Cet article a pour ambition d’appréhender, par l’observation des pratiques et des représentations de la mobilité, les processus de (dé)construction de l’urbanité, comme une façon d’être dans la ville, des ménages de catégories sociales modestes qui se mettent à distance de la ville (Monnet et Capron, 1992). Il s’inscrit dans un travail de thèse soutenu récemment sur les modes de vie des pavillonnaires toulousains et plus particulièrement ceux dont l’installation s’avère fortement contrainte par les conditions du marché immobilier et foncier (Rougé, 2005).
Après une présentation rapide des ressorts de l’installation de ces familles en maison individuelle et des conditions de sa réalisation dans l’espace périurbain, nous porterons plus particulièrement notre attention sur les différentes modalités de leur mobilité et sur un des aspects constitutifs d’une analyse de leurs modes de vie, à savoir, la manière dont les individus rencontrés s’inscrivent dans la « ville ».
La variation de la capacité de mobilité va influencer les modes d’expérimentation de la ville. Cet éloignement des lieux urbains pose un problème à l’acuité toute particulière puisque ces familles se sont pour la plupart installées dans des communes peu équipées et le plus souvent mal desservies en transports en commun. Nous insisterons premièrement sur le rôle de l’automobile en tant que moyen de mobilité nécessaire dans la recomposition de la relation aux espaces et à l’altérité. Puis nous porterons notre attention sur les déplacements moins contraints, tant ceux « nécessaires », c’est-à-dire en lien avec l’accès aux services et aux commerces, que ceux du temps libre.
Il est alors possible de formuler comme hypothèse que le dessin de cette urbanité affecte l’ensemble des pratiques résidentielles et plus précisément la sphère des sociabilités. Les territoires qui se dessinent, à leur mesure, interfèrent sur la lecture des espaces et les usages entre individus ― tant dans la sphère locale que micro-locale. Ainsi, ces familles ne finissent-elles par se vivre comme mises à l’écart de la ville et de la société, alors qu’elles cherchaient juste à s’en mettre à distance ?
Terrain et méthodologie.
L’aire urbaine toulousaine [1] est avant tout reconnue pour sa croissance démographique, la deuxième du pays, et l’ampleur du mouvement de périurbanisation. En effet, tandis qu’elle concerne aujourd’hui 341 communes autour de la « ville rose », l’aire urbaine déborde désormais des limites administratives du département de la Haute-Garonne comme de celles de la région Midi-Pyrénées et s’inscrit dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Toulouse, ce qui, statistiquement, en fait aujourd’hui l’une des aires urbaines les plus étendues de France, mais également l’une des moins denses (presque un million d’habitants pour 4000 kilomètres²).
Ce mouvement de périurbanisation porte également en lui une autre caractéristique : le parc immobilier des communes périphériques est composé pour les trois-quarts de maisons individuelles, un type d’habitat occupé, aux trois-quarts, par des propriétaires ou des accédants à la propriété. Cet essor de l’habitat pavillonnaire périurbain doit beaucoup à la réorientation des politiques publiques du logement, à partir de 1977, en particulier aux aides accordées à l’accession à la propriété et à la maison individuelle. L’offre périurbaine est toutefois devenue de plus en plus sélective sur le plan social, en raison du renchérissement du foncier et de l’immobilier. Cette hausse des prix a contraint les ménages les plus modestes à s’installer dans les communes les plus éloignées de la ville et des axes routiers ou les moins valorisées [2].
Enfin, la dernière caractéristique de cette périurbanisation tient aux spécificités du développement économique toulousain qui a vu l’arrivée massive de salariés qualifiés (ingénieurs, techniciens et cadres) de la « nouvelle économie » travaillant dans le secteur de l’aéronautique et des nouvelles technologies. Le mouvement résidentiel périurbain est ici nourri par les stratégies résidentielles d’une classe moyenne plutôt aisée, souvent originaire de régions fortement peuplées et urbanisées, à la recherche d’un environnement de qualité et dont les conduites structurent les modèles sociaux et les valeurs.
Dans ce contexte le questionnement s’appuie sur une enquête compréhensive conduite auprès de ménages périurbains dans sept communes de la périphérie toulousaine, dont quatre comportent des lotissements et sont situées à plus de trente kilomètres de Toulouse et trois localisées au-delà de quarante kilomètres de la ville-centre, et dans lesquelles l’urbanisation se fait sous la forme de pavillons isolés. Ce « périurbain lointain », externe au pôle urbain, est un territoire moins dense, composé de bourgs et de petites communes ayant accueilli des ménages toulousains à partir des années 1980. Il concerne aussi bien ce que certains géographes appellent la troisième couronne, que des communes plus éloignées dans un espace « rural ».
In fine, le corpus est constitué de trente-huit entretiens, dans lesquels le ou la conjoint-e (onze cas) et les enfants (trois cas) sont parfois intervenus [3]. Si les caractéristiques familiales des ménages correspondent au profil habituel des périurbains (beaucoup de couples avec de jeunes enfants), ils appartiennent cependant aux couches inférieures des « classes moyennes », ils sont employés ou agents de maîtrise plutôt qu’ingénieurs ou cadres. Autre particularité, de manière significative seul un des conjoints travaille, le plus souvent l’homme, là où la majorité des ménages périurbains sont bi-actifs. Précisons qu’au moment où ils ont formulé leur projet d’accession, la plupart de ces ménages étaient alors bi-actifs, ce qui n’est plus le cas lorsqu’ils ont été rencontrés après leur installation. Deux raisons peuvent expliquer cette rupture. Soit l’un des conjoints est confronté au chômage et éprouve des difficultés à se réinsérer correctement sur le marché de l’emploi. Soit la femme s’arrête de travailler à l’occasion d’une maternité, qui a souvent déclenché le projet d’installation en maison, puis démissionne avec l’espoir de retrouver un emploi à proximité du nouveau domicile. Elle fait alors l’expérience de la faiblesse de l’emploi local et subit les effets de son éloignement du marché du travail principal, celui de l’agglomération. De fait, la durée de son inactivité s’allonge. De telles situations, on s’en doute, ne peuvent pas rester sans incidences sur les ressources financières du ménage et à long terme, dans un contexte d’accession, sur l’équilibre psychologique des familles, d’autant qu’elles n’avaient pas été prévues. Enfin, sur les cinquante-six actifs occupés de ces ménages, tente-neuf sont des « navetteurs » qui travaillent dans l’agglomération toulousaine.
Les matériaux recueillis, lors de ces entretiens, ont fait l’objet d’une analyse thématique, portant sur les représentations et les pratiques de l’espace, afin d’identifier les lieux et les échelles autour desquels se structurent les territoires vécus. Centrée dans un premier temps sur le parcours biographique de la personne, cette approche compréhensive a permis de repérer dans quelles logiques s’inscrivent les trajectoires individuelles. Elle met en évidence le poids des processus externes dans la formation de ces mobilités résidentielles.
Une installation périurbaine sous contraintes et une accession fortement mobilisatrice.
L’élément majeur qui ressort de ces enquêtes est le choix de la maison individuelle comme type de logement. Celle-ci semble répondre, comme le soulignent des travaux récents (Jaillet et al. 2005 ; Berger 2004 ; Pinson et Thomann 2002), au même idéal d’autonomie et de maîtrise de sa distance aux autres. Elle témoigne surtout, pour de nombreuses familles, de la volonté de s’installer dans une sorte de normalité sociale. Certes la maison individuelle, en se développant, s’est diversifiée et elle peut être aussi bien localisée dans un groupement de maisons identiques et en bande, ou dans un lotissement, ou encore sur une parcelle au milieu d’un champ… Mais ce qu’offre avant tout ce type d’habitat, c’est un certain nombre de garanties devenues nécessaires à l’aune de la société contemporaine : l’aspiration à se tenir à distance de toute contrainte sociale, pour ce qui touche à la vie familiale, dans un espace privé susceptible de participer à leur réassurance et à la protection des leurs ― la « tranquillité ».
Cependant, bien des éléments participent à sa différenciation : la localisation, l’environnement, la taille du lot, mais aussi l’époque de construction ou encore le type de maison. Cette distinction se retrouve en particulier entre d’un côté des ménages ayant bien cherché à s’éloigner de la ville et d’autres, pour qui, l’installation campagnarde répond davantage à une contrainte financière liée au renchérissement du marché immobilier dans la partie dense.
La volonté d’accéder à une maison individuelle « à la campagne » reste le désir de bon nombre de ménages français [4] et celui-ci s’avère encore plus prégnant pour des ménages souhaitant sortir d’un logement collectif en Hlm, dans lequel ils n’arrivent pas à se réaliser [5]. Pour ces ménages cherchant à se conformer à la norme sociale, l’accession à la propriété d’une maison individuelle est présentée comme une priorité. Elle correspond à une façon de vivre qu’ils admirent et recherchent. En outre, elle demeure pour eux un bon moyen de quitter le logement social collectif et la ville. Pour ces familles, le village et la campagne représentent un « modèle d’adéquation entre cadre physique et relations sociales, modèle d’appropriation d’un espace […] une échelle de dimension maîtrisable et, pourquoi pas, d’un entre-soi » (Baudin et Dupuy, 2001, p. 77) mais, peut-être surtout, un mythe, un « espace de projection et réservoir de sens » (Bidou, 1982, p. 68).
Peu de ménages, dans cette figure plus contrainte, admettent avoir volontairement choisi leur commune d’installation indépendamment du prix du foncier et/ou des impôts locaux, même si certains rationalisent et la présente comme un choix. Ils ont tous conscience que le prix du terrain et des taxes diminue par rapport à la distance au centre. Un ménage exprime même n’avoir pas vraiment envisagé de quitter la ville de Toulouse, en tout cas pas de manière aussi rapide, c’est le marché du logement à la fois par sa cherté et par son manque de diversité en matière d’habitat qui les a confortés dans un départ en périurbain : « On avait quand même demandé s’ils [l’Ophlm] pouvaient nous trouver un logement plus grand vu que la famille s’agrandissait, mais les seuls appartements qu’ils nous proposaient c’était au Mirail et il était hors de question d’aller là-bas, alors ensuite on s’est renseigné sur Blagnac, mais dans ce cas alors pour acheter, mais c’est tellement cher là-bas aussi, même les maisons collées les unes aux autres c’était pas dans nos prix, donc on s’est dit eh bien autant aller un peu plus loin et quitte à s’éloigner autant partir à la campagne,…, ici c’était presque dix fois moins cher qu’à Blagnac ou Cugnaux pour une vraie maison et un grand jardin… » (F, 36 a, congé maternité).
Les descriptions que font ces familles de leur projet d’accession laisse apparaître une minimisation de la dimension financière, et cela malgré un contexte économique plus défavorable. L’accession semble y être plus fortement motivée par la fuite d’un environnement jugé désagréable et auquel ces périurbains ne veulent plus être « assimilés », celui du grand ensemble ou de la cité Hlm : « l’entourage de là-bas parce que c’était plus possible » (F, 43a, sans profession), « je voulais foutre le camp à tout prix » (H, 45a, employé).
La contrainte financière a un tel impact que le lieu de l’implantation en devient pour eux secondaire. La faiblesse des ressources ne permet pas de choisir, mais également, contrairement à d’autres ménages au profil équivalent, ils n’ont pas d’attache familiale dans la région et ne cherchent pas à s’installer au centre d’un système de lieux. Ils s’installent en périphérie de leur lieu précédent d’emploi et de logement. Ainsi, l’ensemble des termes qu’ils utilisent marquent davantage le hasard de leur installation plutôt que son choix : « on est tombé ici par hasard » (H, 42a, ouvrier), « on a atterri ici complètement par hasard » (H, 42a, chômage), « c’est vrai qu’on n’a pas cherché à savoir vraiment où c’était situé, le terrain et le prix nous convenaient » (H, 45a, employé). Une situation à l’inverse de celle que l’on peut rencontrer chez de la plupart des périurbains toulousains (Rougé, 2005), quand les ressources financières, culturelles et/ou sociales, sont suffisantes pour faire de la localisation un enjeu majeur de l’installation et de l’accession.
Trop d’éléments auraient pu mettre en échec cette acquisition or, comme on l’a vu précédemment, ils souhaitaient à tout prix quitter leur lieu de vie précédent. L’offre en services ne semble pas avoir été considérée, ou si peu, et leur arrivée dans ce type de communes « rurales » s’explique essentiellement par le prix du terrain. Leur installation est alors dictée par un ensemble de compromis ; la possibilité de construction, la faiblesse des taxes foncières et l’influence du promoteur. Un compromis si fortement intégré et accepté qu’il permet alors de gommer les contraintes de cet éloignement : «Disons qu’on n’a pas vraiment pensé à tout ça, on s’est dit que c’était un petit peu plus loin pour aller au travail mais bon pour avoir un petit coin de campagne et quelque chose à soi…» (H, 55 a, employé).
Ces ménages n’ont pas ou n’expriment pas d’attache familiale et sociale dans la prise en compte du choix de localisation à l’inverse d’autres observations faites dans le périurbain lointain (Jaillet, Rougé et Thouzellier, 2004). Seul le promoteur ou le constructeur est écouté et finit presque par choisir à leur place : « En fonction de l’argent qu’on pouvait y mettre, il [le constructeur] nous a emmené ici. » (H, 43 a, employé).
Au final, l’accession se fait exigeante en mobilisations [6], financière (avec des risques de surendettement), physique (du fait d’une mauvaise construction) et morale (avec un fort sentiment de sacrifice). Autant d’efforts pour des maisons qui, de leurs propres aveux, « ne prennent jamais de valeur » (F, 38a, chômage), mais leur permettent d’avoir « au moins une maison à soi, même si c’est une ruine » (H, 56a, ouvrier). Elle reste donc, pour beaucoup, un acte aux conséquences financières lourdes et durables dans le budget, notamment quand les ressources sont modestes. Les risques liés à l’endettement même s’ils sont minimisés par un certain nombre de dispositifs de sécurisation (assurances perte d’emploi) ou de lois protégeant les intérêts des accédants, sont bien réels. Malgré les aides de l’État, malgré une industrialisation des constructions abaissant les prix, et malgré la dédramatisation de l’endettement par les banques, l’accession continue de représenter un acte majeur. Cet acte peut être la source d’un épanouissement lorsqu’il est réussi. Qu’en est-il lorsqu’il est mal préparé ? Quelles en sont les conséquences sur les pratiques sociales et spatiales et le dessin des mobilités ?
Une inégalité dans la mise en œuvre de la mobilité.
Les ménages périurbains rencontrés n’accordent à la question des mobilités induites par leur installation résidentielle qu’une place tout à fait subalterne face au désir d’accession à la maison individuelle. Tout au plus relève-t-on l’adoption d’un rayon d’installation, pas toujours maîtrisé, formulé en distance-temps d’une demi-heure, jugé admissible afin de rester dans la proximité du lieu de travail. En outre, cette question de la mobilité n’est abordée que sous l’angle de la voiture individuelle présentée comme l’instrument fondamental de liaison dans l’espace périurbain. Un objet dont la diffusion, dans ces espaces étudiées, n’est pas équitable. En effet, chez un tiers des familles rencontrées, la conjointe n’a pas le permis de conduire au moment de l’installation. Quant au parc automobile il n’est, pour plus du tiers, composé que d’un seul véhicule.
L’approche de la mobilité est alors davantage marquée par leurs possibilités financières et leurs localisations résidentielles. Afin de mieux cerner ce qu’il en est, nous avons tenté de préciser, à partir des discours, les contours de cette mobilité, ses représentations et son vécu. Leurs variations sont autant de signes des formes de « motilité », « en tant que manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage pour développer ses projets » (Kaufmann, 2004).
Pour les ménages de ces communes, le décalage entre la localisation et les possibilités limitées de déplacement soulève des problèmes qui n’avaient pas toujours été envisagés : « on n’y a pas du tout pensé, …, ni à savoir si on allait être au moins desservis pas un autobus, on a juste regardé qu’on avait l’école primaire à 200 mètres et que c’était pas mal, c’est venu progressivement, et c’est vrai que le problème s’est posé quand il est parti au lycée et puis pour les stages, mais en même temps on s’est dit que son père passerait le chercher et il a fait avec, il a pris ce qu’il avait » (F, 42 a, employée ). Dans tous les discours, ce décalage conduit à reconsidérer le projet d’accession et le choix de la localisation dont ils reconnaissent avoir mal mesuré les conséquences : « C’est un effet pervers parce que l’achat de la deuxième voiture eh bien c’est ce qu’on paye pas pour le terrain, tout se retrouve sur les moyens de locomotion, le temps, les frais, c’est le prix à payer, mais c’est comme ça… il faut deux voitures et ici on fait tout en voiture… » (H, 44 a, technicien).
Ce manque de mobilité n’est d’ailleurs pas ressenti de la même manière par l’homme que par la femme. L’homme a plus souvent la possibilité de se déplacer, entre autres pour une raison professionnelle. Ce n’est pas le cas des femmes (absence de travail, absence de permis et/ou de véhicule) : « H : C’est pas trop mal desservi ici, il y a des bus qui passent
F : Où tu vas toi ! des bus, deux bus, un le matin à 7h30 qui part à Toulouse et un autre le soir à 18h30 qui en revient, alors tu m’as compris, tu parles d’une desserte !
H : Mais il y a la gare pas trop loin, au Fauga [3 kilomètres]
F : Ah oui ! Et tu y vas comment toi à la gare sans voiture ? »
(H, 42 a, ouvrier, F, 43 a, sans profession).
Disposer d’une voiture individuelle est d’ailleurs souvent une condition nécessaire pour accéder à des lieux de travail éloignés du domicile, même si certains ménages disent avoir une gestion tactique de l’unique véhicule afin de remédier à l’absence du second : « Ma femme travaille sur Toulouse… Je l’emmène le matin jusqu’à la gare où elle prend le bus et puis je vais la chercher le soir. Elle préférerait partir en voiture, mais pour le moment elle n’a pas encore le permis, elle doit le passer, et puis on voudrait ensuite acheter une deuxième voiture, mais bon ! C’est difficile et puis il va y avoir deux assurances, plus de frais, … » (H, 42a, chômage).
S’éloigner de son lieu de travail et faire de longs trajets journaliers, c’est enfin, pour ces ménages, s’infliger une fatigue quotidienne. C’est aussi devoir élaborer des stratégies pour éviter ou contourner les embûches de la circulation et tenter chaque jour de gagner pas seulement du temps, mais également de l’argent, parce que la voiture a un coût. Il s’agit de partir tôt, voire très tôt, pour éviter les encombrements, connaître les chemins détournés, les diverses alternatives possibles, pour disposer d’une palette de parcours en fonction des aléas afin, en particulier le matin, de ne pas arriver en retard : « Non, je ne prends pas l’autoroute, je prends la route jusqu’au péage et après le péage alors je prends l’autoroute, non, le péage c’est trop cher, payer pour aller à Toulouse, ça va pas ! Alors c’est sûr des fois il y a du monde, mais dans l’ensemble c’est impeccable. » (H, 42 a, ouvrier), « Au péage, moi j’y vais pas c’est trop cher ! […], tout le monde regarde le portefeuille, […], l’essence c’est 200 francs par semaine quand même » (H, 51 a, ouvrier).
Ayant négligé le coût de l’utilisation de l’automobile au moment de l’accession, dans la continuité d’autres études (Baudelle et al., 2004), ils en subissent, à moyen terme, les conséquences.
La description de leur mobilité s’apparente alors davantage, dans les cas rencontrés, à une organisation et à une attention qui s’avèrent plus vécues comme une contrainte nécessaire que comme une véritable « manière d’être » (Donzelot, 1999) : « Vous savez, même s’ils [les déplacements] vous pourrissent la vie, il faut les faire, donc automatiquement on les fait, il faut se faire une raison… » (H, 45 a, employé), « On est obligé de faire avec, on prend son mal en patience » (H, 42 a, ouvrier).
Pour autant, si l’usage de la voiture est contraint, elle n’en reste pas moins le seul moyen qui permette de s’affranchir à la fois des distances aux commerces et aux services urbains et de l’absence d’une bonne desserte en transports en commun. En effet, si la plupart des communes étudiées sont situées à proximité d’une ligne et d’un arrêt Sncf, seules les communes de Poucharramet et du Lherm n’en sont pas pourvus. Dans tous les cas, les zones d’habitat concernées restent très éloignées de la gare qui se situe où dans la commune limitrophe (la gare du Fauga pour les habitants de Lavernose-Lacasse, celle de Dieupentale pour la commune de Bessens) où dans la commune mais à trop grande distance (Saint-Sulpice-la-Pointe). De plus, outre les difficultés d’accès, les individus soulignent une certaine inadéquation ou une rareté des horaires : « Le train, c’est très limité les horaires en dehors du matin et du soir » (F, 40a, chômage).
Ici, à une trajectoire résidentielle peu maîtrisée s’ajoute le souci malgré tout d’une autonomie individuelle et d’une mobilité, devenue, plus que jamais, un mode d’accès aux rapports sociaux et spatiaux, qui ont du mal à se mettre en place. Les tensions qui en découlent vont avoir des conséquences dans l’expérience spatiale et sociale des individus tout comme dans leur capacité d’inscription dans la ville. Ainsi, le capital de mobilité, élément indispensable du vécu périurbain est, pour les ménages modestes rencontrés, installés dans l’espace périurbain lointain, fortement limité. Cette situation, relevant essentiellement de restrictions financières, les met en porte-à-faux avec le modèle d’une « ville à la carte » tel qu’il est pratiqué par la plupart des ménages contemporains intégrés.
Une expérimentation de la ville sous la contrainte.
Pour ces ménages plus contraints que les autres, l’insertion urbaine apparaît alors beaucoup plus difficile. Elle est d’ailleurs largement conditionnée par la durée de leur expérience citadine, celle-ci ayant ou non permis une familiarisation avec l’agglomération et ce qu’elle offre, et la constitution de réseaux sociaux dégagés de la proximité immédiate et du voisinage. Or nombre de ces ménages sont originaires d’autres régions françaises, ont vécu leur enfance dans les quartiers populaires des villes et se sont logés, à leur arrivée à Toulouse, dans une zone d’habitat social en grand ensemble : « Moi, mon parcours résidentiel ! Parfois j’ai l’impression de passer d’une marge à une autre, là ou j’ai habité, ou ils ont tout rasé, ou c’est devenu craignos, comme Le Mirail… » (F, 43a, sans profession). Ces situations résidentielles ont rarement favorisé la pratique de déplacements sur de larges périmètres et une circulation familière à l’échelle de l’agglomération.
À l’inverse des comportements de mobilité et des pratiques de l’espace caractéristiques des groupes sociaux appartenant aux « couches moyennes » qui peuplent majoritairement l’espace périurbain, ces familles développent des pratiques restreintes [7], structurées autour de quelques lieux de recours élémentaire et principalement inscrits dans l’aire de l’environnement immédiat de la commune, voire du logement. Elles font alors l’expérience de nombreuses frustrations puisque la faiblesse de leurs revenus leur interdit d’être des consommateurs comme les autres : « Là où c’est le moins cher,[…], Leclerc non, non je n’aime pas parce que c’est trop cher et puis c’est trop tentant » (H, 42a, chômage), « […] s’il manque quelque chose, tant pis, on essaye de tenir jusqu’au prochain voyage » (F, 42a, employée) ou encore « petit à petit j’ai organisé mes déplacements pour faire en sorte de passer dans des supermarchés moins chers. Ce que je fais aussi, c’est que je calcule pour faire l’essence là ou elle est la moins chère et je fais en sorte de tout regrouper dans le même parcours pour éviter de me déplacer à nouveau, mais c’est vraiment contraignant » (F, 47a, chômage). Ils doivent se contenter d’une offre commerciale de proximité dont ils dénoncent le manque de diversité et la cherté des produits : « pour croiser tous les gens du coin » (F, 43a, sans profession), « ça ne vas pas amener beaucoup de gens d’ailleurs et puis ça reste quand même cher » (F, 39a, employée).
Dès lors, l’installation tant valorisée, initialement centrée sur l’unité de pratique de la cellule familiale, est contestée au fur et à mesure que s’expriment des envies individuelles, fortement refrénées chez les ménages les plus modestes. Ainsi de cet homme qui fréquentait assidûment les espaces d’activités de son lieu de vie précédent, dans lequel il trouvait tout ce dont il avait besoin, et qui développe un discours dans lequel il dénonce la commune de résidence actuelle qui ne propose à ses yeux « rien de bien intéressant ». Pour autant il ne fréquente plus les lieux où il allait du fait de la distance et de son coût : « Je ne vais pas aller à Muret pour faire de la gymnastique, …, et puis, aller jusqu’à Muret ça revient cher » (H, 42 a, chômage). C’est encore le cas d’une personne qui n’ayant pas le permis de conduire pouvait, lorsqu’elle vivait dans l’agglomération, utiliser les transports en commun pour se rendre en ville, pour aller se promener ou aller au cinéma et qui contredit son mari sur les envies actuelles du ménage : « Q : Et pour les loisirs, le cinéma, vous continuez à y aller ?
F : Non, on n’y va plus !
H : Non, c’est vrai, mais on n’en a plus envie.
F : Non, c’est pas vrai, moi j’en ai envie, j’aimerais aller voir les nouveaux films, j’aimerais sortir, avant on y allait plus souvent.
H : T’as qu’à aller à Verdun !
F : Ouais ! Déjà tu parles d’un cinéma, une séance par jour et puis j’y vais comment sans voiture ? » (H et F, 38 et 36 a, employé et sans profession).
Ainsi pour beaucoup de ménages les activités hors-travail restent peu nombreuses et exceptionnelles. Les limitations financières sont un frein à la réalisation des loisirs, qui ont un coût lié au transport et à l’activité : « Les loisirs on n’en a pas beaucoup et la dernière fois qu’on est allé au cinéma c’était au village…, on va à Toulouse, mais c’est vraiment pas quelque chose qui nous tracasse, parce que c’est qu’une fois tout les six mois et puis comme il faut y aller en voiture » (H, 51 a, ouvrier). Cette mobilité restreinte a également des incidences sur l’éducation et les loisirs des enfants : « […] des activités, non, non ils ne font rien, non, non, non, je n’ai jamais voulu être un taxi et avoir la contrainte de porter deux gamins à moi et trois gamins à l’autre, j’en ai déjà assez avec l’orthophoniste de la petite et ça me demande une organisation… Ils font des activités à l’école » (F, 42a, employée).
Ils se défendent de la faiblesse de leurs relations sociales en mettant en avant leur attachement à « la famille » en affirmant qu’ils préfèrent recevoir : « Je préfère qu’on vienne nous voir ici » (H, 42 a, ouvrier). Pourtant, certains ménages laissent entrevoir, à ce sujet, une autre réalité : « On s’est éloigné de gens, d’amis quoi, et quand nous on va chez des amis ou quand ils viennent ici, on part plus tôt ou c’est eux, parce qu’il faut rentrer, …, c’est vrai qu’il y a des kilomètres à faire » (F, 30 a, congé maternité), « [Vous avez de la famille, des amis, est-ce que vous allez les voir ?] Ah ! Non, non, ils viennent nous voir, nous on ne sort pas, on ne sort plus ! » (H, 56 a, ouvrier).
La pesanteur du temps quotidien consacré à se déplacer explique pour beaucoup leur envie de ne pas « bouger » le week-end, quand, pour d’autres, le discours est fortement différencié entre une semaine « sous pression » et deux jours de « liberté », où, si malgré tout ils prennent la voiture, ce n’est plus alors sous l’effet d’une contrainte. En effet, la sortie est attendue et reste pour l’épouse la seule occasion de quitter un peu le domicile et l’environnement local : « Le week-end c’est pas pareil, c’est pas la même façon de voir le déplacement, c’est plus de l’ordre de la promenade, même si on va pas loin, mais on sort » (F, 36 a, congé maternité), « On se déplace quand même le week-end, enfin moi j’aimerais bien rester tranquille chez moi, moi ça me suffirait mais bon, comme elle ne peut pas sortir de la semaine, bon eh bien je me sens de la promener un peu » (H, 38 a, employé). Cet état de quasi-dépendance de l’épouse envers son mari, puisque sans voiture et/ou sans permis de conduire, développe chez elle un sentiment nostalgique de la localisation antérieure et génère un ennui certain : « Moi avant, j’allais au centre, j’allais faire mes petites courses et puis je prenais le bus, …, j’allais me promener. [Mais ici vous ne vous promenez pas ?]. Non, enfin si au début mais au bout d’un moment quoi faire, y’a rien à voir ici, non sans voiture on ne peut pas se promener ici, et puis le jardin quand on a fait quatre fois le tour et planté quatre fleurs, c’est bon, donc on reste à l’intérieur et on regarde la télé ! » (F, 36 a, sans profession).
Une mise à l’écart essentiellement générationnelle et sexuée.
Dès lors, installés loin de la ville et de son agglomération, ils peinent à s’inscrire dans ce modèle d’urbanité fondée sur la mobilité. Leur faible taux de motorisation, les contraintes budgétaires occasionnées par l’accession et le relatif éloignement des lieux les mieux équipés sont autant de freins qu’aucune entraide de voisinage ne vient lever. Cette moindre capacité à la mobilité individuelle, à laquelle la faible desserte en transport en commun ne permet pas de remédier, devient parfois difficile à vivre en particulier parce qu’elle « assigne à résidence » dans la commune la femme et les adolescents : « Moi je me déplace surtout en mobylette, …, pour aller voir des amis, les annonces d’emploi, je vais à Muret aussi, …, mais après, comme j’ai pas de voiture, j’ai du mal à trouver des stages, il n’y en a pas beaucoup dans le coin et je peux pas aller à Toulouse en mobylette, …, le bus oui c’est vrai mais il te dépose dans le centre de Toulouse ou à la gare routière. Après pour se rendre à l’entreprise, ou alors il faudrait prendre un autre bus et encore ce n’est pas sûr qu’il y en ait un qui s’y arrête devant… » (Fils de M. et Mme G., 19 ans).
Pour les femmes, la vie en pavillon éloigné de la ville s’apparente à un rétrécissement de leur espace, surtout quand l’absence d’une seconde voiture et la faible fréquence des transports en commun ne permettent pas de s’échapper réellement du domicile. Pour lutter contre l’enfermement, quelques-unes compensent en faisant des heures de ménage ou en gardant des enfants à domicile. Cet emploi ne nécessitera donc pas l’achat immédiat d’un second véhicule, ou l’absence de permis de conduire ne sera pas un handicap, et apportera un complément financier bienvenu au budget du ménage : « Je suis aide ménagère chez les personnes âgées et donc je me déplace chez les uns et les autres, …, je travaille à mi-temps et je me déplace maintenant en voiture, parce qu’il n’y a pas longtemps que j’ai la voiture, mais avant je me déplaçais en mobylette …, je reste dans les parages, … » (F, 42 a, employée à mi-temps). Le rapport à l’emploi de ces femmes fait écho au travail d’U. Paravicini (1990) rapportant comment une mère de famille se voit souvent forcée de privilégier la proximité entre lieux de travail et d’habitat et se résigne à afficher un profil bas dans la recherche d’un emploi de proximité, même s’il ne correspond ni à ses qualifications ni à ses attentes.
Là où il n’y a pas la possibilité d’une deuxième voiture, la figure de la « femme au foyer » est imposée. Ainsi, comme le rappelle J. Coutras, l’existence d’un second véhicule permet, de nos jours, bien « plus qu’une amélioration des conditions matérielles d’investigation de l’espace public, elle est en elle-même un changement qualitatif des conditions psychologiques, sociales et morales de l’accès des femmes à l’espace public » (Coutras, 1996, p. 56).
Pour ces ménages et plus particulièrement, les femmes et les adolescents, la capacité à évoluer dans l’espace et dans la société est amoindrie, leur mobilité s’est réduite parfois jusqu’à l’immobilisme et l’auto-enfermement : « ça dépend, des fois je m’occupe à faire à manger ou je regarde la télé, mais c’est vrai que des fois c’est prenant, c’est […] , c’est, c’est comme presque une prison, c’est vrai c’est, je sors pas parce que les voisins c’est pas ça et puis on peut rien faire ici sans voiture, et puis il n’y a rien pour ceux qui n’ont pas de voiture et puis la maison des fois, c’est juste là, parce que bon, tous les jours on voit des trucs et puis on se fait du souci, alors c’est vrai que, des fois, je tourne en rond, et puis la télé, voilà ! » (F, 43a, sans profession). Le lotissement enferme, il est pauvre, éloigné des centres de production et de services, tout juste « habité ». Pour (s’) en sortir, il faudrait le quitter, en particulier « pour aller plus loin » (F, 43a, sans profession). D’autant plus que ce cantonnement à l’espace local ne semble pas être la source d’un attachement tant il interfère sur les relations sociales.
D’un repli vers le domicile au risque de la « captivité » ?
Dans ce contexte de mobilité non facilitée la proximité géographique peut alors se révéler porteuse de situations conflictuelles et contribuer à l’apparition de tensions [8]. Ce sentiment peut les affecter de manière négative et générer du conflit. Un tel état n’est d’ailleurs à comprendre non pas comme la dernière étape de la dégradation des relations sociales mais bien comme une modalité de coordination des acteurs ; le négatif d’une phase de concertation (Carron et Torre, 2002).
Ainsi, à l’échelle du voisinage, les rapports s’avèrent davantage structurés par la méfiance et la contrainte. Certains ménages supportent difficilement ce qu’ils appellent « la promiscuité ». Ils se considèrent « trop près les uns sur les autres » (H, 42a, chômage). Soit ils vont alors y répondre par l’isolement, soit ils s’y résignent : « bon c’est partout pareil, c’est comme ça, c’est pareil que si on habitait en Hlm, c’est les mêmes histoires et la même population, […], des fois vous tombez avec des gens bien, des fois c’est moins bien » (H, 56a, ouvrier). Ces lotissements se distinguent alors par une forte valorisation des relations familiales dans l’espace privé et un rejet des espaces publics, peu entretenus et rarement valorisés. C’est un « chacun chez soi » obligé, d’autant que c’est aussi le seul espace ou ces ménages disposent d’un peu d’autonomie et de pouvoir, espace dont ils souhaitent par-dessus tout garder la maîtrise.
Au regard des rituels de la vie quotidienne et des relations avec les autres, le projet résidentiel apparaît alors en profond décalage avec les attentes des ménages, en particulier avec la promesse qu’il contenait d’amélioration de leur vie : « je regrette un peu parce que depuis je me bats, parce que c’est pas évident » (H, 42a, chômage), « c’est dur, il y a des moments où on a envie d’envoyer tout balader….Ce n’est pas facile, mais bon on y arrive, on fait tout pour » (F, 43a, sans profession), « si on avait su, je crois qu’on ne l’aurait pas achetée » (H, 47a, employé). Il est d’autant plus difficile de tenir et de mener cette bataille qu’elle se fait dans un contexte où souvent les voisins déménagent parce qu’ils n’ont pas résisté.
Certes, une petite partie d’entre eux arrivent à vivre une amélioration objective de leur situation, par l’arrivée d’une nouvelle infrastructure, d’un équipement, ou encore d’une meilleure incorporation du lotissement à la commune. C’est en particulier le cas dans la commune de Saint-Sulpice-La-Pointe avec l’ouverture de l’autoroute Toulouse-Albi. De tels effets ont favorisé l’accroissement de la population de la commune, permis l’émergence d’emplois de services et modifié de manière positive la perception qu’ont ces familles de leur installation : « avec tous ces lotissements qui se construisent depuis l’arrivée de l’autoroute on se retrouve presque au centre du village ».
Pour d’autres, le rêve peut tourner au « cauchemar » : la maison et la localisation pèsent alors fortement sur le quotidien du ménage mais également sur son moral, en particulier celui du (de la) conjoint(e) qui reste sur place et qui « tourne en rond » avec ce sentiment d’une forte assignation accentuée par les carences en mobilité quotidienne et en accès aux espaces publics et aménités urbaines. Enfin, un rapide éclairage sur les rapports sociaux qui se réalisent à l’échelle du domicile permet de parachever ce tableau des tensions entre mobilité et ancrage. Alors que pour la plupart des ménages périurbains, la répartition des rôles entre hommes et femmes obéit à un principe de relative égalité, pour ceux-là, la spécificité de ces mêmes rôles est largement revendiquée : à l’épouse est dévolue la fonction de « fée du logis » (Kaufmann, 1988, p. 85), à l’homme la tâche de « rapporter l’argent ». Ces femmes qui restent à demeure sont parfois inscrites dans un processus de découragement qui, au fil du temps, peut aboutir à la perte de toute dynamique personnelle. Elles n’entreprennent plus de démarche de formation, de recherche d’emploi, voire de déplacements d’ordre socio-administratif.
Au total, cet environnement associé à des pratiques restreintes et canalisées, les inscrit dans une forme de sédentarité dans l’espace local qui paraît relever, dans bien des cas, d’une sorte de captivité tant il est difficile d’en partir. À l’inverse des ménages périurbains moins rivés à leur commune de résidence et capables d’avoir une pratique sélective des équipements que leur offre la métropole, ces ménages « captifs » réorganisent plutôt leurs activités en privilégiant la proximité afin de réduire le nombre de déplacements et les distances parcourues : une proximité qui apparaît donc bien ici comme subie.
Il y a bien, alors, comme un désenchantement qui tend à rendre le quotidien plus difficile qu’avant : « la maison elle me plaît […] mais maintenant je ne me sens pas bien ici… Je me sens encore plus mal qu’à la Reynerie » (F, 43a, sans profession). En même temps, cet espace, qu’on pourrait presque qualifier « d’exil » (Dubet et Lapeyronnie, 1992), protège de la confrontation avec les autres : « Ici, au moins, on est tranquille, mais je ne sais pas si ça va durer…. Moi ça me fait peur, je préfèrerais rester comme on est, moi, quand j’entends dire qu’il va vendre le terrain pour faire un lotissement, j’ai drôlement peur, ….C’est surtout par rapport à ceux qui vont arriver on ne sait pas si ça sera plus facile ou plus difficile à vivre, déjà on a voulu partir de ça la première fois, …. [Et comment vous réagiriez si ça se passait comme ça ?] Déjà il faut essayer de les serrer dès le départ…. Sinon, je m’enfermerai, déjà que je le fais, mais instinctivement on aurait un souci de protection de la famille » (F, 42a, employée).
Craignant tout changement susceptible de les déstabiliser, ils portent un regard sur la ville où se mélangent à la fois de la peur et de la nostalgie. Se retrouver au milieu de la ville, établir des contacts, en bref, s’orienter dans la société leur devient problématique : « pour moi la ville, c’est, c’est […] presque la peur, c’est plus agressif, c’est vraiment quelque chose que je ne peux pas supporter […], je ne suis pas tranquille […], et puis on se sent totalement impuissant face à ça » (F, 51a, sans profession). En réaction, ils se construisent un micro-espace, hors du champ de la ville, voire de la société qu’ils espèrent pouvoir préserver. Ce repli sur la cellule familiale bien plus que sur une communauté locale s’accompagne fréquemment de conduites d’évitement des lieux urbains, des espaces qu’ils ont fuis, jusqu’au centre-ville.
Déjà captifs, ils appréhendent encore une dégradation de leur situation, et la méfiance qu’ils manifestent vis-à-vis des voisins comme des élus communaux, les poussent, le plus souvent, à réagir en s’isolant davantage : « la mairie quand vous n’en avez pas besoin, ça va, mais quand il vous arrive un pépin ils ne sont pas là …. Maintenant, dans la société où l’on vit c’est chacun pour soi et Dieu pour tous, si on est dans la misère, et bien, les gens ils s’en foutent… » (F, 43a, sans profession). Cette crainte peut être exacerbée par le risque de perdre le peu de maîtrise qu’ils ont sur leur environnement, lors de l’arrivée par exemple de nouvelles populations de la ville qui viendraient alors les « coloniser ». Cette peur d’être « absorbés » est d’autant plus vive qu’ils n’ont pas réussi à avoir, à l’inverse des observations faites sur d’autres lotissements (Bidou 1981, p. 56, Benoit-Guilbot 1982 , p. 221), leurs propres représentants à l’échelle de la commune, ou simplement n’ont pas voulu s’impliquer dans la vie locale. En effet, bien que le rapport avec la commune n’ai été approché que dans le seul cadre de l’espace public ; c’est-à-dire comme un point de contact avec la mise en scène de la vie quotidienne, les discours sur celle-ci ont toutefois permis d’observer, plus que de mesurer, l’intensité de l’insertion de la commune dans l’environnement social des individus interrogés. Ils expriment par bien des signes, l’abandon, le souci de protection, la peur des autres et finalement celle de n’être personne : ce que F. Moncomble nomme à propos de quelques habitants des quartiers d’habitat social l’« ultime phobie de la déliaison » (Moncomble, 2001, p. 160).
Certes, la faiblesse des discours ou leurs relatives teneurs négatives à propos de cet objet social communal et le paradoxe de vie à la fois marqués par une très forte adhérence au local, voire un enfermement, et une manière d’être comme « hors sol » dans le rapport à la localité et aux autres populations locales (autochtones du noyaux villageois comme nouveaux arrivants installés dans des villas isolées ou des lotissements mieux aménagés) auraient pu pousser à davantage d’investigation. Quelques entretiens, sur un mode plus informels, ont d’ailleurs été réalisés auprès de représentants communaux et ils ont été à ce propos fort intéressants, en particulier dans leur capacité à ignorer les problèmes de ces habitants du pavillonnaire et dans leur volonté de « faire des lots plus grands pour accueillir des cadres, des techniciens ou des ingénieurs afin de ne pas renouveler les erreurs du passé ».
Conclusion.
Ainsi, dans un contexte d’accroissement généralisé des échanges et des mobilités, la manière dont les modes de vie des ménages « captifs » du périurbain s’organisent, interroge sur les limites du modèle « pavillonnaire » périurbain.
Ces ménages, autrefois habitants des grands ensembles, se trouvent quasiment confrontés au même processus de stigmatisation et de repli que celui dont souffre une partie des populations de ces « quartiers dont on parle » (Jaillet et Péraldi, 1997). Tout comme elles, ils se sentent contraints d’y rester, et font l’expérience de nombreuses frustrations : à l’inverse des comportements de mobilité et des pratiques de l’espace caractéristiques des groupes sociaux appartenant aux « classes moyennes » qui peuplent l’espace périurbain, ils développent des pratiques d’urbanité restreintes, structurées autour de quelques lieux de recours élémentaires et principalement inscrites dans l’aire de l’environnement immédiat de la commune, voire du logement. Ce que mettent en valeur, en filigrane, les individus interrogés c’est moins la fuite de la ville qu’un désir de ville. Ils présentent bien les caractéristiques de ces « groupes captifs », repliés sur les quartiers « de relégation », décrits par les chercheurs travaillant sur certaines grandes cités Hlm disqualifiées. Le décalage, est en tout cas grand, entre des aspirations proches de celles de la « classe moyenne » et les difficultés à les réaliser. Un décalage qui, s’il ne les inscrit pas dans une trajectoire descendante, leur donne néanmoins le sentiment d’être bloqués dans leur parcours de vie. Et l’on sait que ce sentiment, qui est aussi l’expérience de nombreux habitants des quartiers d’habitat social, peut exaspérer.
On mesure bien ici les limites d’un modèle d’urbanité étayé par le déplacement automobile. Sans doute celles-ci ne concernent-elles qu’une minorité parmi les périurbains, mais à l’heure où d’aucuns font l’apologie d’un mode de vie qui est censé incarner la modernité, il nous est apparu nécessaire de souligner que certains en sont exclus et qu’il y a là comme une sorte de leurre, de promesse non tenue, dont le constat peut, peut-être, nourrir bien des formes de réactivité sociale ou politique (Gresillon 1998 ; Lévy 2003).
Tableau récapitulatif de l’échantillon des ménages rencontrés en périurbain lointain.
Nom du ménage (âge homme – âge femme – nombre d’enfant(s)) | Logement et statut précédent (commune – département) | Activité homme (commune) – Activité femme (commune) | Nb. de voiture(s) (nb. de permis de conduire) | Revenus en euros |
Commune de Saint Sulpice | ||||
S1 ( x – 47 – 2) | Maison – locataire (Grasac- 81) | Chômage | 1 (1) | 910 |
S2 (47 – 48 – 2) | HLM – locataire (Balma – 31) | Employé (Toulouse) – Chômage | 1 (2) | 1676 |
S3 (51 – 42 – 2) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Employée (St Sulpice) | 1 (1) | 2744 |
S4 (50 – 50 – 1) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Enseignant (Toulouse) – Sans profession | 2 (2) | 2744 |
S5 (53 – 53 – 1) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Toulouse) – Sans profession | 1 (1) | 1372 |
S6 (47 – 42 – 2) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Toulouse) – Employée (St Sulpice) | 2 (2) | 2592 |
S7 (36 – 34 – 2) | Appartement –locataire (St Sulpice – 81) | Employé (Toulouse) – Employée (St Sulpice) | 2 (2) | 2515 |
S8 (44 – 46 – 2) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Technicien (Toulouse) – Agent de Mse. (Toulouse) | 3 (3) | 3506 |
S9 (48 – 47 – 0) | HLM – locataire (Balma – 31) | Cadre (Toulouse) – Employée (Aucamville) | 3 (2) | 3354 |
S10 (48 – 48 – 1) | Maison – locataire (St Sulpice – 81) | Agent de Mse. (Toulouse) – Agent de Mse. (Toulouse) | 2 (3) | 3049 |
S11 (41 – 38 – 2) | HLM – locataire (Balma – 31) | Employé (Toulouse) – Employée (St Sulpice) | 1 ( 1) | 2744 |
Commune du Lherm | ||||
Lh1 (45 – x – 2) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Toulouse) | 1 (1) | 1677 |
Lh2 (37 – 36 – 3) | HLM – locataire (Evreux – 27) | Employé (Toulouse) – Sans profession | 1 (1) | 1524 |
Lh3 (53 – 50 – 1) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Sans profession | 1 (1) | 1372 |
Lh4 (48 – 45 – 2) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Blagnac) – Employée ( Le Lherm) | 2 (2) | 2287 |
Lh5 (28 -28 – 2) | HLM – locataire (Muret – 31) | Technicien (région) – Chômage | 2 (3) | 1830 |
Lh6 (48 – 46 – 4) | Maison – locataire (Muret – 31) | Technicien (région) – Sans profession | 2 (2) | 2058 |
Lh7 (42 – 39 – 2) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Employée (Toulouse) | 2 (2) | 2363 |
Lh8 (48 – 46 – 1) | HLM – locataire (Muret- 31) | Agent de Mse. (Portet) – Employée (Muret) | 2 (2) | 2820 |
Lh9 (45 – 44 – 2) | Maison – propriétaire (Muret – 31) | Technicien (Toulouse) – Employée (Muret) | 2 (2) | 2896 |
Commune de Lavernose-Lacasse | ||||
Ll1 (x – 40 – 3) | Maison – locataire (Portet – 31) | Employée (Toulouse) | 1 (1) | 1372 |
Ll2 (51 – 47 – 1) | Appartement – locataire (Muret – 31) | Technicien (Colomiers) – Sans profession | 2 (2) | 1982 |
Ll3 (42 – 43 – 2) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Sans profession | 1 (1) | 1372 |
Ll4 (42 – 44 – 0) | HLM – locataire (Muret – 31) | Chômage – Employée (Labège) | 1 (1) | 1372 |
Ll5 (31 – 38 – 1) | Maison – locataire (Seysses – 31) | Technicien (région) – Chômage | 2 (2) | 1829 |
Ll6 (46 – 44 – 1) | Maison – locataire (09) | Artisan (Toulouse) – Congé maladie | 1 (1) | 2134 |
Ll7 (37 – 36 – 3) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Employée (Lavernose) | 2 (2) | 2668 |
Ll8 (30 – 30 – 1) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Employée (Venerque) | 2 (2) | 2058 |
Ll9 (36 – 31 – 0) | HLM – locataire (Muret – 31) | Employé (Muret) – Employée (Muret) | 2 (2) | 2058 |
Ll10 (43 – 40 – 1) | Appartement – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Toulouse) – Chômage | 1 (1) | 1906 |
Commune de Poucharramet | ||||
P1 (56 – x – 1) | Maison – propriétaire (Labarthe – 31) | Ouvrier (Toulouse) | 1 (1) | 1448 |
P2 (55 – 51 – 1) | HLM- locataire (Toulouse – 31) | Employé (Seysses) – Sans profession | 1 (1) | 1829 |
P3 (45 – 42 – 2) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Portet) – Employée (Rieumes) | 2 (3) | 1982 |
P4 (56 – 54 – 2) | Maison – propriétaire (Muret – 31) | Ouvrier (Toulouse) – Infirmière (Toulouse) | 3 (3) | 2744 |
P5 (29 – 32 – 1) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Ouvrier (Muret) – Employée (Labège) | 2 (2) | 2896 |
Communes de Bessens, Larra et St Julien | ||||
I1 (28 – 30 – 1) | Appartement – locataire (St Alban – 31) | Employé (Toulouse) – Sans profession | 1 (1) | 1677 |
I2 (28 – 30 – 1) | HLM – locataire (Colomiers – 31) | Technicien (Colomiers) – Congé maternité | 2 (2) | 3049 |
I3 (38 – 36 – 2) | HLM – locataire (Toulouse – 31) | Employé (Toulouse) – Congé maternité | 1 (2) | 1677 |
Source : entretiens.
Cet article s’insère dans le dossier « Mobilités, différenciations et inégalités » de la traverse « Mobilités ».