eux-mêmes.
Une planète, des mondes. À Mussoorie, deux mondes se croisent. Sur le même trottoir, leur route diffère. Leurs projets, leur avenir, leur appréhension de l’espace, en somme une certaine façon d’être au monde séparent les Népalais et les touristes.