Certains mots font aujourd’hui violence lorsqu’il s’agit de l’art. La violence dont il s’agit n’est pas une violence tonitruante et productive, elle n’est pas celle que les idées nouvelles, les évènements inattendus, les paysages non traversés, opposent à l’évidence, au déjà vu, mais une violence qui agit sans bruit, sans coups de canons, dans l’épaisseur ambiante du conformisme.
Cette violence procède de la distorsion de sens, de ce que les mots définis spécifiquement pour dévoiler une part du réel sont utilisés pour falsifier la réalité.
Si l’extrême droite n’a, en ce qui concerne le dévoiement linguistique, de leçon à recevoir de personne, la manipulation va bien au-delà et s’étend sous sa forme amollie à la langue médiatique, langue fabriquée pour tous et comprise par tous, dont le principal ressort est la connivence dans la régression. La décontextualisation en est le mode principal.
Résistance ?
Le 14 septembre 2005, on pouvait lire dans Le Progrès de Lyon, un article intitulé « L’auditorium fait de la résistance » (Mafra, 2005), compte-rendu du concert de la veille à l’Auditorium de l’Orchestre National de Lyon. Quel évènement ce titre veut-il évoquer ? Une action héroïque du public lyonnais ? Une prise de position politique ? Un mouvement de lutte contre le fascisme ? Non, il s’agit d’un jeu de mots dont le journalisme local est un fournisseur régulier, allusion au thème du concert : musique de Résistance, avec au programme Lyon, de Franz Liszt, pièce pour piano orchestrée par Franck Heckel, Lyon 1943 (pièce de résistance), postlude de Stefan Litwin, création mondiale de la version pour piano et orchestre, et la Symphonie héroïque de Beethoven.
Cet emploi décalé du mot résistance, qui se veut humoristique, est plutôt malencontreux et fait appel à la supposée bêtise populaire plutôt qu’à la capacité critique des lecteurs.
On pourra dire, mais est-ce à la défense de l’auteur, que le procédé n’est pas limité, ni dans le temps, ni dans l’espace. A Different Drummer, formule sortie de la conclusion du Walden de Henry David Thoreau, servit de titre à un livre sur Ronald Reagan, enfonçant dans le dos de l’inventeur de la désobéissance civile le poignard en fer blanc de la communication d’État (Reagan, 2001). Thoreau et le Nicaragua, Thoreau et l’ultralibéralisme, Thoreau et l’Irangate… Comment répliquer sinon par le dégoût ?
Le travail de l’artiste sur la mémoire n’est pas celui de l’histoire. Ces deux rapports à la mémoire ont même quelque chose de contradictoire : la musique ne nous apprend rien sur l’histoire ; entre une œuvre et le sujet qu’elle traite, il n’y a pas de nécessité. La musique ne nous explique rien de l’histoire ; entre le discours musical et le discours articulé, il n’y a pas de correspondance ; elle ne nous donne aucune lecture définie de l’histoire, pas même un témoignage historique fiable ; entre une œuvre et son temps, il y a toujours l’interprétation.
L’histoire de l’art semble encore plus éloignée de la mémoire de l’art. C’est l’idée que l’art est tué par les historiens d’art que Reger, ce personnage de Thomas Bernhard qui, tout le long du livre Maîtres anciens, reste assis dans le musée d’histoire de l’art devant l’homme à la barbe blanche du Tintoret, exprime par cette proposition brutale et comique : « Mon Dieu, me dis-je souvent assis sur cette banquette, tandis que les historiens d’art chassent devant eux leurs troupeaux impuissants, comme c’est dommage pour tous ces gens qui sont dégoûtés de l’art par ces historiens d’art, dégoûtés sans secours » (Bernhard, [1985], 1988, p. 30).
La conservation de l’art n’est pas la mémoire de l’art ; confondre l’un et l’autre revient à débarrasser tout ce qui est conservé de contenu propre par la sur-signification de la conservation. L’explication de l’œuvre tue l’œuvre aussitôt qu’elle s’érige en vérité absolue et prétend au dévoilement exhaustif du sens. Expliquer ce qu’il faut entendre et ce qu’il faut voir est déjà empêcher d’entendre et de voir. Le seul langage productif sur une œuvre est celui de l’incomplétude. Le patrimoine est la tombe de l’art, aurait pu dire Reger. Qui dit patrimoine dit bien national, qui dit bien national dit art officiel, qui dit art officiel dit neutralisation de l’art, c’est-à-dire dénégation de l’art dans ce qu’il a d’essentiel : son incompatibilité avec le consensuel. Célébrations patrimoniales et panthéons de l’art sont sans doute une nécessité pour que ne meure pas la culture, mais une nécessité qui tue la culture, aurait pu dire Reger. La mémoire de l’art est tout autre chose.
Il s’agit bien que l’art, par son immédiateté, restitue quelque chose du passé dans le présent comme si c’était le présent, fasse repasser l’histoire une deuxième fois sans la commenter, sans la redire, sans l’expliquer, mais pour la faire voir, la faire entendre, la faire sentir dans son immédiateté. Les percepts ne sont pas des concepts, l’art n’explique pas l’histoire avec des concepts, il crée une intensité de l’histoire qui, sinon, ne viendrait jamais plus heurter le présent. Contre le pardon qui efface, l’art donne à penser le passé. Ainsi Bergson de demander « Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, et si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature » (Bergson, 1948). La nature n’est pas ici un paysage à peindre, pas plus qu’un idéal de perfection ; la nature de Bergson est la réalité, et la réalité ne se passe pas du temps qui la fait jaillir, non pas comme une succession d’images comme au cinéma, mais par une création ininterrompue. La musique, disait Moussorgsky, doit dépeindre les choses à « bout-portant » (Jankélévitch, 1967), c’est-à-dire au contact immédiat de la chose et l’arme de Moussorgsky a tôt fait de briser la vitrine de nos maisons du patrimoine musical que sont encore, rituellement, les salles de concert.
Précisément dans notre pays où « l’art pour l’art » agit comme un anesthésiant, l’insuffisance de pensée sur la musique, c’est-à-dire sur ce qu’elle signifie et sur ce qu’elle engage, laisse le champ libre au discours patrimonial. Et c’est à l’intérieur de ce discours que se développent, tel un cancer et ses métastases, les lieux communs sur la musique qui la neutralisent.
Voici que nous apprenons, dans Le Progrès de Lyon, à distinguer ce qui est bien en musique de ce qui ne l’est pas.
Ce qui n’est pas bien, c’est la division du public :
« Stefan Litwin a suscité la colère d’une partie du public de l’Auditorium couvert par les bravos de l’autre moitié de l’assistance. L’objet du délit ? La première mondiale de la version pour orchestre de Lyon 1943 (pièce de résistance) composée par ce pianiste américain à la demande de l’Orchestre National de Lyon à qui elle est dédiée » (Mafra, 2005).
Passons sur le fait que Litwin n’est pas américain, mais qu’il est allemand, juif, né au Mexique, qu’il a fait ses études musicales en Suisse et en Amérique, et que sa « pièce de Résistance » pourrait peut-être avoir quelque rapport avec cet itinéraire particulier. Les ignorances de journalistes ne s’affichent qu’une seule journée. Et la rectification est toujours possible.
Mais là n’est pas l’essentiel. La pièce de résistance de Litwin est doublement dénigrée par une formule parfaitement choisie pour sa légèreté apparente.
« L’objet du délit ».
Objet du délit, une œuvre musicale ? L’abus de langage contrôlé nous fait savoir que la musique est au fond inoffensive, que c’est beaucoup de bruit pour rien. On s’amuse de cette réaction du public parce que la musique n’est tout de même pas une arme à feu. Manière de rendre dérisoire ce petit accident de concert et de vider la musique de tout enjeu réel. Voilà qui rassure le lecteur. « Objet du délit » agit une deuxième fois : la formule sous-entend que le compositeur de la pièce de résistance est assimilable à une petit frappe, un malfrat, et que la portée de son message musical est limitée au petit désordre public qu’il crée. Mais ce n’est pas bien méchant. Litwin est aussi peu menaçant qu’un voleur de mobylettes : « Les plus conservateurs ont hué une partition, pourtant bien inoffensive, qui abuse de procédés convenus dans le langage contemporain. Piano percussif ou arrangé, parfois frappé au maillet ponctué d’une écriture orchestrale mêlant l’atonalité aux réminiscences de tutti lisztiens » (Mafra, 2005). Nous savons maintenant ce que sont les « procédés convenus dans le langage contemporain ». Où est la nouveauté d’une œuvre contemporaine ? Est-ce dans l’invention de nouvelles technologies ? Dans l’extension des modes d’utilisation du piano ou de l’orchestre ? Dans les effets visuels ou sonores calculés pour surprendre ? Ou est-ce dans la construction du sens, l’agencement des moyens utilisés en adéquation avec l’intention musicale ?
Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Entendre n’est pas seulement écouter, c’est faire fonctionner son entendement. Il ne s’agit pas de rhétorique, mais de signification. L’œuvre de Litwin n’est pas une démonstration de procédés, c’est une musique qui a quelque chose à dire. Voilà qui n’est pas très distrayant.
Bravement, le journaliste ne prend pas position sur le fond ; il constate. La musique de Litwin divise le public en deux camps : « les plus conservateurs » qui huent et « les plus audacieux » qui « saluent la vigueur d’une pièce aux scansions dramatiques qui évoquent la nuit des camps de la mort ». Ainsi nous comprenons que le public qui fait de la résistance est conservateur, et que l’audace consiste à saluer une pièce de résistance. Voici au moins de quoi réfléchir sur la perversion du langage.
La division, ce n’est pas bien, donc, et ce qui est bien, c’est le consensuel. Pourquoi ? Le consensuel est bien puisqu’il est consensuel ; après le pardon la réconciliation, après tout la musique, c’est l’harmonie : « Stefan Litwin divise un public que Jun Märkl réconcilie avec une superbe Héroïque de Beethoven, annonce le sous-titre. L’objectif de la musique est atteint, Beethoven a réconcilié le public. La superbe Héroïque est superbe et cela suffit, le superbe demande le silence révérencieux. Ici la critique musicale n’entre pas. Ne pas embarrasser le lecteur moyen avec le contenu de l’œuvre, donnons-lui des valeurs : l’article développe le sous-titre par une suite de clichés sur la performance de l’ordre du commentaire sportif et abuse de compléments de manière et d’adjectifs qualificatifs, indiquant aux lecteurs les critères consensuels du bon goût en musique ; un prêt-à-consommer :
« En deuxième partie de concert, Beethoven réconcilie les frères ennemis de l’Auditorium avec une Héroïque superbement dirigée (par coeur) par Jun Märkl en état de grâce. La précision chirurgicale de sa direction sert une lecture dégraissée, fluide, d’une souplesse rare, qui rappelle davantage les influences du Sturm und Drang de Haydn que les dérives d’un romantisme pesant. Tous pupitres confondus, les musiciens la servent avec une musicalité irréprochable, une maîtrise technique et un bonheur évidents. » (Mafra, 2005)
Voilà qui endort confortablement la faculté de juger.
La plupart des lieux communs sur lesquels repose le consensuel sont issus de la pensée romantique non pas telle qu’elle s’est construite, principalement en Allemagne à partir de la fin du 18e siècle, mais telle qu’elle a été interprétée depuis la seconde moitié du 19e siècle pour trouver sa perversion ultime sous le IIIe Reich. Deux de ces stéréotypes sont aujourd’hui si usuels que nous avons peine à les percevoir. L’art comme accompli en soi, principe fondateur de l’esthétique romantique, signifie que l’œuvre d’art ne trouve pas sa perfection dans sa ressemblance à la nature, entendue comme monde extérieur, mais dans sa perfection interne : ce principe, élaboré comme réponse à la théorie de l’imitation, subordonne l’idée à la forme et autonomise l’art de toute référence extérieure nécessaire.
Cette compréhension du terme de perfection par essence a été supplantée par celle de perfection en valeur. Nous voici dans la métaphysique, dont l’aboutissement politique est la logique patrimoniale. La musique est le but ultime de l’écoute et sa perfection est déterminée par sa présence dans le patrimoine, elle-même conditionnée par le goût dominant de la classe dominante. Ainsi on ne discute plus de la qualité d’une œuvre patrimoniale, parce qu’elle est par définition indiscutablement parfaite. Mais en réalité, par le déroulement de l’histoire même, la perfection interne de l’art et la perfection comme valeur ne sont plus séparables ; elles sont un seul et même problème, lequel n’est pas seulement un problème esthétique, mais un problème politique, entendu comme rapport à l’altérité. La question de la violence ressurgit ici dans l’individualité, la particularité, l’autonomie d’un élément, dans une erreur par rapport à l’ensemble ; elle est non constitutive du tout, telle une couleur sur un tableau refusant de participer à sa cohérence, mais disposée comme un échec dans l’œuvre, une disharmonie ineffaçable. Dans une lettre à Schönberg datant de 1911, Kandinski exprime cette nécessité de l’échec de la perfection-complétude-et-but-ultime, nécessité inscrite dans sa peinture comme dans le deuxième quatuor à cordes op. 10 et sa pièce pour piano op. 11 de Schönberg, qu’il vient de découvrir à Munich : « Vous avez réalisé dans vos œuvres ce pour quoi j’avais grande aspiration sous une forme imprécise. La marche autonome selon des destins indépendants, la vie propre des voix isolées dans vos compositions est exactement ce que je cherche à trouver dans la forme picturale […], je pense justement que notre harmonie d’aujourd’hui n’est pas à trouver dans des voies “géométriques”, mais dans ce qui est directement anti-géométrique, anti-logique. Et cette voie est celle des “dissonances” dans l’art, donc aussi bien dans la peinture que dans la musique. Et la “dissonance” musicale et picturale d’aujourd’hui n’est rien d’autre que la “consonance” de demain […] » (Dittmann, 1995, p.16). La critique de l’harmonie évidente dans l’art précède historiquement le nazisme, mais elle marque exactement la même défiance politique à l’égard des principes esthétiques romantiques que traduit la phrase de Schönberg sur l’impossibilité de faire de la poésie après Auschwitz.
L’histoire nous apprend ceci, que la perfection interne de l’œuvre d’art, si elle n’est en rien nationale-socialiste, a pu en devenir une composante idéologique, qu’elle contient depuis le nazisme le poison du nazisme et ne peut donc plus être naïvement acceptée, ce que le musicologue Reger a parfaitement analysé et qui fonde son rapport aux chefs-d’œuvre, comme le relate son ami Atzbacher :
« Il y a longtemps que notre époque, prise comme un tout, est devenue intenable, a-t-il dit. Le tout et le parfait nous sont insupportables, a-t-il dit, tous ces tableaux aussi, ici, dans le Musée d’art ancien, me sont insupportables, pour être honnête je les trouve affreux. Pour pouvoir les supporter, je cherche en chacun d’eux ce qu’on appelle un défaut rédhibitoire, procédé qui a toujours atteint son but jusqu’à présent, à savoir de transformer toutes ces œuvres d’art prétendument parfaites en un fragment, a-t-il dit. Non seulement la perfection menace sans arrêt de nous détruire, mais elle nous détruit aussi tout ce qui, sous l’appellation de chef d’œuvre, est accroché ici aux murs, a-t-il dit. » (Bernhard, [1985], 1988, p. 36).
La violence n’est pas dans cet échec, mais au contraire dans la dénégation de l’échec de la complétude, qui nous renvoie au mythe communautaire de la Gemeinschaft, entité humaine niant l’humanité hors d’elle.
La compréhension immédiate de l’œuvre, introduite également par la philosophie romantique, signifie que la compréhension de l’œuvre d’art ne souffre pas d’intermédiaire, car elle est d’ordre subjectif et passe par les affects : ce principe, à l’origine, venait contrer cet autre aspect de la théorie de l’imitation qui voulait que la musique se rapprochât au plus près du langage articulé. De principe cognitif, la compréhension immédiate est devenue valeur sociale : la compréhension immédiate de l’art se confond avec l’adhésion immédiate. L’important est l’effet de l’œuvre sur le public. Or nous savons, puisque l’expérience a été menée sous le nazisme jusqu’à son but ultime, que la manipulation musicale commence quand le compositeur choisit ses procédés pour produire un effet sans se donner d’autre but que de produire cet effet, lequel sera d’autant plus fort qu’il demeurera inaccessible à la raison. Le rapport de l’œuvre au public s’en trouve modifié : la complexité structurelle de l’œuvre, les innovations formelles, les citations, les références, tout cela existe mais relève du secret de fabrication. Le silence du langage sur l’œuvre est aussi nécessaire à la pleine réalisation des Maîtres chanteurs de Nuremberg qu’aux mises en scène de la télévision américaine.
En quoi la musique de résistance s’oppose-t-elle à la manipulation ? En ce qu’il est possible de dire autre chose sur la musique de résistance que de mesurer son effet sur le public de l’Auditorium de Lyon ; en ce que ce « dire quelque chose » fait partie justement de cette musique, qui ne joue pas de ses effets mais associe le public à son sens. Ni Beethoven, ni Liszt, ni Litwin n’usent de procédés subliminaux : les références présentes dans chacune de ces œuvres sous forme de citations ne se jouent pas de leur impact, mais sollicitent l’intelligence et la capacité critique du public autant que sa sensibilité. Le rapport de la musique à son temps et sa mémoire du temps passé n’a rien de nécessaire, elle suppose un choix, une idée, une position auquel le public doit avoir accès. L’adhésion au « superbe » empêche ainsi l’accès au sens dès lors qu’elle se pose en principe exclusif du jugement esthétique.
L’art comme engagement.
La musique engagée met justement en cause ce rapport à l’œuvre que ces valeurs romantiques aujourd’hui diffuses tendent à imposer. Elle permet de découvrir un certain rapport de la musique à l’histoire, parce qu’elle se déploie dans l’histoire du côté des questions, des incertitudes, des failles, et non des grands desseins, des voies tracées et d’une œuvre d’art de l’avenir totalisante, confondant esthétique et politique dans une même conception du tout social et musical.
En 1832, Franz Liszt, ému par la révolte des canuts de Lyon, composa une œuvre pour piano reprenant le thème de leur révolte, « vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Proche des idées de Lamenais, Liszt voulut que sa musique fût aux côtés des plus malmenées par l’industrialisation, aux côtés des pauvres, des sans parole, des sans voix. La musique venait dire quelque chose pour eux, non pas en leur direction, mais à leur côté ; elle ferait entendre quelque chose de leur misère qu’ils n’auraient pu dire, quelque chose de leur lutte qui ne pouvait s’exprimer autrement. Il appela cette pièce tout simplement Lyon.
L’œuvre est à la fois virtuose dans la difficulté et simple dans l’écriture, en sol majeur, usant des intervalles de quarte ; « Avec ses octaves qui tonnent et ses thèmes parodiant la Marseillaise, cette pièce a quelque chose aujourd’hui de désuet, c’est pourquoi elle ne peut plus être interprétée sans un commentaire », explique le pianiste Stefan Litwin (Wissenschaftskolleg zu Berlin, 2004). On ne peut entendre cette pièce sans saisir qu’il s’agit d’un hymne lyonnais associant la ville à la résistance ouvrière, et c’est dans cet esprit que Litwin la joue, refusant d’arrondir les angles de cette musique carrée, sans effets de pédale ni ralentis sentimentaux, faisant saillir la décomposition dans la composition pour rendre compte du sens de chaque phrase indépendamment des autres, de chaque thème comme élément libre sans autre point d’équilibre que ce sol ponctuant l’œuvre comme un référent lancinant plus que fédérateur. La musique de résistance trouve sa vigueur dans la résistance musicale, prouve Litwin dans une interprétation où la structure apparaît par l’affirmation de l’autonomie des thèmes, des timbres, par le rejet de toute connivence. La résistance, montre l’interprétation de Litwin, n’a pas de pire ennemi que le pathos.
Le pianiste, confronté à cette pièce difficile comme le sont les pièces du jeune Liszt, pensait, en imaginant un postlude (et non un « prélude » comme il est pourtant écrit dans Le Progrès), à une autre époque, une autre lutte sans laquelle il ne serait pas né : celle des Résistants de la seconde guerre mondiale qui permirent à des milliers de juifs réfugiés en zone libre d’échapper aux chambres à gaz. Lyon s’imposait avant tout dans son esprit comme la « capitale de la résistance ». 1943 était, de cette période de chaos, l’année paroxystique, Lyon aux prises avec la haine raciale, l’antisémitisme, le crime le plus abject et le plus abouti en la personne de Klaus Barbie, la chasse aux juifs prenant une ampleur sans précédent ; on débusquait les enfants, on remplissait les trains, on organisait le ratissage sans oublier le moindre grenier, la moindre cave. En face de cette extermination méthodique, les Résistants s’organisaient, décidaient par chacun de leurs actes que le monde de demain ne pouvait pas être national-socialiste. L’arrestation de Jean Moulin à Caluire, conclue par sa mort tragique à la suite des tortures menées par Klaus Barbie, cristallise cette tension extrême qui parcourut la ville.
La pièce de Lizst ne pouvait contenir de Lyon que ce qui était en 1832 ; tout au plus l’interprète pouvait-il faire en sorte que cette pièce fût désencombrée de ce pathos si cher au régime national-socialiste et à ses avatars. Il est vrai que l’interprétation de Litwin, qui a joué cette pièce pour piano lors du concert du dimanche matin, rend impossible la sur-sentimentalité et rend impossible a posteriori la récupération totalitaire, interdit que Lizst soit audible par un troupeau de moutons. Il ne s’agit pas non plus de restaurer une interprétation d’époque : Litwin ne joue pas Lizst comme Liszt jouait Liszt. On ne peut plus jouer du Liszt comme s’il ne s’était rien passé.
Mais au fond, à quoi sert de se prémunir d’une récupération nazie de Lizst aujourd’hui, soixante ans après la défaite de l’Allemagne ? Sans doute à garder la mémoire de ce que fut le nazisme, mais pas seulement cela : débarrasser la pièce de Liszt de tout pathos rétablit une éthique de l’interprétation qui permet de replacer l’œuvre dans son rapport à l’histoire. La violence de la révolte des canuts ne peut transparaître dans une interprétation « superbe » d’une œuvre qui n’a pas non plus l’ambition de l’Héroïque de Beethoven. Gageons d’ailleurs que Beethoven, pas plus que Liszt, n’avait en tête de faire une musique « superbe ». Il s’en moquait bien, il avait quelque chose à dire sur l’histoire par la musique qui n’avait rien de consensuel. Signifier dans l’interprétation que l’harmonie n’est pas un fin en soi, mais un élément musical parmi d’autres, laisse entrevoir que la violence des combats politiques ne produit rien de nécessairement « superbe » dans la musique qui les évoque.
« Il m’est apparu qu’un nouveau contexte devait être créé, étant donné que même une interprétation moderne ne pouvait pas résoudre le problème aussi facilement. Alors j’ai décidé de composer un commentaire sous la forme d’un postlude », explique Stefan Litwin. « Je n’ai pas pris conscience qu’une composition autonome pousserait les limites de ce modèle dans une extension temporelle, du point de vue technique et du matériel sonore. Cela semblait être une conclusion, que j’ai conçue à partir de la nouvelle signification que la ville de Lyon atrouvée plus tard dans son histoire, à savoir la mise à disposition d’un nouveau matériel de composition » (Wissenschaftskolleg zu Berlin, 2004). Le choix du matériel et de la technique de composition n’est pas une question de mode ou d’effet, mais un rapport au temps.
Lyon 1943 est une pièce à comprendre en même temps que d’entendre, afin de dépasser le seul jugement sur les matériaux sonores. Si l’on comprend que cette pièce ne cherche pas les « procédés », ce qui reviendrait à confondre les moyens et les fins, on perçoit que l’ajustement entre technique et contenu est justement ce qui permet l’expression musicale la plus précise. Bien sûr, la musique ne dit rien, mais elle exprime, et l’expression musicale demande autant de rigueur et de déontologie que celle du langage. La musique engagée n’en est que la modalité la plus audible. Le non-engagement, devons-nous garder à l’esprit, est aussi une forme d’engagement qui, malgré son option passive, n’en est pas moins historiquement active.