Les questions environnementales sont devenues un objet majeur de recherche pour les sciences sociales. Du réchauffement climatique à l’extinction des espèces, elles posent des problèmes non seulement scientifiques, mais aussi, tout à la fois, éthiques et épistémologiques. La question du « comment agir » est, en effet, étroitement liée à celle du « que savons-nous ? », autant qu’à celle du « comment le savons-nous ? », et « avec quelle certitude ? ». La perspective historique permet de mieux comprendre la genèse des problèmes environnementaux et certains de leurs enjeux contemporains. François Jarrige et Thomas Le Roux, spécialistes reconnus des processus d’industrialisation et de leurs effets, proposent, dans un ouvrage ambitieux, La contamination du monde, de retracer l’histoire des pollutions depuis le 18e siècle. Si le mot « pollution » s’impose dans le débat public dans les années 1970, son usage est attesté dès le 19e siècle : on commence à parler de pollution des rivières. Le terme « pollution », à partir de cette époque, en vient à désigner non plus une souillure morale, mais l’altération d’un milieu naturel par l’action humaine. Pour les auteurs, la pollution est indissociable de l’industrialisation : « la pollution est inhérente à toute activité productive » (p. 17). Sa diffusion reflète l’évolution des cycles industriels, mais aussi les politiques de distribution sociale du risque par la mise à distance de certaines activités industrielles des principaux foyers de population. L’objectif de l’ouvrage est de proposer une synthèse globale, qui réponde au défi de « la parcellisation des savoirs propice au déni » (p. 12). L’histoire de la croissance et du développement économique de l’Occident s’est, en effet, longtemps écrite sans mentionner les différentes formes de pollution, reléguées au rang de questions techniques et spécialisées. La pollution doit être appréhendée de façon globale : décrire ses sources, mais aussi la façon dont elle a été perçue par les contemporains et quelles formes de régulation elle a amené. Les auteurs adoptent un plan chronologique : l’originalité de l’ouvrage réside en grande partie dans le choix de consacrer une première partie à l’étude de l’industrialisation et de la libéralisation de l’environnement, entre 1700 et 1830, avant d’enchaîner sur deux parties plus classiques, l’une consacrée à la naturalisation des pollutions au siècle du progrès (1830-1914), la dernière intitulée « Démesure et pollution : un siècle toxique (1914-1973) ». Chaque partie chronologique est structurée de façon similaire : un tableau des industries qui apparaissent et de leurs effets, une étude de la perception de leurs pollutions, et enfin une étude des tentatives de régulation et d’encadrement législatif. Le choix d’écriture de cette histoire-monde de la pollution est donc celui d’une série de tableaux, forcément synthétiques, mais accompagnés de références bibliographiques qui donnent une bonne idée de l’ampleur du champ concerné.
Le premier temps est celui de la diffusion d’une industrie encore liée aux processus organiques. L’eau en est la ressource fondamentale, à la fois source d’énergie, ressource productive et déversoir pour les déchets en tous genres. La pollution est liée au travail de la matière, notamment pour l’industrie textile : rouissage du chanvre, tanneries, teintures sont les principales sources de rejets. La perception de ce phénomène par les acteurs s’exprime par une tentative de régulation des activés productives en termes d’insalubrité. La réglementation se fait de façon d’abord locale, par des règlements de police qui peuvent conduire à l’interdiction des établissements jugés dangereux pour les riverains. C’est surtout la menace pour la salubrité de l’air qui est perçue.
Dans les villes, fumées et rejets se multiplient. L’usage du mercure dans la chapellerie, à partir de 1750, incommode le voisinage et affecte les ouvriers. Les premiers travaux scientifiques, comme ceux de Ramazzini, mettent en évidence la multiplication des maladies ouvrières liées aux nouveaux procédés chimiques, comme la fabrication des couleurs dans la faïence ou la porcelaine, obtenues avec des oxydes divers (céruse, minium, etc.). L’industrie chimique se développe autour de la production des acides nitrique, sulfurique (par combustion de soufre ou de pyrites) et chlorhydrique (résidu de la production de la soude, qui produit d’abondantes vapeurs acides). La concentration en dioxyde de soufre à Londres passe de 20 milligrammes par mètre cube en 1575, à 120 en 1675, et 280 en 1775, quand les normes en vigueur dans un pays comme la Chine sont aujourd’hui fixées à 60 milligrammes. Si la chimie est au cœur des nouvelles pollutions industrielles du 18e siècle, elle participe aussi à l’élaboration d’un discours de justification du progrès industriel et d’atténuation des risques. En France, Guyton de Morveau, à partir de ses expériences sur la désinfection de l’air menées à Dijon en 1773, défend le rôle des acides. La chaux, puis le chlore, sont utilisés également à des fins de désinfection. Les chimistes deviennent les experts en salubrité, appelés comme experts pour évaluer la nocivité des usines dès la fin de l’Ancien Régime et tout au long du 19e siècle. Ils composent dans une large part les conseils de salubrité [1] chargés de se prononcer sur les autorisations d’installation des usines. Ils travaillent ainsi à ce que Jean-Baptiste Fressoz a décrit comme un processus de « désinhibition » (Fressoz 2012, p. 9) face aux risques industriels : les dangers sont reconnus, mais savants et industriels affirment ensemble que l’amélioration des procédés techniques permettra de les diminuer progressivement. Jarrige et Le Roux s’inscrivent ainsi dans un courant historiographique qui a montré que la perception des risques industriels et des effets de la pollution a été précoce [2]. Le 20e siècle n’a pas découvert la pollution ou la notion de risque. L’entrée dans la modernité industrielle s’est faite de façon consciente des destructions provoquées et des risques causés pour la santé humaine. Les mines figurent, par exemple, de façon précoce parmi les activités les plus polluantes, et restent à l’écart des centres urbains. Les procédés sont encore rudimentaires et souvent coûteux : en 1600 il faut 50 kilogrammes de plomb pour produire un kilogramme d’argent. Les ravages environnementaux et humains sont donc considérables. Les mines d’argent de l’empire espagnol, à Potosi, expérimentent le procédé d’amalgame au mercure, qui se révèle extrêmement toxique.
La période qui précède la révolution industrielle est donc importante, car elle voit s’élaborer les premiers modes de régulation de l’industrie et d’acceptation de ses conséquences. Après une première période où les règlements de police peuvent représenter un frein à l’implantation de certaines activités industrielles, la période révolutionnaire et napoléonienne dessine un cadre plus favorable à l’industrie. L’effort de guerre favorise le développement de certaines manufactures, comme les poudres et salpêtres. La concurrence franco-anglaise étendue au domaine économique amène chaque gouvernement à tenter de protéger son secteur industriel. En France, la mobilisation des savants comme experts au service de l’État débouche sur une réglementation importante : le décret du 15 octobre 1810 sur les établissements insalubres, qui instaure un cadre législatif où l’activité industrielle est régulée par la seule autorité administrative, solution qui permet de diminuer le risque de procès civils coûteux.
Le 19e marque l’intensification sans précédent de l’industrialisation. Il est sans conteste le siècle du charbon. Les principales productions de déchets, de boues et de fumées se situent dans les villes, avec une rupture du métabolisme urbain par rapport au siècle précédent : les déchets produits sont de moins en moins réutilisables. Les industries les plus polluantes se déplacent vers la périphérie et accompagnent l’émergence des banlieues. Les rivières urbaines deviennent très vite impropres à la consommation (la Bièvre à Paris ou le Furan à Saint-Étienne). Les « pays noirs » des bassins industriels anglais ou belges incarnent les ravages du nouveau mode de production, mais d’autres espaces sont également fortement touchés. La compagnie du Rio Tinto, en Andalousie, produit fer, cuivre et soufre en brûlant des pyrites de fer en plein air, rejetant 270 tonnes de dioxyde de soufre par jour dans l’atmosphère. La chimie industrielle s’étend autour de quelques grandes filières (soude, aluminium) et gagne l’agriculture avec la production de phosphate, puis d’azote. La révolution industrielle marque un changement d’échelle : il se produit 35 000 tonnes de cuivre en 1840 (essentiellement au pays de Galles), un million vers 1914.
Or, la pollution entraînée par ces nouvelles productions est restée longtemps cachée dans la littérature scientifique. La révolution industrielle a été étudiée comme phénomène économique et social, avec tous les enjeux liés à la montée de la classe ouvrière, sans que ses dommages environnementaux soient mentionnés. Elle s’est accompagnée, selon Jarrige et Le Roux, du développement d’une expertise qui a contribué à l’invisibilisation des risques. L’hygiène publique s’institutionnalise, avec la création de nombreuses revues spécialisées et de comités institutionnels. Elle contribue au discours sur le progrès : le développement de l’industrie est présenté comme devant améliorer les conditions de vie ouvrière. Les maladies du travail ont ainsi été longtemps niées par les experts, comme dans le cas de l’intoxication au plomb dans les usines de céruse.
À partir du Manchester Police Act de 1844, plusieurs villes prennent des Improvement Acts pour lutter contre les fumées industrielles. Le Thames Conservatory Board de 1857 est créé à Londres, pour la pureté de l’eau. Le Public Health Act de 1875 donne les moyens aux citoyens de saisir les justices de paix. Mais aucune de ces mesures ne s’attaque frontalement à la source de la pollution. L’Alkali Act de 1863, sur la soude, est la première mesure visant à réduire les émissions, mais elle n’aboutit qu’à une concentration de l’acide chlorhydrique rejeté et une augmentation des rejets dans les rivières.
Avec les hygiénistes (Frioux 2013), un autre corps professionnel impose son discours sur les modes de régulation de l’industrie : les ingénieurs, qui sont 7000 aux États-Unis en 1880, 136 000 en 1920. Le néologisme « écologie » est inventé par Haeckel en 1866. Les premières mesures portant sur la qualité de l’air et de l’eau voient le jour dans la seconde moitié du 19e. L’industrie mise sur le perfectionnement des fourneaux : consumer la fumée plutôt que la rejeter, et condenser les gaz pour mieux les éliminer. La tour Gossage, dans les usines de soude, fait ainsi passer l’acide sulfurique dans une série de tuyaux pour réduire les fumées. Mais la solution la plus fréquente reste la dilution : les hautes cheminées pour disperser dans l’atmosphère, les rejets dans des cours d’eau à fort débit ou en mer, comme le fait l’industrie savonnière à Marseille. L’éloignement géographique est également utilisé : Middlesborough récupère la sidérurgie pour préserver York.
Le cadre des régulations politiques de la pollution a peu évolué. Il demeure principalement municipal aux États-Unis. Les pays de common law sont relativement cléments envers les industriels. Aux États-Unis, les jugements varient selon les États et sont d’autant plus favorables que l’industrie est plus concentrée, comme en Pennsylvanie. En France, la nomenclature de 1810 demeure en vigueur, et reste en retard sur les innovations techniques : l’important pour les industries est d’éviter de se retrouver classées en 1ère classe, synonyme d’insalubrité. Les mobilisations politiques sont encore faibles. Les premières associations pour la qualité de l’air apparaissent à la fin du 19e siècle. Les syndicats commencent à se faire entendre, mais dans de nombreux pays ils n’ont pas les moyens de s’opposer aux industriels. Les frais de justice sont ainsi prohibitifs en Grande-Bretagne. Les premières manifestations de protestations ont lieu autour de 1900 : à Marseille contre les soudières en 1910, à Huelva en Andalousie en 1880 (100 morts dans la répression), au Japon contre les mines d’Ashio de 1896 à 1898, puis en 1907.
Le 20e siècle voit la production industrielle multipliée par 40. 50 000 décharges de produits dangereux sont recensées aux États-Unis. 70 milliards de tonnes de matières sont extraites par an, à la fin du 20e siècle. Les causes de cette expansion sont multiples et difficiles à résumer. Les auteurs mettent notamment en évidence le rôle des guerres. Ainsi, le DDT est utilisé par l’armée américaine à partir de 1943 pour assainir les théâtres d’opérations, comme dans le Pacifique contre les moustiques. Il devient un produit civil à partir de 1945. Les guerres favorisent le développement de la Big Science en lien avec la recherche d’État, et accélèrent les processus de désinhibition dans le recours massif aux solutions techniques. L’usage des défoliants est expérimenté par les Britanniques en Malaisie, puis systématisé durant la guerre du Vietnam avec le fameux agent orange. 40% des terres arables du Vietnam sont contaminées, 23% de la forêt disparaît. La contamination nucléaire est un autre versant de l’activité militaire, avec 2000 explosions officiellement reconnues par les grandes puissances.
Selon John McNeill (McNeill 2010), le monde a consommé autant d’énergie durant le 20ème siècle que durant toutes les périodes précédentes. La production de charbon double en valeur absolue. L’activité minière se mondialise : Canada, Australie, Afrique deviennent de nouveaux terrains d’exploitation, tandis que les mines géantes s’étendent en Russie ou en Chine. Le tableau des différentes activités industrielles et de leurs effets tourne à la litanie : la carbochimie multiplie les dérivés du pétrole. Les marées noires deviennent un événement fréquent. L’automobile génère toute une série de dommages, du carburant à la pollution atmosphérique. Les produits chimiques de synthèse, comme les plastiques, se répandent. Les maladies liées à ces productions se multiplient et touchent aussi les consommateurs, comme à Minamata, à la suite des rejets d’une usine pétrochimique d’acétaldéhyde. L’amiante, qualifié à ses débuts de produit miracle car résistant à la combustion, cause des centaines de milliers de morts. Dès le début du 20e siècle, un inspecteur du travail mettait en évidence le rôle des poussières d’amiante dans une cinquantaine de décès, dans une usine de Condé-sur-Noireau. Au Royaume-Uni, les dangers de l’amiante sont documentés dès les années 1920. Pourtant, rien n’est fait avant la fin du siècle. Le constat du retard de la législation est implacable. La Première Guerre Mondiale a marqué un coup d’arrêt dans la lutte contre les fumées. La loi Morizet, de 1932, ne concerne que les grands établissements et confie l’action aux préfets. Des mesures plus énergiques n’interviennent que dans les années 1950. Après un énorme smog à New York causant 200 morts, les États-Unis mettent en place le Clean Air Act en 1955. L’Europe suit, avec une série de lois prises entre 1956 et 1976. L’un des contre-effets de ces lois est que les systèmes de filtration des fumées augmentent les pluies acides, à partir des années 1960. La puissance des lobbys et le recours à la stratégie de la fabrique de l’incertitude permet aux industries de limiter l’action législative. La fin des années 1960 marque le début d’une prise de conscience écologique, autour de quelques épisodes marquants : naufrage du Torrey Canyon en 1967, pollution du Rhin sur 600 kilomètres qui tue 20 millions de poissons, en 1969. Un mouvement écologiste militant se structure : Greenpeace est créé en 1971, L’Utopie ou la mort de René Dumont paraît en 1973. Les évolutions contemporaines représenteraient un chantier en soi, raison pour laquelle le livre clôt son analyse au début des années 1970. Un épilogue dessine cependant quelques lignes d’interprétation pour la période actuelle : pour les auteurs, les discours sur la pollution augmentent et deviennent un marronnier des médias, mais les effets restent faibles. Le cadre politique et législatif a peu bougé, et le technicisme continue à dominer : la croissance verte et les technologies propres restent présentées comme des solutions viables à la crise écologique. Les gains observés dans telle ou telle branche seraient compensés par l’augmentation globale de l’industrialisation. Enfin, l’impact écologique d’un secteur comme l’informatique est probablement sous-estimé : de récentes études ont montré que la dépense énergétique liée aux chaînes de production du bitcoin était de 30 térawatts heure, soit autant que l’équivalent de la consommation de 159 pays. De ce point de vue, les mêmes mécanismes de sous-estimation des coûts environnementaux dégagés pour le 19e et le 20e siècle se répètent.
Tout en apportant une série impressionnante de données sur l’histoire de la pollution, La Contamination du monde, comme son titre l’indique, est aussi un ouvrage à thèse : il propose une approche continuiste de la question écologique, en montrant que le problème n’est pas nouveau et que les acteurs répètent des schémas d’action bien établis. L’ouvrage fait ainsi écho à des travaux d’histoire des idées sur la genèse des idées environnementales (Audier 2017), mais en y apportant une dimension beaucoup plus concrète. Si Sloterdijk a déjà montré que l’espèce humaine pouvait être comparée à une culture sous serre, produisant sa propre atmosphère au fur et à mesure de son développement, il faut aussi prendre en compte que l’atmosphère du palais de cristal peut se révéler toxique [3]. L’un des principaux intérêts de l’ouvrage pour les débats en cours dans les sciences sociales est également d’apporter une série d’éléments factuels permettant de remettre en perspective les thèses d’un Ulrich Beck sur la société du risque et la modernité réflexive. La prise de conscience, qui s’opère à la fin des années 1960, n’est en effet que le rejeu de tensions existantes depuis la fin du 18e siècle. L’historicisation des questions environnementales, et à travers elle de la supposée modernité occidentale, conduit à une lecture critique que l’on pourrait trouver pessimiste : elle permet surtout de se rendre compte de l’ampleur et de la pesanteur des phénomènes en cours, et de la vigilance à garder face aux discours proposant des solutions simplistes.