Parmi toutes celles que l’on voit sans les regarder, il est des publicités qui font plus que de la réclame. Tenez, par exemple, voyez celle qui circule dans le métro parisien à la fin de l’année 2019. Pas très grande, sa verticalité prolonge les allées de la rame tant et si bien qu’elle semble autant regarder les passagers que ceux-ci peuvent la voir, presque en face à face. En haut, le noir et le blanc : tristesse et mutisme de deux personnes enfermées en elles-mêmes ; en bas, la couleur et l’apparent bonheur trouvé d’un dialogue délivré, là, juste en dessous du bandeau blanc. Est-ce ainsi que se dressent les frontières des mondes intérieurs ? Le montage est astucieux, si bien qu’il finit par être difficile d’échapper à l’appel, plus encore de s’en échapper, a fortiori quand on n’a rien d’autre à faire qu’à rêvasser jusqu’à la station attendue mais qui n’arrive pas.
À tant faire, un peu de lecture, peut-être ? Aux détours d’un regard, entrons : « Consultation d’un psychologue à domicile », donc. Il fallait tout de même y penser. Et même, disons-le, l’oser : inviter à se retrouver dans son logement, dans ce lieu sous-terrain qui, pour la majorité des habitants, peut passer pour le contraire de son domicile, ne manque pas d’audace. Et mieux encore si l’on veut comprendre ce qui résonne comme la fatale sentence du film d’André Hunebelle : tel Lagardère, si tu ne viens pas au psy, il vient à toi. Reste à deviner qui pourrait être le bossu de la farce… Il se pourrait donc que sa propre maison, son propre domicile, puisse faire office de cabinet de ses propres paroles. Un cabinet de libération des mots et, qui plus est, des mots tus, tenus et retenus ? Alors, bien sûr, la publicité vise sans doute assez juste. Cette possibilité de ne pas franchir d’autres seuils que ceux de sa propre demeure peut sans doute favoriser l’accès aux psychologies de ceux qui, autrement, s’en tiendraient éloignés. Mais, et quoiqu’on en dise, une maison, sa maison, c’est autre chose qu’un toit, quatre murs, le clos et le couvert enfin. Une maison, c’est un lieu chargé de significations, avec une ou des histoires, pliées dans ses coins et ses recoins, « de la cave au grenier », comme le dit Gaston Bachelard (1964, p. 24) : « la maison est notre coin de monde ». Et là, c’est ce « notre », le possessif, qui pèse. Peut-être même celui-là qu’il faudrait dénouer. Car le « nôtre », ce sont aussi les meubles, d’armoires en tiroirs. Ils structurent un « nid », comme la « coquille », « immensité intime » et tout ce qui fait (1964, p.1) l’« archétype dormant au fond de l’inconscient » de chacun et de tous, comme l’écrit le philosophe analyste. C’est que l’habitant la façonne, la modèle, la signifie selon ses plus propres logiques, le cas échéant ses contradictions. Pause dans le mouvement, il s’y installe, s’y ancre. Elle formalise ainsi ses choix et ses goûts. Elle camoufle ses cachoteries ou les dévoile, à l’occasion. Vue et comprise ainsi, la maison n’est pas le lieu de la parole de l’habitant délivrée. Car comment – et pourquoi ? – parler de soi dans un lieu qui, déjà, en dit tout ? Qui en dit tout, parce que la maison, n’est pas seulement l’habitant mis en lieu. La maison, c’est l’habitant.
De son, côté, le cabinet n’est pas seulement une délocalisation, un changement de local, il est aussi un déplacement, un changement de place. Dans le mouvement, on peut toujours rêver, ou cauchemarder. Une petite sonnette. Pas besoin de faire tant de bruit : la porte est ouverte. Une fois le pas franchi, une lumière. Venue d’en haut, elle s’allume d’elle-même. Pour un peu, on se croirait dans la Caverne de Platon : retournez-vous et regardez la lumière ! Ici et maintenant, c’est avancer qu’il faut. Après le couloir, une porte en verre. Elle donne sur la salle d’attente. Des gens, ou non, mais quand ils sont là, toujours dans leurs pensées. Les regards sont plutôt fuyants, mais pas toujours. Et voici l’invitation à la séance, on croit retourner en arrière, mais c’est pour entrer dans l’autre pièce, avec son divan. Ses tables, ses livres, dans un désordre un peu trop léché pour être spontanément habité, laissant chacun entre le plein d’une bibliothèque et le vide d’un confessionnal sans curé. Finalement, on se dit que, à la différence de la Caverne du philosophe, le problème du cabinet du psy est davantage d’y entrer que d’en sortir. Ou, plus exactement, d’y entrer pour en sortir… Car c’est pour cette dynamique qu’est conçue la géographie du cabinet : comme un mouvement, un parcours qui conduit l’habitant à ses propres mots, ou peut l’y aider. Du coup, le cabinet, c’est la possibilité d’un chemin, d’une mise en œuvre beaucoup plus qu’une mise en scène. Ainsi, pour être un lieu d’ouvertures de tous les possibles – ou de tous les impossibles –, le cabinet, – je veux dire le lieu lui-même dans toutes ses composantes, des plus matérielles et triviales aux plus symboliques – ne doit-il pas, aussi, être un lieu clos, banalisé, presque ritualisé ? Précisément un lieu dont aucun des mots dits ne doit sortir. Ce serait ainsi, parce que les mots ne peuvent circuler que dans ce cadre fixé, qu’ils pourraient émerger. Mais c’est déjà une autre histoire, parce que ce que l’on peut, ici et maintenant, retenir, c’est que, pour chacun à sa manière, le cabinet n’est pas que le lieu de l’analyse. Le cabinet, c’est l’analyse.
Géo-Psy, donc, comme pour suggérer qui la relation entre lieux et habitants invite aux mots. Si, dans la suite de Heidegger, il a été considéré que les humains habitent d’abord leur langue, il est aussi possible, en suivant les traces de la science géographique des espaces, de poser que les humains habitent surtout les lieux. Alors, mieux qu’un livre ? Le message « scientifique » de l’affiche repose sur le dépassement, de manière plutôt dynamique, de la pauvre alternative. Cela dit, son argumentaire reste commercial. Car, en ignorant les lieux comme source de paroles, elle prive les uns et les autres d’une importante ressource. Elle est celle que les mots pourraient émerger plus spontanément des formes du mal-habiter. Mal-habiter ? Par exemple se trouver dans un lieu où l’on ne veut pas être, un lieu où l’on se sent mal. Mal-habiter ? Ne pas être dans un lieu de ses envies. Sans qu’il s’agisse, nécessairement d’un mal-habiter mais tout en l’engageant tout de même, tout déplacement peut confronter les habitants à des formes d’incompétences cognitives : un plan de ville que l’on connaît mal, une langue que l’on entend peu, une nourriture inhabituelle. Mais le cas peut être plus lourd, encore. Pensons à l’expérience que raconte, photographies à l’appui, un J.M.G. Le Clézio dans L’Africain. Arraché à sa Nice natale, il rencontre, tout à la fois, une rude Afrique et un père qui ne l’est pas moins : comment ne pas le dire ? Le dire pour apaiser ? Apaiser en réduisant cette brisure de l’habiter et ses plaies. Et même si réduire, si recoudre n’est pas combler. L’affaire n’est pas close, car c’est tout son regard sur l’Afrique, sur son père et sur lui-même qui en sort changé. Mais restons-en là, tout de même. Arrêtons-nous, puisqu’il le faut bien, en se disant – preuve par l’expérience – que si le choix du métro, lieu où l’immobile se conjugue au mobile, est intéressant commercialement par le défilé de ses habitants temporaires, il aura produit ses effets, y compris les moins intentionnels. Dans le mal-habiter d’un lieu où chacun tente, parfois tant bien que mal, de se tenir immobile tout en se déplaçant, dans ce lieu où peu espèrent rester plus longtemps qu’il ne le faudrait, mais où certains élisent domicile tout de même, il est des publicités qui, mieux qu’une réclame, prennent toutes les allures d’une annonce : d’eux, de soi et des autres, de rien et de tout, ces lieux font parler ceux qui les habitent.
Une réaction de Frédéric Vinot intitulé “Mal-habiter et malais dans l’habiter : Pour un dialogue entre géographie et psychanalyse” a été publiée pour cet article.