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Serendipity.

MondeS.

Image1Qui peut dire que nous vivons dans un seul monde ?

Qu’avons-nous de commun avec cet homme-là, dont le reflet apparaît sur notre écran, dans un Pakistan ébranlé, qui en s’agrippant à un camion dont il fait l’assaut, arrache les pans de la djellaba voisine pour obtenir un peu de l’aide internationale et marche sur ses voisins pour survivre, pour sa famille, pour lui ? Comment comprendre son geste, que l’on condamnerait de la part d’un enfant de notre monde et qui ne peut être condamnable dans le sien ? Comment appréhender les structures mentales qui fondent son existence, sinon par la connaissance interne de son contexte, de son histoire, de son événement, bref de son monde ?

Le terme a mille ans. Ce sont des présupposés religieux puis mystiques, maintenant anachroniques, qui ont construit le concept de mundus, qui a désigné les séculaires par opposition aux réguliers, l’univers pensé comme objet unifié en tant que création divine, et ensuite la société civile. L’Europe inventa « le » monde pour l’appréhender, le penser, une unité plus facile à prendre en main. C’est une forme de cette même emprise sur les autres mondes que celle qui lui fit inventer l’exploration, la colonisation, l’impérialisme, les droits de l’homme, le post-colonialisme et le « tiers-monde », l’alter-mondialisme, une « mondialisation »… « Le » monde reste bien lié, y compris dans la peinture occidentale, à une mythologie ou à une idéologie.

Au sein de notre propre société occidentale, productrice de ce « monde », dans un même lieu, si l’on peut aller d’une vie à une autre, d’un groupe social à un autre, ceux-ci sont étrangers l’un à l’autre : ils se connaissent et en même temps se jaugent, se distancient, s’excluent, s’ignorent simplement, dans l’évidence du gated-« Monde » qu’ils constituent chacun.

Que penser donc de commun aux mondes — les mondes non comme un lieu ni comme un tout, ni comme objet mais comme tissu de l’extériorité, comme l’ensemble abstrait des altérités plurielles — qui puisse ainsi concerner les sciences sociales, si elles ont pour objectif de travailler sur le lien sociétal ?

Les sciences sociales ont pour cadre d’étude et parfois pour objet les mondes, souvent quelque un ou quelques uns parmi les mondes. Ces mondes, une trame variée pour constituer l’humanité, sont parfois délimités par des territoires mais souvent constitués par des réseaux, et donnent alors l’impression, par leur caractère mondial, d’être « le » monde. « Le » monde des métropoles, qui se pense souvent être le seul, et la simple remarque d’un Nantais en transit entre deux gares à Paris interpelle, dans ce bus n°91 qui serait terrain pour l’étude des mobilités, des rapports au voyage, à Paris, au mouvement, aux autres, au « monde » non comme lieu mais comme entité extérieure à soi et à laquelle pourtant on prend part : « Ah, là là, quel bordel ici, cette ville, ces Parisiens, il ne peut pas avancer plus vite ce bus non ? » Il y a aussi des mondes ruraux appauvris comme celui d’une Amérique latine ; d’autres mondes comme on peut en trouver en Afrique centrale et australe en prise avec l’ignorance, la violence banale, la pauvreté, la ségrégation, l’absence de tout, eau, électricité, vivres, douceur, protection, vie… alors que tout cela semble nécessaire (« un droit ») aux yeux d’un Occidental. « Le » monde reste bien une invention des Occidentaux, et encore, un petit nombre d’entre eux, dont le mode de vie est très semblable. C’est l’expérience personnelle et la relation des occidentaux à des mondes très divers qui façonnent leurs idées-ologies, et les opposent : libéraux, altermondialistes, capitalistes, socialistes, touristes, retouràlanaturistes, etc.

Les tenants « du » Monde seraient donc de simples membres d’un club réservé. Le monde comme lieu, une invention idéologique, aussi fascinante qu’elle le fut pour les sociétés médiévales cantonnées dans leurs mondes respectifs en relations et mouvants, fermés et ouverts, peu sûrs, tout comme peuvent l’être à une autre échelle les mondes actuels. Le « Monde » ? non, pas un lieu, ou alors excluant, comme celui des stars de cinéma, inconscient et aveugle ou ignorant, micro-cosme d’identiques.

Les sociétalistes qui vont sur le terrain le savent, à l’instar de Sophie Caratini, qui vient de signer un ouvrage sur Les non-dits de l’anthropologie. C’est un lieu construit, projeté, dans lequel ces scientifiques vont travailler, qu’ils lisent avec des concepts et un langage d’un autre monde, le leur, celui de la science occidentale et du monde développé. N’auraient-ils pas, loin de cette rationalité acquise par le travail, d’autres récits, lorsque le monde bascule et que tous les repères se perdent. Des récits qu’ils ne peuvent envisager de faire à la communauté scientifique qui les trouverait déplacés, enfermée qu’elle est dans un langage et une forme de pensée normés. Des récits qui remettent en cause les limites de leur propre identité, de leur être, où basculent leurs valeurs. Car un « monde » n’est-il pas avant tout un monde tel qu’appréhendé par une personne, plusieurs personnes, construit par une société ? Les ouvrages scientifiques exploratoires des mondes les plus lointains (qui peuvent être celui d’une banlieue de Seine Saint-Denis ou d’une vallée du Valais) sont toujours des expressions de notre monde, qui en reflètent d’autres.

Davantage que la réflexion sociétale qui tend à ordonner, comprendre, relier, la littérature, de Virginia Woolf à Virginie Despentes, de James Ellroy à Szentkuthy, de Yi Ch’ongjun à Miklos Mészöly — et ils sont si faiblement connus de mon monde, que ces exemples restent bien pauvres, qui dépendent du choix des éditeurs transmettant le traduisible avec tous les filtres et les contraintes que cela implique — est un autre reflet de la pluralité des mondes, qui peut être plus fidèle que la production scientifique, car il ne tend pas à l’unification. La littérature produite en Europe orientale sous le communisme nous le montre bien. Certains textes, marqués par la censure et la claustration, sont incompréhensibles ou insupportables pour un Occidental, pour qui cette littérature peut sembler plus que lointaine : horrible, déprimante, comme une folie que l’on ne souhaiterait que repousser, car ce n’est pas notre monde.

Mondes intérieurs, externes, irréductibles aux autres et donc au nôtre, n’est-ce pas la page blanche, l’impossibilité fondamentale d’écriture, l’incapacité à dire, formulée dans la littérature non scientifique, qui exprime la complexité des mondes ?

La littérature peut dire sa propre incapacité à écrire, à décrire son impuissance à dire, posture assumée qui reflète la complexité et l’étrangeté des mondes, quand tout dans les productions scientifiques tendent à prouver l’inverse : la capacité, la puissance des concepts transversaux, l’ordre ou l’ordonnance, la compréhension, l’analyse, le commentaire, la critique avisée, la rationalité, et au-delà toujours cette tendance à trouver des systèmes explicatifs « du » monde. Cette tension entre littérature désordonnante, dérangeante, et sciences sociétales éclairantes, devrait être en soi explorée.

Entre deux productions scientifiques, les mondes que l’on traverse dans notre itinéraire sont composés de sections irrationnelles, qui nous échappent, qui nous sont insupportables, qui nous sont prodigieuses, qui nous sont merveilleuses ou atroces, et parfois simplement incompréhensibles. Qu’en est-il, pour les chercheurs, de ce contact-immersion avec des mondes ex-plorés qui deviennent au contact l’un de leurs mondes ? Expérimentent-ils l’appréhension de mondes qui pourraient démentir une posture scientifique qui s’avèrerait insuffisante ou inadaptée pour les comprendre ? Ne se permettent-ils pas seulement en fin de carrière ou sous un autre nom cette approche différente mais plus pertinente pour évoquer la pluralité, la différence, l’étranger, car leur position de chercheur pourrait être affectée par ce témoignage ? Pourtant, cette réception de mondes n’obéissant pas à notre seule rationalité d’Occidentaux retient l’attention, dans son décalage même avec une rationalité scientifique, d’autant qu’elle peut être expérimentée par la même personne. De belles explorations restent à faire, qui ne se limitent pas aux ego-sciences sociales, mais qui seraient la mise en confrontation de perceptions diversifiées des mondes effleurés, lors de l’expérience renversante consistant à changer de monde, à entrer dans d’autres logiques, d’autres repères sociaux qui viennent remettre en cause des éléments fondamentaux de notre identité. Affects et émotions (souffrance, joie, plaisir etc.), impressions, intuitions de la part des « chercheurs », pourraient être utilisés comme de véritables outils pour un propos solide. La rationalité n’est pas le seul outil à pouvoir parler des mondes.

Il n’y a pas un monde mais des mondes, et seuls les sédentaires, les aveugles ou les voyageurs des hôtels trois étoiles définissant à l’avance les moindres aspects de leurs voyages peuvent l’ignorer, ou les voyageurs de la cloche, des routards, des Clubs Méditerranée, des mobile home, de la précarité, des bed and breakfast, des auberges de jeunesse, les Rom : car où qu’ils soient, ils restent dans un monde qu’ils n’ont pas de mal à trouver partout, les signes de leur monde sont toujours visibles pour eux.

Image2La mondialisation pourrait alors consister en ces quelques rencontres entre des mondes horizontaux, déterritorialisés (même s’ils peuvent avoir un lien avec des espaces délimités), qui se superposent, s’opposent, se frottent, s’ignorent en certains moments, en certains lieux. Cette mondialisation ne consisterait ni en la couverture d’aucun de ces mondes résaltiens sur la terre, ni en ce découpage de territoires en affrontements civilisationnels ; elle serait principalement le croisement de ces mondes multiples, leurs flirts, leurs conflits, leurs incompréhensions, et surtout la qualité de leur ignorance réciproque. Un mode relationnel aux sociétés, qui se superposent, s’entrecroisent, se meuvent les unes par rapport aux autres, et dont les délimitations elles aussi sont mouvantes. Mouvants, multiples, complexes, relationnels, pluriels, les gens, les mondes.

Image : Gustave Courbet, « L’origine du monde », 1866, Paris. Musée d’Orsay. Helen Frankenthaler, « Seing the moon on a hot summer day », 1987, Private collection. Thanks to Mark Harden’s Archive, « Artchive ».

Abstract

Qui peut dire que nous vivons dans un seul monde ? Qu’avons-nous de commun avec cet homme-là, dont le reflet apparaît sur notre écran, dans un Pakistan ébranlé, qui en s’agrippant à un camion dont il fait l’assaut, arrache les pans de la djellaba voisine pour obtenir un peu de l’aide internationale et marche sur ...

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Notes

Authors

Emmanuelle Tricoire

Elle a été professeure d’Histoire, de Géographie et d’Éducation civique dans l’enseignement secondaire à Metz, à Marseille où elle a participé à la revue pédagogique La Durance, et à Paris. Elle est l’auteure de l’article « Homère » du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir. Lévy et Michel Lussault, Belin, 2003) et co-auteure avec Jacques Lévy et Patrick Poncet de La carte, un enjeu contemporain, La Documentation Photographique, 2004, dont elle a réalisé le complément pédagogique. Elle travaille à l’interdisciplinarité dans l’enseignement et la recherche à la Faculté Enac de l’Epfl (École Polytechnique Fédérale de Lausanne). Elle est rédactrice en chef d’EspacesTemps.net.

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