Considérant la place de plus en plus centrale prise par les mobilités dans les modes de vie et les dynamiques à l’œuvre dans nos sociétés, le groupe de travail « Mobilités Spatiales et Fluidités Sociales », initié et animé par Vincent Kaufmann (Lasur-Épfl) et Bertrand Montulet (Uslb) se consacre aux questionnements que font naître les différentes formes de mobilités spatiales, « réversibles » (qui partent du domicile et y ramènent) ou résidentielles. Affilié à l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (Gt23), ce séminaire annuel souhaite favoriser les échanges entre les différentes disciplines (sociologie et anthropologie, géographie, socio-économie des transports) et méthodes (analyse de données quantitatives/qualitatives notamment) [1]. La vocation du groupe à interroger les différentes formes de mobilité spatiale sous des angles variés l’a naturellement conduit à définir la problématique de ce colloque.
Les thèmes abordés et les débats auxquels ont donné lieu les présentations, et en particulier les six articles présentés dans ce dossier, contribuent à alimenter une recherche francophone qui, après avoir longtemps délaissé la question des inégalités de mobilité, lui porte un intérêt renouvelé depuis une petite dizaine d’années. En témoignent notamment les recherches menées pour le programme financé par le Predit-Puca en France sur le thème « Déplacements et inégalités » en 1999-2000 [2], ou encore les travaux menés dans le cadre de l’Institut pour la Ville en Mouvement qui s’intéressent tout particulièrement aux liens entre (difficultés de) déplacement et exclusion (Orfeuil, 2004).
Ce renouveau intervient alors que l’on observe une certaine réduction des disparités sociales en termes de niveau quantitatif de mobilité quotidienne. Dans le même temps, la poursuite des dynamiques d’étalement urbain et de diffusion automobile se traduit par un impact croissant des caractéristiques spatiales (du lieu de résidence notamment) sur les disparités de mobilité (Gallez et al. 1997, Gallez et Orfeuil 1998).
Le paradoxe n’est qu’apparent : la « motorisation des modes de vie » (selon l’expression de Louis Dirn, 1995) et la domination croissante de l’automobilité tendent certes à rapprocher les conditions de mobilité du plus grand nombre, mais elles ont parallèlement contribué à modeler les espaces et à réduire l’accessibilité de proximité et les possibilités alternatives d’accès aux activités du quotidien, qu’il s’agisse de l’emploi ou des services et équipements commerciaux ou de loisirs. Dans un contexte de dépendance automobile croissante où résidences, emplois, et lieux d’activités du quotidien s’inscrivent dans des espaces de plus en plus vastes, où les alternatives non motorisées deviennent plus rares, ne pas avoir accès à la voiture devient de plus en plus pénalisant (Dupuy, 1999). Aujourd’hui, en France, huit ménages sur dix sont motorisés, et la multi-motorisation ne cesse de progresser dans les structures familiales. Parmi les ménages à bas revenus, la voiture apparaît dans de nombreux cas comme un bien d’équipement prioritaire, même si les taux de motorisation de ces ménages demeurent nettement inférieurs à ceux des catégories aisées (Nicolas et al., 2001).
Plus que l’équipement du ménage, c’est la possibilité individuelle d’accéder au volant quotidiennement ou tout au moins régulièrement, qui assure de loin les meilleures capacités à se déplacer (Paulo, 2006). L’accès au volant demeure donc socialement discriminant, avec des différences importantes selon le revenu, mais également selon le sexe, l’âge et la génération. L’individualisation complète du bien automobile (un adulte, une voiture) n’est pas encore pour demain, même si ce mouvement se poursuit.
Il n’en reste pas moins que l’accès aisé à la voiture s’impose comme une norme en matière de mobilité, et au-delà, que la mobilité ou la capacité à se déplacer s’impose de plus en plus aux individus. Ce constat permet d’introduire un premier point de discussion autour de l’appréciation des normes et des contraintes sociales attachées à la mobilité des personnes. La seconde question que nous aborderons concerne les ressources que les individus doivent mobiliser pour leur mobilité. Nous évoquerons ensuite l’apport des croisements d’approches méthodologiques différentes que les colloques du groupe de travail « mobilité spatiale et fluidité sociale » suscitent. Nous conclurons enfin sur l’évocation de plusieurs pistes de recherche possibles sur la thématique « mobilités, différenciations, inégalités ».
Mobilités, normes et contraintes.
L’institution de l’accès à la voiture comme norme sociale s’impose à travers un constat. Dans sa contribution à ce dossier, Christelle Paulo montre que concernant la mobilité de semaine, le nombre de déplacements statistiquement plus faible des personnes aux revenus les plus bas s’explique principalement par un accès plus limité au volant. Au contraire, pour ces mobilités fortement liées aux contraintes de la vie domestique et du travail, le fait de disposer d’un véhicule en tant que conducteur tend à homogénéiser les niveaux de mobilité par delà les inégalités de revenu. En revanche, pour les formes de mobilité a priori moins contraintes, mobilité du week-end et, plus nettement encore, mobilité à longue distance, les écarts selon le revenu demeurent plus importants.
Pour de nombreux emplois, dont les emplois intérimaires ou peu qualifiés, l’une des conditions requises pour les jeunes demandeurs est souvent d’être motorisé ou tout au moins de disposer du permis de conduire. De même, l’enchaînement des activités quotidiennes (accompagnement des enfants, travail, approvisionnement…) repose pour beaucoup d’individus (femmes en particulier) sur la disposition d’un véhicule. Nombre de pratiques de loisir, enfin, sont, dans la réalité physique comme dans les représentations mentales, structurées autour de l’usage de la voiture.
Le lieu de résidence exerce une incidence forte sur la mobilité. La dimension du degré de choix (et de la contrainte) apparaissent de façon privilégiée dans l’analyse des choix, plus ou moins contraints de lieu de résidence et de lieu de travail. Cécile Vignal (2005) au cours d’une recherche portant sur les choix résidentiels d’ouvriers contraints entre chômage ou délocalisation montre toute la difficulté d’arbitrages effectués entre des logiques familiales favorisant l’ancrage et des logiques professionnelles qui, elles, favorisent de façon plus ou moins impérative la mobilité.
Les catégories à bas revenu sont bien souvent aussi celles qui habitent des lieux où les possibilités de déplacement sont les plus contraintes en raison de leur mauvaise desserte par les transports en commun. La contrainte résidentielle s’exerce également sur les espaces périurbains et les espaces ruraux sous faible influence urbaine. L’article de Yannick Sencébé et Denis Lepicier illustre l’éloignement progressif des populations les plus défavorisées des pôles urbains vers le rural isolé et rappelle que le taux de migration des chômeurs vers les espaces ruraux est deux fois plus élevé que pour les actifs, un rural dont il est difficile de sortir sans véhicule. Pour les auteurs, « la ségrégation paraît être un processus, dans lequel les migrations redéfinissent la localisation des groupes sociaux dans des espaces plus ou moins attractifs ou repoussoirs », un processus d’autant plus dangereux que l’accession à la propriété des ménages modestes peut être un obstacle à leur mobilité future, donc à leur « employabilité » (Brunet et Lesueur, 2004). Ce point est illustré par l’article de Lionel Rougé sur le périurbain toulousain lointain où des familles anciennement résidentes de Hlm se retrouvent « engluées ». Ces espaces sont synonyme, pour les actifs, de distances souvent très longues, et pour les femmes inactives, d’immobilité, ou de difficultés de déplacement, faute de disposer d’une voiture. Du fait du jeu des prix fonciers, ces ménages aux revenus limités sont pourtant dans l’impossibilité de revendre. Ce processus fait craindre à Thierry Debrand et Claude Taffin (2005) que l’accession à la propriété se transforme en une nouvelle trappe à pauvreté si les marchés de l’immobilier et du crédit ne s’adaptent pas à une société plus mobile.
Plus globalement, dans un système productif où les échanges de toutes formes se développent sans cesse, où les nouvelles formes de travail demandent d’être mobile et mobilisable, les mobilités ― qu’elles soient « réversibles », quotidiennes et de courte portée ou plus occasionnelles et à longue distance, ou résidentielles ― continuent d’être affectées d’une valeur sociale positive. Ce modèle valorisant la mobilité admet bien entendu ses contre-tendances, comme la valorisation d’un mode de vie basé sur la proximité et la non-motorisation choisie portée par certaines populations aisées de centres-villes, populations par ailleurs souvent très mobiles à longue distance.
À l’inverse, il existe une « sur-mobilité » très largement subie, car pénible et/ou coûteuse, liée à un éloignement important des lieux de travail et de résidence, caractéristiques de certaines zones périurbaines peu aisées. Pourtant, les données d’observation sont rarement univoques quand il s’agit de déterminer le caractère subi ou choisi d’une pratique de déplacement. Bien souvent, une mobilité qui peut sembler « objectivement » très contrainte donne lieu à une forte intériorisation de la part de l’individu qui la vit. Elle est surtout complètement imbriquée dans des formes de sociabilité, et par-delà les individus, dans des organisations sociales. Dans ce contexte, les « contraintes de mobilité » ne sont qu’une interprétation d’un jeu d’implications sociales et individuelles beaucoup plus vaste et difficilement démêlable.
Aussi les travaux actuels tentent-ils de contourner cette notion jusqu’ici peu opérationnelle et cherchent-ils peu à mesurer un degré de contrainte attaché à un déplacement, un « programme d’activité » ou un individu. Ils opèrent plutôt un décalage en observant les normes sociales qui pèsent sur les groupes et les individus, ce que l’on dénomme parfois les « injonctions à la mobilité ». Ces injonctions peuvent alors être de nature diverse, économique pour un salarié mis en demeure de suivre un emploi, morale pour un parent qui, pour « bien élever son enfant », doit l’accompagner dans de multiples activités, comportementale pour chacun d’entre nous, plus ou moins tenu de se conformer aux modes de vie dominants.
Pour appuyées qu’elles soient sur une idéologie dominante de forte valorisation de la mobilité, ces normes sociales sont pourtant fortement différenciées dans leur contenu comme dans leur traduction suivant les groupes sociaux. De plus, la réalité évolutive d’une société dans laquelle les sphères professionnelle et domestique s’interpénètrent largement rend inopérantes les interprétations indifférenciées. Aussi la traduction en outils d’analyse de la norme automobile et des injonctions à la mobilité se doit d’être précise pour devenir un instrument de compréhension à la fois des pratiques de mobilité et des différenciations sociales.
Enfin, même si semblent être comprises les contraintes qui façonnent la capacité des individus à se mouvoir en société, la question de la posture de recherche à adopter par rapport aux normes sociales ainsi édictées reste posée. L’appréciation du degré d’autonomie que ces normes laissent aux groupes sociaux et aux individus renvoie pour partie à l’analyse sous-jacente des dynamiques sociales qui leur permettent d’émerger. Selon que l’on fera reposer ces normes sur un conflit d’intérêt entre classes sociales ou sur des aspirations individuelles très contingentes par exemple, la lecture qui en résultera sera très différente.
Par ailleurs, le développement des réflexions autour des problématiques environnementales appelle de plus en plus souvent à ré-interroger la valorisation sociale de la mobilité : dans ce cadre, faut-il accepter la norme de la mobilité automobile et permettre à ceux qui ne le peuvent pas encore d’y satisfaire quitte à polluer davantage, ou convient-il au contraire d’ouvrir la possibilité de trouver une place dans nos sociétés en dérogeant à l’exigence de mobilité ? Le fait que le développement de l’accès au volant apparaisse comme le moyen le plus efficace de réduire les inégalités de mobilité rend la réponse encore plus ardue à construire, si l’on souhaite concilier des objectifs de préservation de l’environnement et de redistribution sociale sous contrainte d’efficacité économique.
Mobilités et ressources.
Les comportements de mobilité mettent en évidence des inégalités de diverse nature dans les pratiques spatiales. Ils présupposent en effet la mobilisation d’un capital d’expériences (connaissances des espaces, des opportunités d’activités), de ressources (physiques, financières, culturelles, relationnelles), de compétences (connaissance et représentation des réseaux de transport, aptitudes requises pour le permis de conduire et la conduite automobile), lequel s’insère dans un jeu de contraintes financières, culturelles, mais aussi d’agencement spatio-temporel des programmes d’activité. « [La mobilité] comme question sociale renvoie à la question de la compétence : tous les groupes sociaux ne sont pas égaux face à l’accès à la mobilité, ni ne possèdent la même compétence de gestion de la mobilité. […] Une mobilité positive pour les groupes favorisés peut se transformer en précarité pour les groupes défavorisés. La mobilité n’est ni bonne ni mauvaise en soi » (Desjeux, Bonnet, 2000, p. 18).
Cette manière de relier la mobilité au capital social des individus appelle à définir un cadre d’analyse des compétences requises dans la réalisation des mobilités. C’est le sens de la proposition du concept de motilité avancé par Vincent Kaufmann (2001). La motilité représente la capacité à être mobile, c’est-à-dire la manière dont un individu ou un groupe parvient ou non à faire sien le champ des possibles en matière de mobilité en vue d’accomplir un certain nombre de projets d’activités spatialement et temporellement définis. Elle apparaît inégalement répartie au sein de la population pour des raisons économiques (revenu et motorisation par exemple), sociales, culturelles ou cognitives.
Thierry Ramadier (2005) [3], dans la communication qu’il a présentée au colloque, montre le caractère essentiel de ces deux dernières dimensions. Il met en évidence la façon dont les représentations cognitives de l’espace urbain chez des étudiants issus de différentes origines géographiques (Europe du sud, Afrique de l’Ouest) et vivant depuis plus ou moins longtemps dans la ville sont à relier au capital culturel initial de ces individus. Il montre également comment ce capital culturel évolue en fonction des pratiques de la ville sous-tendues par les représentations cognitives. La construction de l’expérience urbaine, le processus d’appropriation des espaces se font de façon progressive, à l’image du centre-ville à l’adolescence, qui exerce une attraction à la fois comme lieu d’anonymat et de socialisation, et que les jeunes adolescents investissent progressivement au fur et à mesure qu’ils grandissent (Zaffran, 2005).
Les différences de capital social paraissent aussi se traduire spatialement. Pour comprendre les inégales aptitudes à la mobilité, aux côtés de l’analyse de la mobilité effectivement réalisée, une voie d’investigation actuelle porte ainsi sur la mobilité potentielle (à quoi peut-on accéder, et comment ?). La mobilité potentielle est donc approchée par le biais de l’accessibilité, avec l’hypothèse qu’une mauvaise accessibilité à des activités essentielles peut gêner l’insertion sociale des individus, jusqu’à représenter un facteur d’enclavement et de discrimination majeur (Le Breton 2004, Orfeuil 2004). Différentes recherches pointent ainsi les défauts d’accessibilité.
Ainsi, Sandrine Wenglenski (2005) montre dans une communication présentée lors du colloque que le potentiel d’emplois utiles accessible en un temps donné est nettement plus important pour les cadres que pour les ouvriers d’Ile-de-France du fait de la géographie des emplois et des résidences de ces deux catégories professionnelles [4]. David Caubel (2006) analyse le temps nécessaire pour accéder à un panier composite d’aménités urbaines intégrant des services à la personne, des achats, et des loisirs, composé à l’image classique des « paniers de biens ». Ce travail met lui aussi en évidence des accessibilités inégales, cette fois au sein de l’agglomération lyonnaise, en fonction de la centralité, du niveau moyen de revenu du quartier de résidence et selon l’usage des modes de transport (la voiture, nettement plus performante que les transports collectifs). Un « effet-localisation » existe, et le fait d’habiter des zones aisées se distingue, outre un taux de motorisation plus élevé, par de meilleures possibilités d’accès aux aménités retenues.
Dans cette voie de recherche, la contribution à ce dossier d’Albert Gueissaz et al. étudie le recours (et le non-recours) aux services collectifs. Elle permet de dépasser le constat du rôle de la disposition spatiale réciproque des équipements et de leurs usagers potentiels. Elle construit en effet l’accessibilité sociale de ces services, tenant compte des ressources économiques et cognitives des usagers potentiels d’une part et des attentes et besoins qu’ils formulent vis-à-vis de ces services d’autre part.
Tous ces travaux renforcent l’intérêt à accorder à la capacité d’appropriation différenciée des possibilités de mobilité par les individus et les groupes sociaux. Ainsi, les différences de mobilité ne sont pas faites que de différences de pratiques. Elles résultent en amont de différences de représentations et de positions sociales. L’une des conséquences que l’on peut tirer de ce constat est d’ordre méthodologique. Nous y viendrons ci-dessous. Une autre conséquence concerne la forte exigence de discernement adressée aux politiques publiques. Dans un contexte de motilités très variées, les mesures appliquées sans précaution de manière uniforme ont souvent des retombées à la fois non souhaitables et difficiles à repérer. Christophe Jemelin et al. le montrent bien dans leur contribution à ce dossier : les politiques restreignant l’accès au centre aux automobiles, en renforçant les coûts d’usage de ce mode et en renforçant l’augmentation des prix du foncier au centre-ville, tendent à renforcer les inégalités d’accès selon la profession.
Approches et méthodes.
Le constat vient d’être dressé que la compréhension des facteurs de différenciation de mobilité implique de s’intéresser non seulement aux pratiques de déplacement, mais aussi aux capacités des individus et des groupes sociaux à valoriser les potentialités dont ils peuvent disposer. Apparaît ainsi la nécessité d’approches variées pour aborder les questions qui nous intéressent ici. Les thématiques de la mobilité favorisent en particulier un usage croisé de méthodes d’analyse tant quantitatives que qualitatives : elles rappellent si besoin est, que plutôt que de s’opposer, elles doivent être envisagées en complémentarité. L’approche pluridisciplinaire permet en effet de compléter les modes d’appréhension de la mobilité et d’élaborer une réflexion sur les éclairages contrastés et complémentaires apportés par les différentes méthodes d’investigation. La convergence des textes autour de thématiques proches invite à s’interroger sur la pertinence d’un partage disciplinaire fondé sur les objets, le partage apparaissant ici plutôt reposer sur des postulats et des méthodes d’appréhension .
Parmi les objectifs du groupe de travail « Mobilités spatiales et fluidités sociales », les interrogations méthodologiques sont essentielles. Il s’agit clairement d’aider à introduire, dans un milieu scientifique très imprégné de préoccupations opérationnelles et d’une culture d’ingénieur, des approches différentes, souvent plus qualitatives. Le postulat du groupe de travail est aussi que les acquis des travaux quantitatifs plus classiques dans les études de déplacement sont également profitables aux approches moins statistiques. Ce dossier mêle donc volontairement des travaux souvent publiés dans des supports distincts.
Le croisement des méthodes d’investigation, Lionel Rougé, géographe de formation, le pratique et présente des analyses issues d’entretiens semi-directifs, proches de la méthode de l’entretien compréhensif développée par Jean-Claude Kaufmann (1999). Le but est ici d’accéder à des informations biographiques, sans toutefois qu’il ne s’agisse de véritables récits de vie, qui permettent de cerner l’intégralité des parcours des informateurs, en l’occurrence des périurbains toulousains modestes. Cette méthode est utilisée afin de faire émerger les logiques dans lesquelles s’inscrivent les trajectoires individuelles. Le nombre d’entretiens recueillis (38) permet d’envisager des rapprochements entre les trajectoires ainsi repérées. Sur la question fortement émergente des populations pauvres péri-urbanisées, cet apport ouvre la voie à l’identification de variables déterminantes à la construction de typologies nécessaires à la mise en œuvre d’approches quantitatives. Ce protocole d’enquête pourrait s’inspirer des méthodes croisées d’investigation développées notamment par les démographes, en collaboration avec des sociologues : un entretien semi-directif suit la passation d’un questionnaire lui-même déjà très complet, dans le but d’approfondir une ou plusieurs thématiques particulières (Bonvalet et al., 1999).
Albert Gueissaz et al., de même que Yannick Sencébé et Denis Lepicier proposent eux aussi dans leurs articles d’intéressants croisement de méthodes d’enquête et d’analyse, chacun des outils étant utilisé de façon à pouvoir compléter l’autre. Dans leur recherche sur l’inégal accès aux services collectifs dans l’arrondissement du Havre, Albert Gueissaz et al. utilisent dans un premier temps l’enquête par entretiens semi-directifs accompagnée d’observations pour définir leurs enquêtes par questionnaires. Il s’agit d’un usage étendu des pré-enquêtes sociologiques. La consistance de ce matériau leur permet de revenir ensuite sur ces mêmes enquêtes afin d’affiner les résultats obtenus par des méthodes qualitatives.
Dans leur recherche sur les migrations résidentielles, Yannick Sencébé et Denis Lepicier ré-interrogent un outil statistique, le recensement de la population, à la lumière de leurs propres recherches afin de mesurer deux phénomènes que les auteurs considèrent comme étant des moteurs du processus de migrations des pôles urbains vers les zones rurales : la différenciation des profils de migrants et des projets qui les soutiennent, et la ségrégation qui marque les trajectoires d’une partie d’entre eux. L’apport des recherches qualitatives est ici d’avoir fait émerger une compréhension des évolutions en cours dans les zones rurales que l’analyse statistique vient compléter. Cet exercice permet aussi de souligner les limites de cette exploitation statistique et souligne l’intérêt de croiser les méthodes d’enquête. Ce travail, fruit d’une collaboration entre un économiste et une sociologue, est l’occasion de confronter « [une opposition entre] une économie comme science des comportements individuels et une sociologie ou une anthropologie définies comme sciences de la Société et de la Culture, totalités globales ou locales, c’est-à-dire comme science du collectif » (Gramain et Weber, 2001, p. 138). La construction d’une démarche permettant de dépasser une telle opposition suppose une « traduction préalable » du terrain d’enquête autour d’objets scientifiques et d’outils d’analyse communs. Cette complémentarité est ici fournie par un support d’enquêtes sociologiques ― donc une connaissance fine du terrain ― qui conduit à interroger le recensement sur ses marges tout en étant vigilant sur ses limites. Cela permet ainsi d’interroger des catégories élaborées a priori à partir de catégories « indigènes », c’est-à-dire des catégories du langage commun.
S’ils ne font pas appel à des matériaux d’enquête spécifiques, et se concentrent sur des analyses secondaires d’enquêtes quantitatives, les trois autres articles ne sont pas sans enseignement méthodologique. Ils montrent tout l’intérêt qu’il peut y avoir à multiplier tant les comparaisons d’enquêtes que les angles d’analyses et les outils de mesure à partir de ces bases de données, dans le but d’enrichir la mesure et la compréhension des liens entre les différentes formes de mobilité et les grandes tendances de différenciation, de ségrégation et d’inégalité sociale.
Patricia Lejoux fait ainsi appel aux panels de « suivi de la demande touristique », ainsi qu’aux données du recensement général de la population, pour parvenir à cerner des pratiques multiformes qualifiées de mobilités du temps libre, en prenant pour champ spatial les destinations situées sur la façade Atlantique. En effet, ces mobilités touristiques ou d’agrément ne sont a priori pas aisées à appréhender car elles se situent au carrefour de la mobilité résidentielle (et notamment des migrations de retraite), des pratiques spatiales régulières (liées au phénomène des résidences secondaires et à l’alternance entre deux domiciles), et des déplacements touristiques périodiques plus classiques. Ce matériau, mis en perspective avec les transferts financiers inter-régionaux, lui permet d’analyser les conséquences de ces mobilités sur les processus de différenciation des territoires, via les revenus générés par ces formes de mobilités touristiques.
Dans l’objectif d’appréhender et de comprendre l’impact du revenu sur l’accès au volant et sur les niveaux de mobilités personnelles, quotidiennes et à longue distance, Christelle Paulo se livre à une analyse secondaire de données d’enquêtes statistiques sur les déplacements (l’enquête nationale transport de 1994 et l’enquête-ménages déplacement lyonnaise de 1995). Une analyse systématique des niveaux de mobilité, désagrégés par motif et par mode, réalisés les jours de semaine et de week-end, a été menée pour les actifs, les actives et les femmes au foyer. L’élaboration et l’analyse comparée d’indicateurs synthétiques de diverse nature (de niveau vie normalisé, d’accès individuel au volant, de niveau de mobilité, de mesure d’inégalités) permettent de faire émerger le rôle respectif du revenu, du statut d’activité, de l’accès au volant, dans les écarts de niveaux de mobilité mis en évidence.
Christophe Jemelin et al. présentent un travail comparatif conséquent, à la fois spatial et temporel, puisqu’il vise à analyser les « inégalités sociales d’accès au centre des villes » compte tenu des politiques de transport qui y sont menées. Dans cette optique, les auteurs analysent les évolutions dans l’accès au centre de huit agglomérations, françaises et suisses, aux politiques de transport (stationnement, transport public) contrastées ces dernières décennies. La prise en compte des spécificités et de l’histoire propre à chaque contexte urbain, une méthodologie d’analyse contrôlée des différentes bases de données, permettent d’éviter les écueils liés à la comparaison de données issues de sources différentes : les enquêtes-ménages déplacements françaises d’un côté et le micro-recensement suisse, de l’autre.
Ces travaux montrent, si besoin était, la richesse des différentes approches menées autour des problématiques d’inégalité et de mobilité. Leur mise en perspective permet de ré-interroger les résultats obtenus et les matériaux recueillis, d’apporter du sens à des données statistiques désincarnées ou au contraire de fonder et valider empiriquement des interprétations qui découlent de résultats obtenus sur un petit nombre d’observations. L’énoncé de ces intentions ne doit pourtant pas occulter le chemin qui reste à parcourir, la méconnaissance réciproque se traduisant souvent par l’absence d’un langage minimal commun et les rigidités institutionnelles ou disciplinaires faisant que personne n’a vraiment intérêt à sortir de son domaine.
Des pistes à poursuivre.
Il est évidemment impossible de conclure ce rapide panorama autrement qu’en présentant certaines pistes de recherche, que nous n’avons pas encore évoquées. Nous y sommes d’autant plus incités que les débats dont le colloque s’est enrichi en ont abordé plusieurs. Nous y voyons le signe d’un sujet de recherche vivant.
Ce dossier et les débats du colloque rendent compte de la multiplicité des échelles spatiales et temporelles à partir desquelles il faut saisir la mobilité des personnes. Les choix résidentiels sont depuis longtemps identifiés comme une variable déterminante des pratiques de mobilité quotidienne. Pourtant, ces deux dimensions ne sont pas simples à saisir ensemble. L’appareil statistique habituellement disponible a notamment du mal à lier résidence et mobilités quotidiennes ou plus exceptionnelles. Si l’on souhaite croiser la trajectoire professionnelle, la trajectoire résidentielle, les mobilités et l’évolution familiale les difficultés sont évidemment encore plus importantes. Un autre écueil provient de la difficulté à lier trajectoire professionnelle, trajectoire résidentielle et projet de famille. Une telle approche permettrait d’avoir une vue d’ensemble des mobilités et par là même des inégalités, en particulier celles liées au genre. Ces inégalités d’accès ne touchent pas simplement les personnes à faible revenu mais l’ensemble de la société et cela est d’autant plus vrai lorsque les femmes sont mères de jeunes enfants, d’où l’intérêt de lier les différentes trajectoires.
Aujourd’hui, on ne prête peut-être pas assez attention aux transformations importantes qui affectent les pratiques de mobilité résidentielle en Europe. La périurbanisation, par exemple, n’est pas seulement le choix sous contraintes d’une localisation plus éloignée du cœur de l’agglomération, ainsi que le montre par exemple la thèse de Vincent Hervouet (2005). Elle correspond aussi à des bouleversements parfois radicaux dans la manière dont les familles concernées habitent le domicile et s’inscrivent dans le territoire qui les accueille. Elle correspond toujours aussi à une transformation des pratiques de déplacement « réversibles » qui ne se résume pas, loin s’en faut, à l’allongement des distances moyennes.
Un milieu encore trop restreint de chercheurs et praticiens commencent à bousculer le discours jusque là convenu sur le périurbain. Celui-ci consiste essentiellement à fustiger les habitants des périphéries en soulignant l’inconséquence pour eux et pour la collectivité de leurs choix résidentiels. Il traite l’espace périurbain comme un ensemble informe largement indifférencié, un « vide conceptuel » entre les espaces urbains et ruraux. Il ne propose comme réponse qu’un modèle urbain alliant forte concentration, haut niveau de services collectifs, brassage et anonymat, c’est-à-dire exactement ce que rejettent ceux qui font le choix de l’éloignement. Sortir de ce schéma de pensée exige sans doute des approches plus globales de la mobilité et de l’habitat, pour être en mesure de prendre en compte les attentes et aspirations que révèle la dynamique périurbaine et de les articuler aux exigences collectives, en particulier environnementales.
Les transformations contemporaines de la mobilité résidentielle sont également souvent combinées à des formes de mobilités encore atypiques, mais révélatrices d’aspirations, de tensions et de tendances lourdes de conséquences pour l’avenir. Les phénomènes de bi-résidentialité ou de forte volatilité du lieu de résidence sont souvent associés à des pratiques d’hypermobilité. Ces phénomènes quantitativement peu répandus sont en forte diffusion. Ils nécessiteraient que l’on s’y intéresse de plus près car ils interrogent à la fois plus généralement la notion de contraintes et leur intériorisation, et les relations entre les nouveaux « modes d’habiter » et les mobilités.
Une seconde entrée peut aider à alimenter les recherches futures autour de la question des différenciations et des inégalités en matière de mobilités. Elle peut être exprimée par un paradoxe. D’un côté, le constat d’un renouvellement des inégalités sociales est presque devenu classique. Divers travaux anglo-saxons ont insisté sur les recompositions sociales accompagnant la globalisation et montré qu’elles traversent les classifications habituelles, par exemple la Pcs. L’autre face du paradoxe est la faible diffusion de ces analyses dans les travaux s’attachant aux inégalités de mobilité.
Certes, des travaux s’intéressent à de nouvelles catégories de population et à leurs difficultés propres. C’est en particulier le cas pour les néo-ruraux ou les habitants modestes du péri-urbain. Pourtant, force est de constater que des analyses pourtant largement diffusées ne trouvent encore qu’un faible écho dans le milieu de la socio-économie des transports. Ainsi, par exemple, les analyses concernant la gentryfication des quartiers centraux des grandes métropoles mettent en avant l’évolution en forme d’haltères des profils sociaux de ces zones : leur conquête par les classes aisées s’accompagne de l’éviction des classes moyennes et du développement d’une classe pauvre vivant dans la précarité des activités de services à destination de l’élite (Sassen, 1991). Cette analyse traitant d’un phénomène sans doute plus accentué dans le monde anglo-saxon (Petsimeris et Ball, 2000), n’est cependant pas sans résonance en Europe occidentale. Elle devrait attirer notre attention sur deux aspects. Elle incite tout d’abord à nous méfier davantage de la caractérisation spatiale des populations : les « pauvres » n’habitent pas que les quartiers « pauvres » et évidemment, dans les zones « riches », tout le monde ne l’est pas. Elle amène ensuite à interroger la dynamique ségrégative de périurbanisation : son moteur principal est-il un mouvement indifférencié de hausse du foncier comme, de manière implicite, on le considère souvent, ou cette dynamique met-elle en cause des processus plus complexes et différenciés de spécialisation économique des agglomérations ? Les efforts faits par les agglomérations pour développer des activités à haute valeur ajoutée sont-ils sans conséquences sur les dynamiques de ségrégation résidentielle intraurbaines ?
Un autre exemple de rapprochement des travaux sur la mobilité avec la littérature concernant le renouvellement des inégalités peut s’appuyer sur l’ouvrage à l’époque bien médiatisé de Robert Reich, L’économie mondialisée (1991). Cet auteur défend en effet la thèse selon laquelle c’est désormais sa capacité de « manipulateur de symboles » qui fonde la domination de l’élite sociale recomposant fortement la hiérarchie préexistante. Daniel Cohen (1997, p. 78) corrobore ce constat « d’un éclatement des inégalités au sein de chaque groupe socioculturel » appuyé sur les exigences en qualifications de la « troisième révolution industrielle ». Cette économie de la compétence participe aux dynamiques inégalitaires contemporaines, même si elle ne les fonde pas aussi profondément que l’annoncent certains auteurs. Cependant, trop peu d’analyses cherchent à vérifier si un lien existe entre les différentes dimensions de la mobilité comme capital et cette valorisation des savoirs individuels.
Le renouvellement supposé des inégalités a enfin suscité divers travaux à base statistique pour tenter de rendre compte de la recomposition en cours. En France, on peut citer ceux de Philippe Julien, à l’Insee (Julien et Pumain, 1996), et ceux de l’équipe Strate avec Pierre Beckouche et Félix Damette (1993). Les quelques tentatives menées pour utiliser ces appareillages statistiques renouvelés dans des analyses de mobilité ouvrent plutôt d’encourageantes perspectives : concernant la mobilité à longue distance, par exemple, elles ont conduit à des ré-interprétations parfois lourdes de sens de résultats que l’on pensait acquis (Klein, 2003). Même si les difficultés méthodologiques sont toujours importantes, les problématiques urbaines d’étalement sont sans doute un champ sur lequel de tels outils pourraient être appliqués avec profit.
Pour autant qu’elles se renouvellent, les inégalités sociales présentent une dimension économique essentielle et restent largement corrélées aux disparités de revenus. Dans ce cadre, les approches par les dépenses consacrées aux déplacements (Polachini et Orfeuil 1998, Nicolas et al. 2001, Berri et al. 2001, ou dans les contextes des villes du « sud », Diaz Olvera et al. 2001) constituent une voie d’investigation qui mériterait d’être approfondie. Là encore, les difficultés de méthode sont importantes : au plan quantitatif, non-neutralité de l’indicateur de niveau de vie choisi sur le classement des ménages, risque d’oubli ou de mauvaise classification de certaines dépenses, difficulté d’analyser conjointement mobilité et dépenses… Ces approches quantitatives gagneraient de plus à être complétées par des appréhensions qualitatives pour apporter des éléments de réponse sur des questions encore trop mal connues. On dit souvent que les ménages périurbains n’anticipent pas correctement leurs dépenses de transport. Quelle est l’influence en la matière d’attitudes individuelles plus générales, vis-à-vis de l’argent, du futur… ? Dans quelle mesure les solidarités informelles, les réseaux sociaux libèrent-ils des marges de manœuvre pour limiter ces dépenses ?
Enfin, on ne peut guère envisager une thématique telle que mobilités et inégalités comme un champ de pure spéculation intellectuelle. La question implicitement posée est évidemment celle des politiques publiques qu’il serait souhaitable de voir mises en œuvre. De ce point de vue, plusieurs défis nous semblent adressés à la recherche comme aux politiques publiques.
Chacun reconnaît la valeur sociale élevée que nos sociétés confèrent à la mobilité. La liberté de circuler est considérée comme fondamentale. Dans le même temps, les économistes s’intéressant aux transports font le constat d’une dépréciation constante des prix relatifs de transport depuis au moins deux siècles. Le simple constat de cette valeur sociale élevée et de cette faible valeur économique est étonnant, sauf à expliquer comment le premier terme nous a conduit à développer les moyens (par exemple techniques) du second. Pour notre propos, l’important est peut-être d’abord que cette relative faiblesse des prix constitue sans doute un facteur de minoration des inégalités de mobilité. Dans ce cadre, l’idée selon laquelle les prix du transport sont historiquement bas et peuvent, dans un futur proche, remonter sensiblement et durablement pour des raisons environnementales et énergétiques devient lourde d’enjeux. Si la mobilité venait à se transformer pour devenir rare et chère, les « inégalités de mobilité » pourraient prendre une acuité encore mal imaginée.
Ces réflexions sur le prix de la mobilité amènent à un second défi : celui de la transversalité. En effet, il est aujourd’hui acquis que les politiques urbaines ne doivent pas être sectorielles, mais qu’il est nécessaire de chercher une cohérence plus large entre les politiques de transport et celles traitant de l’urbanisme ou d’autres aspects de la vie des agglomérations. Dans le même temps, il nous semble que, dans le seul domaine de la mobilité, les enjeux environnementaux sont trop souvent dissociés des enjeux sociaux. L’évaluation des impacts sociaux des mesures de tarification envisagées ou mises en œuvre pour réduire la circulation automobile est souvent faible voire absente. De la même manière, les réflexions autour de l’accès généralisé à la voiture ignorent largement les objectifs environnementaux poursuivis par ailleurs. Des outils existent pour établir des ponts entre ces préoccupations : le concept « d’inégalités écologiques » ou encore le calcul économique par exemple. Ils doivent être saisis dans cette optique.
Un dernier défi porte sur la notion d’équité. Nous avons évité de préciser selon quels critères d’équité nous entendons les questions d’inégalités. Ce n’était sans doute pas le lieu dans l’introduction de ce dossier mais il convient au moins de souligner qu’il n’y a consensus ni sur les moyens d’une politique publique qui viserait une plus grande équité en matière de mobilité, ni sur ses objectifs. En conséquence, il semble utile que les chercheurs n’occultent pas ces questions par nature idéologique. Leur rôle est aussi de construire des arguments pour alimenter les débats sur ces choix.