Oui, il existe bien des mondes et ce serait commettre une erreur de perspective de ne pas les voir en les laissant se cacher derrière le premier de la file. Il y a des mondes, mais il y en a aussi un seul. Ce tout est une partie de chacun de ces touts, qui sont pourtant chacun une partie du tout. Un peu touffu, non ? J’en conviens. La complexité est un moyen de rendre simple les choses compliquées mais, d’accord avec Einstein (« Things should be made as simple as possible but not simpler »), dans certaines limites.
De quoi parlons-nous ? D’une collection d’objets indépendants qui ont aussi quelque chose en commun. Ce n’est pas exceptionnel. Pour en rester au domaine de l’espace des sociétés, on sait bien qu’un Breton peut être vraiment breton tout en possédant des traits communs avec les Français non bretons. De même, tout en étant vraiment allemand, un Allemand est un Européen en ce qu’il partage un certain nombre de points communs avec les autres Européens non allemands. Dire qu’il y a une France ou une Europe ne veut pas dire que la Bretagne ou l’Allemagne n’existe pas. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait pas un ou des points de vue bretons sur la France, allemands sur l’Europe. Il y a des France, des Europe, mais, aujourd’hui en tout cas, de telles expressions, qui insistent sur la pluralité des images ou des objets, tirent leur sens de ce qu’il y aussi une France et une Europe qui servent de référents, aussi instables et ouverts soient-ils, à ces acceptions variées.
Alors pourquoi y a-t-il un problème particulier avec le Monde ? Je suggère trois pistes : ça change, ça dérange, ça angoisse.
Ça change, c’est nouveau. Il y a des morceaux du Monde qu’on s’était habitué à classer dans des cases à part, bien séparées des autres. L’idée que les cloisons s’effritent et que les écarts se réduisent nous oblige à modifier nos questions. On disait naguère : va-t-il y avoir un jour une rencontre entre les différentes aires de civilisation ? On dit maintenant : comment ça se mélange ? Dans les années 1970 ou 1980, on se contentait par exemple de dire des Japonais : ils ont l’air « modernes » (cela voulait dire : « occidentalisés ») mais attention ! ils sont restés très « traditionnels » (cela voulait dire : « japonais »). Aujourd’hui on n’arrête pas de parler d’« hybridation », de « créolisation », d’« abâtardisation ». Une démarche comme celle d’Arjun Appadurai (Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis : University of Minnesota Press., 1996. Trad. franç : Après le colonialisme Payot, 2001) devient le consensus commun à une grande partie des observateurs et il est significatif que beaucoup de chercheurs aient même insisté sur la complexité identitaire des dirigeants et des activistes d’Al Qaïda.
Sans surprise, cette mise en mouvement dérange les visions fixistes des « cultures ». L’anthropologie structuraliste, qu’elle soit ouvertement conservatrice, comme celle de Samuel Huntington, ou qu’elle soit d’apparence progressiste, au nom du respect de la diversité, de l’antiracisme et du post-colonialisme, ne se fait pas à l’idée que les amplitudes entre les identités diminuent, parfois rapidement, car cela l’obligerait à accepter l’inacceptable : les « cultures » appartiennent à l’univers de l’historicité. De fait, la carte des altérités bouge et elle le fait de manière dissymétrique (oui, il y a bien une tendance générale à l’occidentalisation) sans pour autant légitimer les visions évolutionnistes (les sociétés non-occidentales ne reproduisent pas l’histoire de l’Occident).
Ce qui angoisse dans la mondialisation plus que dans d’autres changements d’échelle, c’est qu’« il n’y a plus rien après ». Les citoyens européens se sont fait un temps à l’idée, pourtant absurde, d’un « universalisme » éthique et politique borné par les frontières de leurs États respectifs. Aujourd’hui, des universalismes portant sur les valeurs ou sur le gouvernement sont à l’ordre du jour et ils sont, pour une fois, à la bonne taille, celle de l’univers habité. Eh bien ! cela donne à beaucoup le vertige. Face à un gouvernement mondial, nous n’aurons plus de recours, pensent-ils. On peut leur répondre que, dans une structure confédérale ou même fédérale, et surtout si elle est « républicaine » (état de droit) et démocratique, le risque d’un excès de pouvoir de l’englobant sur l’englobé n’est pas supérieur à son contraire. Cela ne suffit pas à rassurer ceux qui pensent les contre-pouvoirs dont tout pouvoir mérite d’être flanqué comme des brèches à ouvrir plutôt que comme des équilibres à construire.
Écrire « Mondes », c’est aussi tenter d’exorciser cet enfermement dans l’ordre de l’intellect. C’est participer à la phronèsis épistémologique généralisée qui a consisté, depuis une trentaine d’années, à écrire tous les concepts au pluriel. Par ce principe de précaution jouant le variable pour éviter l’unitaire, on cherche, en n’assumant plus la totalité, à se prémunir contre le totalitarisme. À défaut d’être très efficace, ce n’est, au moins, pas méchant ? Pas si sûr. Au bout de chemins parfois tortueux, c’est au fond le concept d’humanité – une autre manière de dire le Monde – qui est menacé. Le risque que le lien entre les humains soit présenté comme seulement biologique et non politique n’est tout de même pas négligeable.
Il y a donc plusieurs raisons, plus ou moins mauvaises, pour se méfier d’un Monde au singulier. Ulf Hannerz, un autre analyste des contradictions anthropologiques de la mondialisation (Transnational Connections : Culture, People, Places, Londres, Routledge, 1996), aime bien dire que ce qui produit le changement c’est « un peu de ci et un peu de ça ». Il a raison : le grand mouvement de convergence des identités vers des singularités nouvelles, moins distantes les unes des autres qu’auparavant, passe par une multitude de minuscules corrections de trajectoires qui infléchissent, souvent de manière imperceptible, la course du lourd paquebot des dominances sociétales. Dans le film Evelyn (Bruce Beresford, 2002), on comprend, à travers l’exemple de l’Irlande des années 1950, comment les sociétés civiles européennes ont pu déboulonner, vis par vis, l’institution totale que l’Église catholique produisait, actionnait et reproduisait avec une détermination implacable. Et elles ont réalisé cette prouesse en se situant pourtant sans hésitation, et sans songer même à en sortir, à l’intérieur du cadre mental catholique, ou au moins chrétien. Dans l’histoire vécue contée par le film, la difficile conquête d’un début d’autonomie juridique de l’individu passe par un duel au finish entre partisans de la Sainte Famille et adeptes de la Sainte Trinité. Improbable ? Anecdotique ? Contrée misérable pendant des siècles, la dernière à avoir connu la famine en Europe, l’Irlande est aujourd’hui l’un des pays les plus riches et les plus développés du Monde : il a donc bien dû se passer quelque chose…
Face à ce Monde plein de roueries, dit encore Hannerz, mieux vaux être un renard qu’un hérisson. Il a encore raison mais j’aime quand même bien les hérissons. Fureter partout sans complexe n’empêche pas de rechercher la cohérence. Et la cohérence, ça pique.