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Serendipity.

Mouvements.

À quel point les piétons peuvent-ils être dangereux pour les autos ? Avant de poser l’alternative, on peut observer ici l’alternance sans mélange :

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Autos – Sur un axe puis un autre, sans le passage d’un seul piéton, ils n’ont pas leur place sur le ruban bitumeux. Il faut laisser passer moins de quatre minutes, que se forme la masse improbable contenue qui attend, attend de plus en plus, attend son tour, au long de ces quatre interminables minutes. Temps inégal, moins injurieux cependant qu’aux petits carrefours de Sydney, où le piéton quel que soit son importance (tous les piétons de Sydney n’auraient pas suffit pour un seul des feux de Tokyo) est sommé de sonner avant d’attendre longuement son tour, méprisé du public… Les autos, passent, roulent, avancent, passent, passent, rigides collet monté et auto-mobiles. Arrêt. La diagonale inattendue pour un Européen s’offre sur un large tapis à rayures.

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Piétons – Diagonale aux rayons hypnotiques qui est peu à peu et si vite, recouverte et puis même envahie, enveloppée engloutie — aurait-on pu entrevoir ce flot quelques secondes auparavant ? car il n’est plus de diagonale, ni rien d’autre, plus de bitume, rien que cette foule compacte qui pourtant bouge et se croise souplement sans en laisser un seul au sol. Comme un grand dessin éphémère composé par un insecte jouant de l’illusion, le lieu polymorphe est en train de se transformer sous nos yeux. Alentour le décor est mouvant, les immenses écrans sur les murs, changeants, accompagnent malicieusement la mue. Immobile spectateur, le temps d’un cil et nous ne sommes plus au même carrefour.

Capture d’écran 2016-04-07 à 14.13.36Pourquoi donc ce passage, de l’autre à l’un, ce grondement, ce flot rapide mais imprécipité est-il si réjouissant ? Il y a ce simple élan d’une foule vers l’autre d’abord, puis l’on se rend compte qu’elles sont quatre foules et vont se croiser au centre de ce lieu qui voici un moment était autre, disparaissait sous les roues ; vient le moment où les premiers vont se croiser, silhouettes subtilement penchées comme les jolis Ampelmänchen de Berlin-est, les petits passagers piétons dessinés des feux de Rda dont la valeur a été ravivée par l’Ostalgie, et se croisent en effet, ô jubilation de cette rencontre esquissée, échangent leurs mouvements selon une symétrie parfaite, et ce sont traits et couleurs, trajectoires joyeusement mêlées, c’est cette impossibilité de détenir le mouvement incompressible qui rend fou d’amour pour cet afflux inextinguible. On reste assoiffé, dans le désir permanent, car la régularité sans faille du mouvement va se reproduire bientôt, il suffit de l’attendre. La chorégraphie se renouvelle chaque fois, chaque fois la réserve infinie d’acteurs est au rendez-vous. Chaque fois c’est l’incapacité de saisir qui à nouveau captive. Élans croisés toujours fascinants, et cette impatience renouvelée de contenir le tout en un instantané… mais les peintres mêmes ne l’ont jamais trouvé. Comment, en une photo, le pourrais-je ? L’émotion est pourtant comparable à celle que procure une exposition picturale : sourde et infiniment exacerbée, fertile, brillante, prête à exploser, elle nous transporte muets au bord de l’expressivité délirante, juste sous la gorge.

Il y a aussi, bien au-delà d’un mouvement collectif qui semble imperturbable, la vision, la conscience des trajectoires individuelles renouvelées, assumées ; cette multiplicité infaillible approfondit la jubilation. Rien de ces mouvements collectifs douteux peuplant nos mémoires, qui ne font frissonner que de méfiance et de recul ; rien des grands-messes démonstratives de forces monstrueuses et de l’aplatissement révérentieux des foules trépanées ; ici ce sont les autonomies multiples, les adhésions innombrables à une règle, à un même mouvement par d’innombrables logiques individuelles, qui renouvellent le miracle. Ici, à Tokyo, on sait que si ce sont des raisons commerciales et des gestuelles délimitées, scientifiquement étudiées, banales, qui expliquent la venue de tous ces gens dans le quartier de Shibuya, qui pour changer de téléphone portable, qui pour renouveler ses t-shirts, le geste est suscité mille et mille fois par mille et mille individus, chacun décidant de sa vie, de sa présence ici, de sa participation aux transformations du lieu. Ce sont eux qui font Shibuya.

Pourquoi ce mouvement s’avère-t-il si réjouissant joué par les piétons et jamais par les autos ? Mais, ce ballet leur est impossible ! Contre-rythme de leur mécanique poussive interrompue de coups de freins, accompagnée de coups de klaxons, ponctuée de lucioles rouges brusquement allumées et parfois de cette gestuelle (rare à Tokyo) décuplant la bêtise qui ne peut jamais être qu’humaine, et dont la masse sans humour et carrossée interdit à l’avance demi-tour, rencontre, croisement, échanges imprévus des vecteurs ? Serions-nous en train de choisir, par le simple penchant, le plaisir, sans même faire appel aux logiques ? qui consisteraient, fastidieuses, à décompter les autos, décompter les piétons qui dans le même temps franchiraient le carrefour ; multiplier par les idées de pollution de l’air, de pollution sonore, frapper le tout enfin d’un signe irrévocable d’inégalité avec l’équivalent piéton…

Oui, revenons à nos piétons, eux seuls suffisent à créer la magie. Combien, combien de piétons par jours, s’entrecroisant sur ce tapis magique ? Calculons gai, n’abrégeons pas : à raison de mille, au bas mot, par quatre minutes, je multiplie par quinze et j’obtiens une heure, je retiens quinze mille, je multiplie par huit afin de rester dans les limites étroites et les plus déraisonnables de la réalité, bien que je sache qu’ici les magasins ferment très tard le soir et que la nuit est au moins aussi vivante que le jour, j’obtiens quinze mille fois huit c’est-à-dire cent vingt mille, j’ajoute pour les seize heures qui restent le minimum requis c’est-à-dire au bas mot nous allons dire cent par cycle soit par quatre minutes, donc dix fois moins, c’est vraiment donné, la fourchette est basse mais déjà nous obtenons mille cinq cents par heure et en multipliant par seize… vingt-quatre mille ! et déjà le frisson me reprend, je n’ai pas même additionné aux cent vingt mille, cela me donne en tout cent quarante quatre mille personnes par jour, et si j’entrevois… si j’entrevois seulement en un mois, en une seule semaine ? en une semaine, un million et quelques broutilles de huit mille personnes !, et huit mille trajectoires individuelles qui choisissent de passer en même temps que mille autres sur la diagonale blanche étendue en travers de ce carrefour de Shibuya.

Simple calcul ?… en ce qui concerne les foules de Shibuya, simple frisson politique direct, de la politique de contact, on comprend l’amour des foules, frissons pour amateurs de grandes émotions, d’émotions grandes : se poster au coin de la rue, et attendre, le frottement, l’échange, la simple rencontre d’adhésions au même… feu. Mise à part l’alternance sans mélange des autos et des piétons, qui jamais ne se croisent sur le bitume dans ces quartiers commerciaux et populaires drainant des milliers de personnes, il y a bien des Shibuya à travers le monde, et le monde est bien à ces carrefours, point n’est besoin d’aller pour cela jusqu’au Japon. À quel point les idées véhiculées par les piétons peuvent-elles être dangereuses pour les autos ?

©Photos Emmanuelle Tricoire

Abstract

À quel point les piétons peuvent-ils être dangereux pour les autos ? Avant de poser l’alternative, on peut observer ici l’alternance sans mélange :Autos – Sur un axe puis un autre, sans le passage d’un seul piéton, ils n’ont pas leur place sur le ruban bitumeux. Il faut laisser passer moins de quatre minutes, que ...

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Emmanuelle Tricoire

Historienne et géographe, elle est professeure d’Histoire, de Géographie et d’éducation civique dans le Secondaire ; elle a enseigné à Metz, à Marseille et à Paris. Actuellement, elle voyage entre Berlin et l’Est européen. Elle y travaille sur l’idée d’Europe. Elle participe au comité de Rédaction d’EspacesTemps.net.

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