C’était autrefois le chemin de fer et la civilisation que l’Europe exportait dans ses colonies. Aujourd’hui, ce sont la libre entreprise, les règles du marché et de la démocratie qui s’exportent avec la différence qu’il n’y a plus apparemment, un centre unique qui irradie et une périphérie qui reçoit, mais une seule et unique planète qui tendrait à s’homogénéiser sous l’effet de domination de quelques nations dont les États-Unis.
S’il n’est plus de centre unique, dans le mouvement de globalisation des espaces d’échange économique, une forme américaine de culture mondiale semble, en effet, l’emporter et pare la planète de ses attributs : blue jeans, grandes marques de sodas, séries télévisées, parcs d’attraction géants, fast-foods, principes d’excellence en matière de gestion des entreprises en sont autant d’éléments apparents [1]. L’Europe, de premier messager d’une culture universelle (des grandes découvertes au début du 20e siècle), serait passée au rang de relais. La dimension culturelle du colonialisme européen émanait de l’éducation et de l’armée et s’adressait d’abord aux élites étrangères cultivées. La diffusion de l’American way of life influence, elle, directement les masses et cherche en particulier la faveur des nouveaux acteurs sociaux que sont les jeunes.
S’appuyant sur une tradition de spectacle pour se faire industrie de loisirs, ladite culture mondiale a ses héros (cadres supérieurs d’entreprises, foreurs pétroliers, célébrités du show-biz, experts scientifiques, professeurs, athlètes) pour qui la religion, les appartenances culturelles locales et même la nationalité sont perçues comme des « épiphénomènes dans la recherche d’une identité » [2]. Ladite culture mondiale possède aussi ses décors (hôtels intercontinentaux, terrains de golf, îles tropicales propices aux séminaires de travail) et un cadre quotidien et transnational de réalisation (pratique de la comptabilité, primauté du droit, de la langue anglaise, des systèmes informatiques…). Ce nouvel ordre tendrait à homogénéiser les pratiques sociales, à niveler les particularismes locaux. Il tendrait aussi à réaliser à terme une alliance entre producteurs et consommateurs, par-delà les clivages ethniques et idéologiques. B. R. Barber souligne que « le shopping est difficilement compatible avec les lois qui interdisent l’ouverture des magasins le dimanche, qu’elles soient dictées par le paternalisme britannique de fermeture des pubs, par le fondamentalisme orthodoxe des juifs qui respectent le sabbat, ou par l’interdiction puritaine du Massachussets de vendre de l’alcool le dimanche […]. Les marchés communs imposent un langage commun, ainsi qu’une devise commune, ils engendrent des comportements communs issus d’une vie urbaine cosmopolite dont le schéma se retrouve partout […]. Même si les sociologues de la vie quotidienne continueront sans doute à distinguer la mentalité japonaise et l’américaine, la frénésie des achats porte désormais une signature universelle » [3].
Cette forme de culture mondiale, progressiste et moderne, dont les États-Unis apparaissent le porte-drapeau et les firmes multinationales les représentantes, constituerait, à certains égards, une des modalités de l’universalisme optimiste qui a puissamment dominé la première partie du 20e siècle et qui puise ses fondements dans le projet des Lumières (la fondation de la république américaine en étant la première expression de l’histoire moderne). L’idée d’un progrès continu conçu comme transformation graduelle du bien en mieux qui pousse les peuples à se rapprocher, se trouve en effet en germe au 18e siècle (Condorcet), épanouie tout au long du 19e siècle (Saint-Simon, A.Comte) et triomphante à l’aube du 20e siècle sous la forme de l’État-Providence [4]. Il revient à la raison humaine d’assurer le triomphe de ce mouvement de modernisation nécessaire qui supplante l’unité d’un monde sacré, naturel et divin. Pour A.Touraine, « l’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que l’homme est ce qu’il fait, que doit donc exister une correspondance de plus en plus étroite entre la production, rendue plus efficace par la science, la technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi et la vie personnelle animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer de toutes les contraintes » [5]. Dès lors, la conquête économique a pu apparaître comme le moyen le plus généreux de faire entrer les retardataires dans l’orbite de la civilisation, tandis que le « doux commerce » se substitue aux guerres de prédation, car comme le note A.Weinberg, ce dernier est censé créer « des liens de dépendance et d’utilité entre les hommes ; il contraint le commerçant à séduire ses clients et à nouer avec eux des relations de civilité ; il substitue les règles de justice et d’équité du libre contrat à celles de l’autorité ou de la servilité » [6]. Les années soixante et soixante-dix ont ainsi été dominées par la croyance en un dépassement possible des appartenances nationales vers le développement et la paix à la faveur des échanges économiques.
L’idée d’une humanité ne formant à terme qu’un « seul tout », celle d’un progrès compris comme un ensemble de changements nécessaires et réalisables autour de l’industrialisation des moyens de production, de la démocratisation politique et de l’avènement d’une société de consommation est cependant aujourd’hui doublement contestée.
Au sein des sociétés capitalistes dominantes tout d’abord, en Occident [7] tout particulièrement, le développement sur-puissant des activités techno-scientifiques et économiques aurait fini par soumettre toutes les autres sphères sociales à ses exigences et à sa rationalité fonctionnelle, standardisant les conduites, privant les acteurs d’autonomie. Dans une crise profonde du savoir, face à l’échec de la « dialectique de la raison » (J. Habermas), la culture des sociétés occidentales ne proposerait plus comme idéal collectif la Science, la Morale ou l’Art, mais déplacerait l’investissement narcissique des valeurs les plus hautes à la « valeur marchande » de l’utilité économique (H. Marcuse), de l’authentique au simulacre (J. Baudrillard). La critique du progrès prendrait, dans la vie quotidienne, des formes sociales témoignant d’un désengagement de l’individu face à des « pouvoirs autoritaires dépourvus de légitimité » (R. K. Merton) et témoignant aussi de la généralisation de structures institutionnelles fluides à base d’option, d’information, de décentralisation, de participation (G. Lipovetsky). Il s’élèverait un peu partout dans l’éducation, les loisirs, le sport, les relations humaines et sexuelles, les horaires, la mode ou le travail, la revendication de cultiver ce qui distingue plutôt que ce qui rassemble et uniformise. Emergerait un fort relativisme culturel, proclamant que toutes les cultures se valent et sont également qualifiées pour médiatiser le triple rapport de l’homme avec la nature, avec la société et avec le transcendant (I).
Au sein des sociétés capitalistes dépendantes, les anciennes colonies occidentales, les promesses d’un management universel et exportable, porté par les firmes multinationales, ont vécu. La contestation des effets nocifs du marché comme force expansionniste et destructrice s’avérerait plus radicale encore. Il s’agirait non seulement de refuser le nivellement culturel et la dissolution des liens sociaux engendrés par l’immixtion de la loi marchande, mais surtout de « signifier un monde devenu insensé par l’intrusion de l’étranger » [8]. Les critiques les plus radicales de « l’occidentalisation du monde » aboutissent au constat de la « déculturation » des pays du Tiers-Monde, à l’aggravation de la pauvreté, à la corruption des élites, au déclin généralisé de l’altruisme et de la coopération. Qu’il s’agisse du dialogue politique Nord-Sud, de la coexistence de différents groupes ethniques au sein d’un même pays, de l’insertion des immigrés dans la société dans laquelle ils sont venus refaire leur vie, des relations qui agitent le siège d’une entreprise internationale en prise avec ses filiales à travers le monde, les relations interculturelles doivent faire l’objet d’aménagements conscients, fondés sur une juste appréciation des deux notions que sont le relativisme culturel et le développement (II).
Crise de la rationalité triomphante et défense du pluralisme culturel.
Au sein des sociétés occidentales, l’expansion de la grande industrie comme certaines conséquences de l’organisation scientifique du travail auraient conduit, à mesure que l’on est entré dans une société de masse, à « peu à peu remplacé une vision rationaliste de l’univers et de l’action humaine par une conception plus modeste, purement instrumentale de la rationalité » [9] au service des besoins marchands.
Nombre d’intellectuels de ces cinquante dernières années en Occident inviteraient au discrédit de la raison tandis que la défense du pluralisme culturel apparaîtrait, en réaction, comme l’un des derniers horizons d’un monde entaché de vacance spirituelle.
M. Horkeimer, prolongeant l’inquiétude de M. Weber, parle d’« éclipse de la raison » [10] au sein des sociétés développées. Il dénonce la dégradation née de la tendance impulsive de l’homme occidental à dominer la nature et à s’en séparer, à ériger un modèle de rationalité en absolu. M. Horkeimer constate la dissociation croissante d’un monde d’objets manipulés par des techniques et du monde de la subjectivité propre au sujet [11]. D. Bell évoque la tension entre une « structure sociale » (principalement « techno-économique » dont le travail, la discipline et l’ordre, sont les valeurs utiles) qui est productiviste, bureaucratique et hiérarchique et un régime politique dont les exigences culturelles fondamentales sont formellement l’égalité des chances et la participation [12]. Il s’ensuit « une disjonction », un divorce qui se creuse, entre une structure sociale organisée en termes de rôles, de spécialisation et d’efficacité, et une culture d’individus tournés vers eux-mêmes, nourrissant le besoin d’épanouissement d’un moi libéré de tout interdit. « Tant que le capitalisme s’est développé sous l’égide de l’éthique protestante » remarque G. Lipovetsky, « l’ordre techno-économique et la culture formaient un ensemble cohérent, favorable à l’accumulation du capital, au progrès, à l’ordre social, mais à mesure que l’hédonisme s’est imposé comme valeur ultime et légitimation du capitalisme, celui-ci a perdu son caractère de totalité organique, son consensus, sa volonté. La crise des sociétés modernes est avant tout culturelle ou spirituelle » [13].
H. Arendt a su montrer, quant à elle, comment certaines industries, pour sortir des crises périodiques de surproduction, s’emparent de la culture et la réduisent en objets culturels de vaste diffusion, « réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en image » [14]. La culture serait ainsi normalisée, assujettie aux normes gestionnaires qui prévalent dans les organisations, engloutie afin d’engendrer le loisir de masse [15].
Alors que semble s’étendre sur l’ensemble de la planète le triptyque du « monde libre » — économie de marché, pluralisme politique, consommation de masse — l’idéologie du progrès ne serait plus soutenue en Occident par une vision radieuse de l’avenir. L’homme occidental vivrait le passage d’une « société de Progrès » à une « société de Changement« où les grands systèmes interprétatifs, l’agencement du sens autour du « logos », emportés par le mouvement, seraient congédiés. Et à partir des années soixante, il semblerait que les grands systèmes d’interprétation du réel qui fondaient l’éthique se dissolvent (positivisme, phénoménologie hégélienne, dialectique marxiste…), tandis que se multiplie et se complexifie sans cesse la matière de « ce qui est à penser » [16]. Que signifie alors le fait de juger, sans qu’on ne dispose plus d’aucun universel préétabli pour subsumer les opinions particulières ?
En matière économique, la société de Progrès – ancrée politiquement dans les promesses de l’État-Providence – se concevait comme une alternance de périodes de crises, suivies de longues périodes de forte croissance. Face à la défaillance des prévisions en dépit d’une grande sophistication mathématique, face au recul de l’idée de planification, P. Rosanvallon parle de « crise de représentation de l’avenir ». Nombreux sont ceux qui proposent alors d’imposer une halte à la croissance (club de Rome – 1972) tandis que dans le domaine scientifique, désordre, hasard, complexité, indéterminisme – toutes valeurs rejetées jusqu’alors comme des anomalies issues de nos insuffisances – font irruption dans le champ de la connaissance. Nul savoir n’étant désormais fermement établi, l’homme occidental serait aujourd’hui « devant une société calculatrice, matérialiste et mécaniste comme hier devant la nature : il ne la comprend pas ; il contribue à son fonctionnement dans la méconnaissance des lois qui la régissent » [17]. Pour caractériser ce monde de plus en plus complexe et incertain, P. Lagadec écrit que dans chaque situation de crise (qu’elle soit technologique ou économique), « on voit l’impuissance face à la complexité, le retard systématique sur l’événement, le décalage entre les systèmes à disposition et les problèmes à résoudre, l’incompréhension du citoyen, le désarroi du spécialiste » [18].
Tandis qu’apparaît la conjointe ruine des catégories de pensée comme des critères de jugement de l’homme occidental, que s’épaissit donc son vacillement identitaire, on constate un très fort regain d’intérêt, dans les sociétés développées, pour les conséquences pratiques de l’étude de la diversité humaine. Le thème de l’interculturalité s’introduit après que la question de l’immigration massive et du métissage ait commencé à se poser dans les villes et leurs grands ensembles. Un tel regain d’intérêt, sans remonter aux analyses de Tacite sur les moeurs des Germains, aux méditations de Montaigne ou Montesquieu sur la puissance de la coutume, s’explique autant par une influence de la socio-anthropologie anglo-saxonne avec E.T. Hall ou W.F. Whyte que par un réinvestissement des ethnologues européens dans de nouveaux champs d’études, notamment sur les plus démunis en ville ou à la campagne. Au début des années soixante-dix en effet, de nombreux ethnologues, lassés de l’expérience du « terrain exotique », opèrent un retour au sein de leur société originelle, dans la ferme intention de ne pas rompre avec leur tradition théorique de mise à distance. Ceux-ci appliquent leur posture méthodologique aux phénomènes sociaux de la vie ordinaire, du quotidien et du « tout proche » qui, jusque-là, apparaissaient comme insignifiants et relevant de l’ordre naturel des choses. De retour des ex-colonies, ces chercheurs rejoignent alors les analystes du monde rural en Europe et, du côté américain, les anthropologues urbains qui partagent des desseins similaires. Fondant « une approche poétique du social » selon l’expression de M. Guillaume, le travail de ce corps hétéroclite de chercheurs a, dans le même temps, tendance à amplifier le flou qui a trait aux frontières interdisciplinaires des sciences humaines.
Avec « le doute ethnologique » issu des pays lointains était tombée définitivement l’idée d’une évolution linéaire de l’humanité, d’une discrimination entre peuples « retardés », sociétés sans écriture, et peuples « évolués » [19]. La réhabilitation de la pensée « sauvage » revenait à constater que les sociétés qualifiées d’archaïques ont su souvent forger des liens sociaux plus denses, plus authentiques et plus vivants qu’en Occident. Le double refus de placer les communautés humaines sur une échelle de valeurs dont on occupe soi-même le sommet ou de diviser le genre humain en entités anatomico-physiologiques closes incapables de se comprendre [20], conduit l’ethnologie contemporaine à parler de cultures, au pluriel, et au sens de « styles de vie particuliers, non transmissibles, saisissables sous forme de productions concrètes – techniques, moeurs, institutions, croyances – plutôt que de capacités virtuelles, et correspondant à des valeurs observables au lieu de vérités ou supposées telles » [21].
Comme A. Finkielkraut le souligne à propos des écrits de C. Levi-Strauss, en cette fin de 20e siècle, « il y a bien multiplicité mais elle n’est pas raciale, il y a bien civilisation mais elle n’est pas unique » [22]. Ainsi se brise en Occident, sur le plan des idées, l’utopie d’une même civilisation à l’échelle de la planète. Ainsi s’étaye la conscience que ce qui, dans l’histoire, est à préserver, n’est pas la ressemblance mais la diversité des cultures (ce que, sur un plan international, C. Levi-Strauss nomme la coalition des cultures) [23]. Si « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul » écrit C. Levi-Strauss [24], une collaboration trop durable entre des hommes différents risque à terme de les appauvrir sans les contenter : « au cours de cette collaboration, ils voient graduellement s’identifier les apports dont la diversité initiale était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire » [25]. Et C. Levi-Strauss de faire l’éloge d’une certaine « imperméabilité » aux autres cultures, car si la richesse de l’humanité réside dans la multiplicité de ses modes d’existence, « alors la mutuelle hostilité des cultures est non seulement normale mais indispensable » [26]. Elle représente « le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent et trouvent dans leurs propres fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement » [27].
L’invitation faite à l’Occident au début du siècle de sortir des limites de son ethnocentrisme, le reproche adressé aux colonisateurs de fondre les cultures dans le moule de leurs catégories, de sacrifier leur originalité en les assujettissant à la domination d’une époque et d’une civilisation, se transforment, en ce dernier quart de siècle, en une tolérance généralisée, une grande sympathie à l’égard des systèmes de pensée les plus divers. R. Kaes observe précisément que ce sont d’abord « les historiens (depuis Hérodote), les utopistes (ceux de la Renaissance : More, Campanella), les explorateurs et les chroniqueurs de récits de voyages (de Marco Polo à J. Cartoer), puis, à la fin du siècle dernier les ethnologues (qui) ont été, avec les romanciers, les voix de ces minorités » [28].
Sur un plan national, les politiques du « patrimoine », les régionalismes administratifs ou culturels, visant à ne plus dévaloriser les richesses locales, naturelles, mémoriales illustrent ce désir nouveau de dialogue entre passé et présent, population et terroir. Sur un plan international, la mise en oeuvre d’une « décennie mondiale du développement culturel », sous les auspices des Nations Unies et de l’unesco à partir de 1988, témoigne de cet acte de foi selon lequel c’est par la culture que se développe, de façon privilégiée, la compréhension entre les hommes et les sociétés. La culture, hier grande oubliée des préoccupations gouvernementales nationales, apparaît aujourd’hui comme un bien menacé à offrir au plus grand nombre. L’ampleur de ce phénomène « d’ouverture culturelle », d’un intérêt nouveau pour la notion de « patrimoine » est à mesurer à l’aune de la création, dans l’Europe toute entière, de nouveaux ministères de la culture, de la multiplication des célébrations qui revitalisent un âge d’or rural ou communautaire, du succès des fouilles où l’archéologie préhistorique le dispute à l’âge médiéval, de la naissance aussi des éco-musées ou des maisons des arts et traditions populaires [29]. Mais au moment où l’on s’attache à mettre en valeur ces trésors et où l’on célèbre la relativité des cultures, la dénonciation des usages idéologiques de la culture, la déconstruction de la notion même, plus qu’un retrait, laisse apparaître dans les pays occidentaux tout particulièrement un profond désarroi face à la compréhension de l’Autre [30], une culpabilité envers les sociétés du Tiers-Monde et les conséquences dévastatrices de la modernité sur des traditions menacées. Pour les cultures qui constituent la civilisation occidentale, il pèse une responsabilité d’autant plus importante que les peuples qui, aujourd’hui ne cessent d’en convoiter les acquisitions techniques, se révoltent aussi contre les tendances absolutistes de cette civilisation.
Réveil des identités dans les nations anciennement colonisées ?
S’engageant à leur tour dans une course à la croissance économique, les sociétés faiblement développées, les anciennes colonies, n’ont pas d’autre alternative que de s’approprier une rationalité technique qui devient la voie nécessaire pour entrer dans la modernité et participer aux bienfaits de l’industrialisation [31]. La rupture des mécanismes de domination passerait par l’appropriation de certains outils des dominants.
Dès lors, on a pu conclure que les différences nationales et régionales à l’échelle du monde tendraient à s’estomper, puis à disparaître sous l’effet de la diffusion des techniques modernes, du développement des firmes multinationales et de l’extension constante des échanges entre nations (le commerce mondial, représentant 15% du volume de la production mondiale, a été multiplié par 20 depuis la seconde guerre mondiale).
« Il y aurait des principes de saine administration qui existeraient indépendamment des environnements nationaux. Si les pratiques nationales ou locales s’en écartaient, il faudrait les modifier […]. Ce principe d’évolution devrait s’appliquer même aux pays pauvres du Tiers-Monde qui, eux aussi en devenant riches, seraient administrés exactement comme des pays riches. De même, les différences entre l’administration des pays capitalistes et celle des pays socialistes disparaîtraient peu à peu » [32]. Les principes efficaces de gestion ne résulteraient pas des conditions sociales, physiques et historiques d’une société, ils sont les fruits du logos humain, créés et non découverts. Cette manière de penser, nommée au cours des années cinquante et soixante « hypothèse de convergence », charrie une conception de la nature humaine qui est l’héritière des doctrines baptisées « scientistes ». La nature humaine est partout la même et notre capacité rationnelle qui en fait partie est, dès lors, universelle. Si seul il incombe à la raison de formuler les principes qui sont justes pour tous, alors il est normal que ces principes, une fois établis, soient les mêmes en toutes contrées [33].
M. Porter a écrit que la simultanéité de la révolution informatique, la rupture des barrières géographiques et industrielles et la généralisation de la pratique de l’anglais amènent à des sociétés de plus en plus semblables [34]. Si la tendance à l’unification des modes de vie est bien constatée par des experts de la consommation, ces études se limitent le plus souvent aux sociétés les plus riches. V. Scardigli, étudiant les budgets de ménages européens, remarque ainsi une grande convergence des dépenses lorsque les pays atteignent le même niveau de développement économique [35]. Mais dans le même temps, constate-t-il, cette diffusion des objets techniques serait mise à profit par les acteurs sociaux pour réaffirmer des choix de société différents. La mercantilisation ne détruirait pas la subjectivité, l’internationalisation des échanges n’engendrerait pas celle de la culture. L’effet expansionniste du marché, tout comme le primat d’un comportement guidé par l’intérêt, serait constamment tenu en échec par les valeurs non matérielles, qui recouvrent une variété presque infinie de convictions religieuses, sociales ou politiques spécifiques.
La double hégémonie des modèles managériaux américains puis japonais avait pourtant fondé l’idée qu’il n’existait pas « une âme des peuples » propice ou non à l’émergence de l’économie moderne et que si certaines régions du monde s’avèrent inaptes au développement, ce n’était pas tant du fait de la dette ou de la faiblesse des aides matérielles que de l’absence de volonté des habitants eux-mêmes. « Le rapport entre la réussite économique japonaise et sa culture (exotique) a favorisé la conviction d’une relation causale entre management japonais et réussite économique, et, par glissement, entre “culture d’entreprise” et productivité », écrit J. Palmade [36]. « La culture devint alors une variable d’action stratégique du changement, dont les politiques de gestion des hommes seraient l’outil privilégié. Le projet d’importation de ces « outils » nécessitait, pour croire en leur efficacité, une fois transplantés dans une autre culture, de les autonomiser de leurs contextes social et culturel et plus précisément des politiques industrielles et d’emploi. Cette autonomisation s’exprimait dans (et par) la notion de culture d’entreprise (au singulier) [37] ».
L’hypothèse de convergence comme les promesses du management « par la culture », que cette dernière tire sa force d’un « modèle » japonais ou américain, nous apparaissent en fait aujourd’hui doublement remises en cause.
Les marchés connaissent bien une apparente homogénéisation de leur fonctionnement sans pour autant, semble-t-il, perdre de leurs spécificités culturelles. Derrière la transparence de « l’absolue rationalité économique », le rôle joué, notamment lors des transferts de technologie, par « ces formes d’attachements viscéraux que l’on qualifie volontiers de l’extérieur de traditions dépassées » [38] apparaît déterminant. Les différences de comportement ne sont pas le fruit de modes passagères : elles remontent à un passé très lointain et reflètent une certaine conception de l’humanité qui s’incarne dans la structure organisationnelle de l’entreprise : « les problèmes de fabrication en atelier doivent tenir compte des règles de sécurité établies par le droit et l’Inspection du Travail. La définition des qualifications et métiers ne peut éluder les structures nationales de qualification des métiers par branche et par secteur ; de même qu’il faut tenir compte des capacités professionnelles de techniciens et d’ingénieurs fournis par le système scolaire et universitaire. Les procédures à mettre en oeuvre pour le recrutement, les licenciements, les plans de carrière sont également réglées par des accords de professionnels, ou surveillées par l’État et les syndicats. Bref, l’entreprise doit tenir compte de toutes ces contingences de structures sociales externes à elle-même pour bâtir sa propre organisation et son projet économique » [39]. Chaque société, en intégrant différemment les innovations venues de l’Occident et en développant ses propres formes de modernité, conteste donc le mythe du parcours unique et l’idée même de culture mondiale. R. Sainsaulieu affirme que l’une des preuves les plus manifestes de l’influence déterminante des traditions nationales sur la gestion des entreprises « est fournie par l’histoire même de l’expansion universelle du modèle d’organisation rationnelle, au cours de ce siècle. A mesure que la vague d’Organisation Scientifique du Travail recouvrait toujours plus de pays en voie d’industrialisation, un étrange ressac nous en rapportait les formes spécifiques et culturelles d’une réussite particulière à chaque pays : modèles américains, scandinave, israélien, yougoslave, italien,…et à présent japonais, en attendant la Chine et l’Afrique… » [40]. Ce que les experts économiques des années cinquante et soixante ont rarement évoqué, c’est la possibilité que le monde se divise en un petit nombre de blocs commerciaux. Cette réalité nouvelle oblige des entreprises internationales, européennes notamment, à polariser leurs activités autour d’au moins trois centres principaux d’attraction, où naissent les inventions, se localisent les sièges des grandes firmes et vivent les grandes places financières (le sud-est asiatique, le foyer européen et les États-Unis) [41].
Mais la remise en cause de l’hypothèse de convergence s’avère plus profonde encore. Face aux transplants technologiques ou organisationnels, « il n’y a pas seulement inertie dans l’adoption de nouvelles pratiques mais résistances actives » [42]. A l’intérieur des sociétés non occidentales et dépendantes, dans le même temps, s’accentuerait sous l’effet de la convergence technologique un partage des espaces sociaux entre une élite occidentalisée et qui cherche à s’inscrire dans une histoire mondiale, et le reste de la population, gens ordinaires repliés sur un espace privé et trouvant dans la tradition un enracinement, la défense consciente d’une identité menacée [43].
Pour l’économiste américain A.O. Hirschman, les sociétés qui vivent l’avancée du libéralisme économique seraient travaillées simultanément par des mécanismes contradictoires où le jeu du marché offrirait un double visage, d’importantes opportunités d’intégration pour la classe moyenne et la dissolution accentuée des liens sociaux pour nombre d’exclus qui se recentrent en leurs différences [44]. A. Touraine y voit « la dissociation de deux mondes, celui des échanges, des marchés, des objets d’une part, et celui des identités, des tribus, du sujet d’autre part […]. Nous sommes ainsi écartelés, les pieds posés sur deux morceaux de glace qui dérivent en sens opposé » [45]. Ces deux forces, qui ont tendance sinon à s’exclure, du moins à s’opposer, B.R. Barber les appelle les forces du Djihad et du Mc Monde, « l’une conditionnée par des haines tribales, l’autre par des marchés qui se veulent universels, l’une recréant les anciennes frontières subnationales et ethniques de l’intérieur, l’autre lézardant les frontières nationales de l’extérieur » [46].
Le modèle d’un marché instrumental et autonome est alors battu en brèche par des contraintes de structures culturelles et sociales, favorisant la formation de mondes sociaux peuplés d’individus relativement éparpillés et donnant par réaction un sens à la notion de réenracinement communautaire. Sur le plan politique même, si l’histoire de « l’économie-monde » a été celle d’une succession de dominations régionales comme l’illustrent les travaux de F. Braudel, l’ordre international semble lui aussi aujourd’hui plutôt manifester des signes d’éclatement que tendre vers l’idéal d’une communauté policée. Contesté par son sommet comme par sa base, soumis à l’action de forces dont l’origine se situe spatialement et intellectuellement à l’extérieur de son univers de reconnaissance, le modèle de l’État-Nation, unitaire, rationnel et séculier partout s’érode [47]. Et cet ébranlement favorise l’exaltation des solidarités transnationales les plus vastes comme la résurgence des micro-particularismes culturels les plus ancrés dans l’histoire (souvent plus intemporels que l’État dont l’existence, à l’échelle du temps, est récente).
Cette dévalorisation des principes abstraits et universels de citoyenneté, ce phénomène d’éclatement, de juxtaposition de sphères et de rationalités différentes, divise chaque société et amène surtout les individus à faire cohabiter des définitions culturelles contraires. Car au moment où le discours entrepreneurial célèbre la mobilité accrue des hommes, des produits et des capitaux, où la multi-appartenance s’affirme comme une figure typique de la post-modernité, on voit s’épanouir un mouvement opposé de réinscription identitaire du sujet autour de revendications régionales (défense des langues, des patrimoines locaux), d’identités religieuses (fondamentalisme juif, intégrisme chrétien, musulman), d’identités sexuelles (féminisme radical, mouvements homosexuels) ou encore ethniques. En un sens, constate M. T. Hannan, dans les États modernes avancés, la diversité cuturelle tendrait paradoxalement à se réduire constamment, tandis que les distinctions ethniques fondées sur l’entretien et l’approfondissement d’un processus différenciateur vis-à-vis d’autres groupes ethniques tendrait à s’affirmer avec une nouvelle vigueur [48]. Une mondialisation « mineure », fondée sur la seule rhétorique de l’individualisme, de l’initiative et de l’économie, risque de s’autonomiser trop rapidement par rapport aux structures socioculturelles contextuelles et d’y provoquer des phénomènes violents de rejet [49].
L’interpénétration croissante au niveau du commerce mondial de différents groupes humains, qui se revendiquent comme différents, oblige donc à trouver des terrains communs d’intercompréhension et pose la question fondamentale de la capacité d’un système social à assurer la reconnaissance de l’autre comme égal à soi dans un lien d’interdépendance qui ne soit pas contrôlée « par le haut ». Pour A. Touraine, la société multiculturelle qui reste à construire « ne se caractérise pas par la coexistence de valeurs et de pratiques culturelles différentes ; encore moins par le métissage généralisé. C’est celle où le plus grand nombre possible de vies individuées se construisent, et parviennent à combiner, de manière chaque fois différente, ce qui les rassemble (la rationalité instrumentale) et ce qui les différencie (la vie du corps et de l’esprit, le projet et le souvenir) » [50].
Si dans les travaux rendant compte de la globalisation, on a surtout insisté jusqu’à présent sur l’extension à l’échelle de la planète de l’idéologie consumériste [51], et sur l’institutionnalisation des droits de l’homme qui deviennent « positifs », de sorte que chaque individu en tant que « citoyen du monde » pourrait les faire valoir à son profit [52], l’avenir consiste certainement aujourd’hui à donner sens à une sphère de la moralité publique, qui ne soit pas une addition des différences mais une intercompréhension critique et respectueuse des différences [53].