Mobilité internationale et identités des cadres : pour une sociologie « immergée ».
Des usages de l’ethnicité dans l’entreprise mondialisée.
Comment s’élabore la construction de l’identité d’un cadre en entreprise qui vit l’expérience de plusieurs mobilités internationales et comment s’opèrent alors les apprentissages d’ordre interculturel qu’il développe ? Qu’en retirent aussi sa famille et ses proches ?
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Hofstede, dans ses travaux, s’appuie sur une intéressante métaphore de l’arbre et de la forêt. Il partage l’étude en organisation des relations interculturelles entre une approche ethnographique vouée à étudier chaque culture (chaque arbre) de manière approfondie, et une approche faisant usage d’échelles d’attitudes, apte à situer l’ensemble des cultures (la forêt, prise dans son ensemble) les unes par rapport aux autres. Sur le plan scientifique, Hoftede oppose ainsi les approches idiographiques qui considèrent chaque cas dans ses propres catégories et les approches nomothétiques qui comparent les divers cas à partir de repères communs.
Trop de travaux de management interculturel appliqué, pour être valides, nécessiteraient que les classements obtenus ne soient pas biaisés par la signification de mots abstraits (tels qu’individualisme ou hiérarchie) auxquels ils ont recours et qui varient suivant les contextes culturels. Des choses bien différentes peuvent correspondre au même mot dans des cultures différentes. On suppose que des expressions telles que « société hiérarchique » ont un sens bien défini partout, c’est à dire que l’ensemble des traits qu’elles lient dans le langage le sont également dans la réalité, indépendamment des cultures. Ce n’est pas parce qu’on partage les mêmes valeurs que l’on associe les mêmes pratiques aux mêmes mots. Je vois là encore les limites d’une approche cartographique fondée sur des questionnaires.
C’est d’ailleurs aussi ce que reconnaît D’Iribarne dans un de ses derniers ouvrages, en déclarant que son équipe de recherche n’avait pas vu apparaître quelques grands types cohérents entre lesquels on pourrait répartir les diverses cultures ; deux cultures proches à certains égards peuvent en effet être fort dissemblables à d’autres (D’Iribarne, 1998, p. 293). Mais que cette équipe avait pu peser combien les différences de comportement ne sont pas le fruit de modes passagères et qu’elles remontent à un passé très lointain, reflétant une certaine conception de l’humanité qui s’incarne dans la structure organisationnelle de l’entreprise. L’un des apports de ces travaux, c’est l’utilisation dans l’analyse des rapports interculturels de différents critères de différenciation qu’ils soient ceux des aires linguistiques, des cultures politiques, des mythes et des institutions…
Ce que j’ai vu en entreprise, c’est que beaucoup de personnes font état de la pluralité de leurs appartenances comme d’un état de fait enrichissant permettant d’exister au sein de groupes très différents avec un minimum de distance, mais sans dissoudre pour autant la dimension nationale, régionale, locale même de leur appartenance. Il faut porter attention au double mouvement par lequel les cadres internationaux continuent à s’approprier l’esprit de la communauté à laquelle ils appartiennent et, en même temps, s’identifient à des rôles professionnels en apprenant à les jouer de manière personnelle et efficace hors de leur contexte culturel d’origine (Berger, Luckmann, 1996, p. 195). Cela a rarement été étudié en sociologie de l’entreprise.
On peut découvrir ce que j’appelle une bien étrange « balistique culturelle » qui amène à penser action et système de représentations de l’acteur interculturel. L’action fait partie intégrante chez le sujet en contexte interculturel de la représentation. Que voulons-nous dire ? Que la balle (le sujet-travailleur) qui sort du canon (culturel) peut sinon réécrire, du moins dévier, sa trajectoire. L’Italien que l’on attendait « italien » ou le Marocain que l’on voulait « marocain » peuvent se montrer de bien étranges étrangers ! L’action est certes déterminée par la détermination de buts, un pouvoir axiologique qui comprend les valeurs, mais elle est aussi déterminée par le raisonnement lié à la représentation. La prédominance d’une représentation ou d’une autre dépend du contexte culturel. Mais la réalité « interculturelle » des entreprises amène aujourd’hui à constater de plus en plus l’existence simultanée de représentations contradictoires, de pratiques de groupes de plus en plus variés et il y a fort à penser qu’à mesure que nous étudierons des mondes interconnectés (fruits de mobilités internationales du personnel, de rapports inégalitaires entre siège(s) et filiales, entre filiales entre elles…) s’enrichira d’une démarche davantage dynamique du sujet-travailleur, incorporant des éléments dialogiques, sémantiques et pragmatiques de l’expression des identités. Parce que les croyances doivent être traitées en tant que partie intégrante et non séparée de l’action [2], nous ne dirons jamais assez que l’identité met en relation la connaissance et les compétences, les représentations et les aspirations, les sentiments et les valorisations. Elle est la concrétisation cognitive de la représentation. Desjeux souligne justement que « les modèles culturels, les habitus ou les visions du monde » sont transformés par les effets de situation et permettent ainsi de comprendre les écarts entre ce que l’on dit, ce que l’on pense et ce que l’on fait » (Desjeux, 2002, p. 93). Entre permanence (l’individu vit dans un univers nouveau comme il le faisait avant), dédoublement (l’individu adopte des pensées, des croyances et des pratiques en fonction de l’univers social dominant) et mélange (chaque univers apporte sa vision du monde et féconde une synthèse), la personne, particulièrement en contexte interculturel, n’est pas immédiateté, simplicité et « primitivité » du moi mais médiate, construite, complexe et « tardive » (Meyerson, 1948). C’est toujours secondairement que l’individu peut se rendre compte de la diversité des attitudes ou attributs qu’il possède et faire un travail « d’ajustement » par rapport aux mondes de ses appartenances.
Ce que nous avons observé sur le terrain est que la mobilité internationale incite les cadres à reconnaître la présence en eux d’un étranger déprécié, aimé ou idéalisé, parfois à reformuler leur sentiment d’appartenance en acte de revendication. Un véritable « travail » s’opère afin de préserver un lien intime avec ce qu’ils considèrent comme la part la plus « authentique » d’eux-mêmes sans que l’on puisse parler « d’identité en sommeil ». Un « principe de coupure » intervient bien au niveau des « formes » du psychisme de ces cadres internationaux c’est-à-dire des structures perceptives, mnémoniques, logiques et affectives.
Ces acteurs ne sont jamais totalement immergés dans leur action, dans leur culture ou dans leurs intérêts, sans que ce « quant à soi » puisse apparaître pour autant comme un défaut de socialisation. En d’autres termes, un segment du moi est le vrai « moi social », qui est vécu subjectivement comme étant distinct du Moi dans sa totalité, et même comme s’opposant parfois à celui-ci quand l’individu réfléchit après coup sur sa conduite.
Progressivement, j’ai voulu confirmer que ce n’est plus la socialisation « primaire » des individus qui permet l’analyse des identités d’acteurs interculturels mais un processus de reconnaissance par les autres, inscrit dans un enjeu de forces sociales, au moment de la socialisation « secondaire » dans l’entreprise et ce qu’elle permet de vivre au dehors.
Dans l’entreprise mondialisée, plus qu’ailleurs, les cultures résistent et il y a possibilité d’une sorte de « jeu informationnel » (Lyman, Douglass, 1972) qui se joue à travers la communication des indices et des rôles ethniques. Et d’ailleurs c’est parce que ce que nous transmettent le vêtement, la couleur de la peau, l’accent des cadres internationaux… est souvent insuffisante que les acteurs peuvent consciemment fournir des éléments complémentaires d’information leur permettant de partiellement contrôler la présentation d’un Moi ethnique particulier (Poutignat, Streiff-Fenart, 1995, p. 166). Précisément, l’ethnicité des cadres internationaux persiste, à mon sens, car elle permet de satisfaire deux désirs contradictoires : la quête d’une communauté d’appartenance et un désir d’individualité en entreprise. Finalement, cette ethnicité est attractive parce qu’elle implique un choix : elle donne l’impression d’avoir une culture riche sans que le coût à payer de la loyauté ethnique soit fort.
Dans mes travaux, il y a bien comme un « brouillage » des catégories strictement nationales ou ethniques (Pierre, 2001). Chez les cadres mobiles avec qui j’ai vécu, l’identification nationale ou ethnique ne s’est pas dissoute avec l’expérience répétée du voyage. Ce que j’ai vu apparaître chez ces cadres internationaux, c’est même une aptitude particulière à manipuler différents codes culturels autour de l’ethnicité pour influer en leur faveur sur les transactions sociales et professionnelles (Lipiansky, Taboada-Leonetti, Vasquez, 1997). Ma recherche est ainsi davantage centrée sur les dissonances du sujet en situation interculturelle que sur la perspective de la domination sociale et de la force déterministe des enracinements.
C’est comme si l’accroissement des échanges à l’échelle mondiale, la libéralisation de l’économie, ne provoquaient pas une homogénéisation totale des différentes cultures mais tendait à construire un cadre dans lequel un signifiant donné reçoit, selon le milieu de réception, toute une gamme d’interprétations différentes. La mondialisation ou plutôt les diverses mondialisations en cours (Martin, Metzger, Pierre, 2003), pour moi, engendrent une production différentielle des cultures. L’illustre, par exemple, le succès que rencontre, dans les pays occidentaux les plus riches, un bouddhisme aligné sur les standards modernes de l’individualisme et de la recherche consciente de l’épanouissement de soi (Metzger, Pierre, 2003).
La nécessité d’une approche transdisciplinaire pour saisir la réalité « interculturelle » vécue par les cadres mobiles.
Ce sont d’abord les récits des ethnologues ou des psychanalystes (je pense, par exemple, à Kristeva) sur la rencontre entre porteurs de différentes cultures qui m’ont convaincu de la nécessité de franchir les frontières interdisciplinaires, celles léguées par les académismes et ils sont de toutes sortes !
Bosche est l’un des chercheurs qui l’a le mieux exprimé quand il écrit que ce serait excessif que d’attribuer aux normes, c’est-à-dire aux dimensions culturelles qu’un ethnologue ou plus généralement un anthropologue peuvent observer, toute la variance, toute l’information pertinente d’une situation interculturelle. Il y a aussi la rencontre des systèmes organisationnels, et dans ce cas un sociologue des organisations aura des observations sans doute pertinentes. Il y a enfin un champ des pratiques, où un sémiologue, un psychologue social, un psychanalyste peuvent avoir également des contributions utiles (Bosche, 1993, p. 126).
L’étude des relations interculturelles m’a montré une structuration de l’identité sur plusieurs niveaux et il n’est pas de théorie instituée en discipline qui permette de rendre compte simultanément des divers niveaux de fonctionnement du sujet et des voies de passage d’un niveau à l’autre.
La durée limitée de la vie humaine nous empêche malheureusement d’aller au-delà de deux ou trois expériences semblables de dépaysement. Et chaque sujet à une capacité limitée d’intériorisation de cette expérience de l’altérité. Pour pouvoir se détacher avec profit d’une culture, il faut d’ailleurs commencer par la « parler » et donc connaître l’acculturation et l’existence de différentes « provinces du moi ». L’image de la plongée en eau profonde, que j’emprunte à Fernandez (2002), est pour moi la meilleure pour caractériser cette expérience du dépaysement et de la déculturation avant de pouvoir reconquérir une autre identité. Quand on passe d’une culture à une autre, par paliers successifs, une même réalité sociale est lue à travers des chaînes d’associations et d’oppositions différentes. La compréhension d’une culture étrangère peut ainsi se comparer à l’assemblage d’un puzzle dont certains éléments sont connus, d’autres non (Chanlats, 1990 ; Mutabazi, 2001). Aucune transformation de l’identité n’est possible tant que l’individu n’a pas rencontré un individu pouvant lui répondre que ce qui se produit pour lui est comparable à ce qui s’est produit pour lui.
J’ai été frappé par le fait que les êtres humains ne sont conscients de ce qui est culturellement spécifique à leur famille, village ou entreprise que dans la mesure où ils rencontrent des contre-modèles. Un peu comme en photographie, il nous faut le négatif pour que surgisse clairement le sujet positif. Comme quand le plongeur passe à l’air libre et prend mieux conscience des possibilités de la vie sous-marine. C’est en devenant conscient de sa subjectivité qu’on peut comprendre celle d’autrui et la communication interculturelle souligne qu’à s’ignorer soi-même, on ne parvient jamais à connaître les autres. Finalement, connaître l’autre et soi-même est une seule et même chose. Dans toutes mes recherches, je me suis moi-même adossé à ma part d’étrangeté pour mieux cerner mes familiarités et le caractère non questionnable de mes origines. À ce moment, vous devenez exotiques à vous-mêmes et susceptibles de mieux comprendre autrui en sa différence.
Quelle « conception » de l’acteur interculturel dans l’entreprise « mondialisée » ?
Chacun croit au départ maîtriser son projet de mobilité internationale. Mais plus on avance, plus les réalités obligent les uns et les autres à modifier leur projet, tout en gardant bien souvent un discours mythique contredit par les faits et la résistance parfois douloureuse des contraintes. Dans la diversité de ses expériences d’expatrié, devant la nécessité de devoir s’ajuster aux milieux d’accueil, j’ai souvent conclu à la fragmentation de l’individu dans la diversité de ses rôles plutôt qu’à une heureuse synthèse vite affermie.
Même s’il est vrai que les principaux obstacles rencontrés dans la réalisation de son projet de mobilité ne tiennent pas d’abord au fait que l’on est un homme qui vient d’ailleurs, mais souvent au fait que l’on est un homme qui vient d’en bas, aucun cadre international ne sort néanmoins « indemne » de l’épreuve du dépaysement.
Peut-on alors parler de « double identité » de ces cadres cosmopolites ? À mon sens, non. Notons d’abord la crainte forte de toute idée en France de double allégeance. Peut-être parce que dans un pays fortement centralisé, la citoyenneté a trop souvent été vue comme une épreuve de dissolution des origines. En France, si l’on admet une dissociation de l’économie et des cultures, c’est que l’on envisage l’identification à l’ethnie, essentiellement à la lumière d’un repli communautaire appauvrissant. On craint que l’acteur cesse d’être social et qu’il se retourne vers les siens, cesse de se définir par ce qu’il fait pour être uniquement ce qu’il est, simple porteur de valeurs collectives qui le précèdent et lui seraient supérieures.
Bastide a le mieux montré, selon moi, que ce n’était pas l’individu en situation d’acculturation qui était « coupé en deux » malgré lui, mais bien lui qui introduisait des coupures entre un certain nombre de compartiments presque étanches et de participations d’ordre différent.
Des croyances contradictoires peuvent coexister pacifiquement pendant longtemps, si elles appartiennent à des secteurs de la vie différents.
Comment sortir de ce faux dualisme ? En tentant de cerner la notion de bricolage identitaire. J’ai travaillé avec des cadres qui devaient en quelque sorte agencer ensemble l’idée qu’ils se faisaient de la culture de leurs pays d’accueil, de leurs cultures nourricières, de la culture de leur entreprise, de la culture qu’ils se font de leur métier… D’une certaine manière, je pense que ces individus sont toujours en dissonance, toujours en résistance aussi, c’est-à-dire en adaptation instable. Et ces cadres internationaux vont surtout trouver des moyens de se raconter un récit sur eux-mêmes qui leur apparaisse cohérent. En situation de dépaysement, on est toujours dans une dimension forte de narration, ce que Ricoeur, héritier en cela de la tradition wéberienne, rappelle aux sociologues qui veulent le lire.
Il y a du bricolage en partie conscient et en partie inconscient. On ne peut jamais avoir complètement accès au récit qu’on se raconte sur nous-même. Il y a toujours une part d’inconscient, c’est certain. Et en même temps, l’être humain instrumentalise c’est-à-dire qu’il veut être maître de son destin, édifie son histoire avec des éléments précontraints, des morceaux de vie. C’est un peu l’image du patchwork ou plutôt de l’arlequin, différent selon les jours. J’ai recours pour le comprendre à cette image du massif corallien, figure empruntée à Lévi-Strauss quand il parle de culture. Le massif corallien c’est quelque chose qui bouge en permanence, jamais le même d’une seconde sur l’autre, mais qui en fait vous renvoie toujours à l’identique, à une permanence dans le temps. Et, bien entendu, une bonne part du bricolage identitaire de ces cadres interroge cette notion de permanence dans le temps.
De manière paradoxale, dans les entreprises modernes, ce ne sont pas les individus qui bougent le plus qui se disent le plus toujours « changés » à travers les épreuves du temps. En tant que cadre international, vous êtes plus mobiles que les autres, et en même temps vous créez, vous vous référez à une forme d’immobilité plus forte, ce que j’appelle la part d’authenticité avec laquelle chacun doit vivre ou revendiquer. D’autres parleraient de sentiment de sécurité ontologique.
Souvent les cadres internationaux au siège de l’entreprise me disaient « tiens, je suis le noir américain de cette tour de la Défense à Paris. Je dois donc forcément jouer au basket, aimer le jazz et porter des costumes larges ». C’est parce que les autres vous collent une identité, vous assignent une image, que vous pouvez vous en départir, soit chercher à l’épouser, soit vouloir la contredire en permanence et cela est difficile, douloureux souvent.
Pour le comprendre, il convient de revenir à l’univers de travail de ces cadres internationaux fait de mobilités renouvelées, de télécommunications, d’utilisation massive d’internet, de couplage d’informatique et de mécanique, de production à distance… Ils usent largement des nouvelles technologies de l’information et travaillent de plus en plus en temps réel, ce qui sollicite différemment leur appréhension du réel. L’absence de temps morts influe certainement sur leurs perceptions au travail. D’une certaine manière, leur espace social bascule dans l’intemporalité ou plutôt la simultanéité. Leurs communications avec leurs partenaires de travail, leurs collègues sont médiatisées par la machine (on communique à distance dans le temps et dans l’espace). Dans quelle mesure ces individus deviennent-ils plus aptes que d’autres à lier vie réelle et existence virtuelle, authenticité et simulacre ? Pour agir, il leur faut se redéfinir dans l’immédiateté et la connexité, se doter de repères identificatoires, sources de stabilité dans le temps. C’est pourquoi, pour ces cadres, l’identification ethnique se présente comme un dispositif de positionnement imaginaire de l’individu, dans une généalogie symbolique, assurant l’intégration des expériences successives et éclatées du vécu présent dans une durée dotée d’un sens.
Faut-il conclure que ce sont les êtres les plus stratégiques en entreprise, ceux qui ont réussi à obtenir des positions dominantes, qui en arrivent peut-être à être les plus « authentiques », en rapport forcément limité de conscience à leurs origines ?
Je ne veux surtout pas laisser entendre que dans les cultures dites traditionnelles, on ne pouvait pas « jouer » avec sa culture. On l’endossait. On l’acceptait. On était dans un schéma où l’acteur était sinon mangé par le système, du moins pas en opposition de perspective. Aujourd’hui, on est dans des schémas où l’acteur peut revendiquer, ce qui peut être épuisant, en tentant de s’instaurer en sujet.
Une théorie syncrétique de l’identité des cadres mobiles.
Si je fais miens les arguments de Bourdieu sur la complémentarité de l’habitus et du calcul, en particulier dans les Méditations Pascaliennes, j’affirme aussi nettement ma préférence pour une perspective interactionniste du social. Cela signifie pour moi que l’incorporé est donné pour une appropriation tout au long de la vie, ou encore qu’il n’y a pas de pré-ajustement mécanique entre l’habitus et le champ.
Les cadres internationaux étudiés apparaissent moins auteurs de leurs propres vies, que « compositeurs » dans un travail de bricolage de matériaux antérieurs. J’insiste sur une dialectique à trois termes (construction, déconstruction, restructuration de soi en situation) qui illustre bien, je crois, une perspective qui fait place à la notion de projet existentiel et invalide l’hypothèse d’un quelconque inconscient culturel.
À notre époque, c’est parce que le rapport à l’autre devient moins codifié et plus incertain que chacun doit aussi faire face au fantôme d’autrui que nous portons en nous sans assurance de vérité de surplomb. Il faut bien saisir là toute l’ambivalence du rapport à l’autre, fait de reliance et de déliance. Ce qu’il y a peut-être de significatif dans mon travail, c’est ce sous bassement ethnique de l’acteur dans la modernité !
Je cherche à faire apparaître une sorte de résistance de l’ethnicité, au-delà des autres déterminations sociales. L’ethnicité n’apparaît pas comme un déterminant en soi, mais comme le cœur et le produit des relations de transactions avec les autres, même si, dans ma typologie, on peut rencontrer des « convertis » qui fondent leur stratégie identitaire sur le déni de leurs racines. L’accent mis sur l’aptitude au jeu par rapport à l’ethnicité rappelle que mon travail, loin des perspectives culturalistes, s’inscrit dans une conception constructiviste de l’identité, plus que dans celle de la domination ou de la tragédie.
J’ai été marqué par la somme d’énergie que les gens dépensent en entreprise pour devenir des éléments de comparaison sociale, pour chercher cette approbation sociale.
L’aspect multidimensionnel et pourtant structuré de l’identité est bien aussi un point décisif de ma recherche. Je partage le point de vue de Camilleri qui illustre que les situations d’interactions dans lesquelles sont impliqués les individus sont diverses et multiples et infèrent des réponses identitaires également diverses. Cependant ces différents éléments — ou rôles, ou identités, suivant les auteurs — ne s’assemblent pas dans une simple juxtaposition d’identités, mais sont intégrées dans un tout structuré, plus ou moins cohérent et fonctionnel (Lipiansky, Taboada-Leonetti, Vasquez, 1990, p. 23).
Tout mon travail consiste à rendre opérationnelle, d’un point de vue empirique, l’approche de l’identité en termes de stratégies identitaires et de recours à l’ethnicité comme procédures mises en œuvre par l’acteur. Il est capital de dire que l’on est toujours stratégique en étant entre deux communautés. Si on en a les moyens, on tire partie de sa capacité à traduire deux mondes. En sorte que la figure la plus emblématique des entreprises modernes nous apparaît certainement celle de l’agent de change. J’ai bien eu le sentiment que certains schèmes d’action sont chez les cadres internationaux des produits en attente de sollicitations et de contextes favorables, comme des produits de socialisation à usage différé. Cette question de structures sociales en réserve revient à pouvoir articuler les autres de sa personne selon un critère d’adaptabilité au contexte. Elle n’a que peu été envisagée dans le contexte spécifique de l’entreprise mondialisée. L’étude de Eidhheim sur les relations entre Norvégiens et Lapons illustre fortement cette idée dans un autre environnement (Eidheim, 1966). La vie quotidienne des Lapons paraît constituer une incessante redéfinition des situations relevant de la scène publique ou de la scène ethnique intime, chacune d’entre elles gouvernant le choix des interactions, de la langue et de la présentation de soi. Dans les sphères d’interaction publique, Norvégiens et Lapons coopèrent, les premiers selon une norme de tact, les seconds selon une stratégie de dissimulation du stigmate pour minimiser l’importance des identités ethniques. L’espace privé apparaît comme une sorte de « coulisse » (« backstage ») où la stigmatisation est maintenue à distance. Le maintien de cet espace vise à cacher et rendre supportable une infériorité ressentie à laquelle les Lapons ne peuvent totalement échapper. Ce qu’il y a de fort, c’est que l’ethnicité implique toujours un processus de sélection de traits culturels dont les acteurs se saisissent pour en faire des critères d’assignation ou d’identification à un groupe ethnique. Je partage totalement le souci d’un chercheur tel que Louis Drummond pour qui il est aussi important d’étudier « comment les membres du groupe X voient les membres du groupe Y et agissent envers eux », que « comment les gens définissent et identifient l’X-itude ou l’Y-itude ».
Pour revenir sur la question de la double identité, j’ai en fait constaté chez beaucoup de cadres internationaux une sorte de processus de cristallisation de l’identité en de courts moments évolutifs, sans amalgame possible et totale, de « deux cultures ». Le bricolage opéré implique pour le sujet la perte de quelque chose. Il n’est pas de partie du moi autonome et devant les exigences de conversion demandées par l’entreprise moderne, ce que les psychologues appellent le « faux self » est certainement la réponse adaptative la plus répandue. Dans tous les cas, la manière dont les cadres internationaux pourront faire évoluer leurs attitudes dépend de leurs capacités à rejeter ou « à faire comme si », c’est-à-dire comment ils négocient le mépris ou le dégoût que leur provoquent tels ou tels aspects d’eux-mêmes devant un milieu d’accueil antagoniste.
Si les individus se mettent à la recherche sentimentale de leurs racines, de leur histoire, s’ils mettent en évidence une identité ethnique, ce n’est pas gratuitement. L’ascension de cette nouvelle ethnicité est liée aussi parfois à la nécessité de s’organiser selon des critères ethniques pour profiter des ressources distribués par l’entreprise. Je pense à une généralisation d’instances syndicales internationales de concertation, à l’exemption de l’application de certains règlements pour les membres de communautés en raison de leurs appartenances ethniques, leurs pratiques ou convictions religieuses. Les quotas d’emplois réservés aux membres de certaines communautés ou la modulation de la durée d’épreuves de sélection au recrutement en fonction de l’appartenance ethnique représentent-elles en cela un succès ? Je m’interroge (Pierre, 2002, b). Face au problème de l’accès aux responsabilités des salariés des filiales et de la composition des staffs mondiaux de direction, faut-il, par exemple, pratiquer une politique de quotas au risque que cette mesure fasse apparaître les signes d’un traitement social de la discrimination raciale ou ethnique ?
Ce qui est sûr, c’est qu’identité ethnique et substance culturelle sont en quelque sorte dissociées dans l’entreprise mondialisée. François Dubet a bien montré que les rôles, les positions sociales et la culture ne suffisent plus à définir les éléments stables de l’action parce que les individus n’accomplissent pas un programme, mais visent à construire une unité à partir des éléments divers de leur vie sociale et de la multiplicité des orientations qu’ils portent en eux. Ainsi, si l’identité sociale n’est pas un « être », mais un « travail », reconnaissons tout de même que les opportunités « ethniques » sont largement limitées par l’appartenance raciale.
Pour beaucoup de cadres internationaux, la question est de savoir comment continuer à être ce qu’ils ont été dans un monde où ce qu’ils sont n’existe plus. Cette inadéquation entre le sentiment d’appartenance et le contexte socio-politique actuel conduit, soit au doute identitaire avec l’impression de ne plus savoir qui l’on est, soit à un sentiment de facticité de son identité, soit encore à une négation de soi avec le sentiment de n’être plus rien. Ni le fait de parler une même langue, ni la similarité des coutumes ne représentent en eux des attributs ethniques. Ils ne le deviennent que lorsqu’ils sont utilisés par les cadres internationaux comme des marqueurs d’appartenance par ceux qui revendiquent une origine commune.
La culture comme système d’interprétation, comme compétence et comme capacité d’action.
Tout ceci amène à renouveler la définition que l’on peut donner de la culture. Une première définition fonctionnelle de la culture consiste à la considérer comme un système de symboles et de relations de sens (croyances, valeurs, mythes, rites) qui, comme une syntaxe linguistique, offre un code combinatoire des éléments à l’intérieur d’un répertoire existentiel déterminé.
D. W. Winnicott désigne ainsi la culture comme un espace intermédiaire articulant le code psychique personnel (par exemple, la structure des identifications, les relations d’objet, les systèmes défensifs…) et le code social (systèmes de croyances, valeurs). Chaque culture définit des données telles que forme d’habitat, rythme de vie, habitudes alimentaires, proxémiques… Ces caractéristiques renvoient à un groupe d’appartenance et sont visibles pour qui est en dehors du groupe. Les membres du groupe ne les perçoivent pas ou que peu, puisqu’ils se renvoient les mêmes images en miroir. Ces « incorporats culturels » sont des organisateurs de l’espace relationnel et du temps historique. Ils constituent une référence du dedans et du dehors du groupe.
L’étude des cadres internationaux invite d’abord à penser que si les croyances viennent souvent de la socialisation, pour qu’elles persistent il faut qu’elles fassent sens par rapport à la situation présente. Mais cet exemple amène à promouvoir une conception dynamique de la culture.
Pour les dirigeants d’une grande entreprise française dont le champ d’action est mondial, la question est autant de savoir ce que sont objectivement les Italiens ou les Norvégiens que d’étudier ce que veut dire pour un sujet ou un collectif de recourir à l’identification « italienne » ou « norvégienne » ? Et de découvrir aussi peut-être que la majorité de ces individus se refusent officiellement à se penser autrement que comme des cadres cosmopolites rangeant les nationalités au rayon des accessoires.
Hors du champ de l’entreprise, dans le domaine de l’anthropologie, des études ont su démontrer que, des individus savaient valoriser des traits subculturels de leur identité ethnique et obtenaient grâce à ces manipulations toutes personnelles, selon la situation sociale donnée, reconnaissance et avantages. Ainsi, le marchand marocain ou chinois sait-il ponctuellement accentuer son ethnicité et mettre en valeur des symboles manifestes de son identité (le nom, les emblèmes claniques, l’habillement, la langue, la religion, le style de vie, les rituels alimentaires… ce que les anthropologues appellent la « diacritique culturelle »), qui fonctionnent comme autant d’informations connotées face à des clients occidentaux et qui garantissent la qualité de leurs produits et services.
En France, de la Renaissance au 18e siècle, les architectes, peintres ou encore gens de théâtre transalpins assuraient leur succès en s’efforçant d’apparaître typiquement « italiens ». La justification de leur présence dans l’Hexagone était placée d’emblée sous le signe de l’échange : une forme particulière d’exotisme contre l’autorisation de présence.
Des conquêtes armées des puissances coloniales au caractère prosélyte des représentants des églises, la question du contrôle et de la coordination d’opérations internationales, par le recours au transfert de personnel, n’est pas récente. Ce qui est nouveau, dans les firmes multinationales, c’est que les flux de mobilité internationale, entre centre et périphérie, aient tendance à devenir multidirectionnels. Je me reconnais d’une génération de chercheurs constructivistes en mesure d’aborder, en entreprise, les circulations et les transferts de populations, les rapports sociaux transnationaux qu’elles illustrent, façonnent ou modifient, les imputations et revendications culturelles ou ethniques et les structures et hiérarchies sociales qu’elles suscitent, les relations et les interactions « ordinaires » entre majoritaires et minoritaires, la fabrication sociale du même et de l’autre, etc., comme des réalités historiques et sociales fondamentales.
Privilégiant, parmi les critères de classements sociaux, la différence culturelle par préférence à l’âge, à la position d’acteur, à l’enracinement dans un lieu, au rang social ou au sexe, ce qui importe est moins de constater le changement objectif, lié aux efforts d’harmonisation de codes culturels ou ethniques antagonistes, que de connaître le sens qui lui est donné par les acteurs.
Opposée à une conception objectiviste des groupes ethniques définis par leur culture, notre analyse des effets de la mobilité internationale sur la structure identitaire d’une population cadre dans une grande entreprise se situe délibérément dans la perspective des travaux de nombreux théoriciens de l’ethnicité, sous l’influence de F. Barth (Barth, 1963), qui postulent que les groupes ethniques se constituent par leur action et sont aussi le produit de leur situation sociale. Le domaine d’étude que désigne le concept d’ethnicité est bien celui des processus variables par lesquels les acteurs s’identifient et sont identifiés par les autres sur la base de traits culturels supposés dériver d’une origine commune, et mis en relief dans les interactions sociales. Au fond, la diversification des mouvements de personne à l’échelle mondiale favorise l’émergence de l’appartenance ethnique comme catégorie pertinente de l’action sociale et la tendance réelle à en faire dériver des loyautés et des droits collectifs concurrençant la Nation ou la conscience de classe. Loin de conduire à l’assimilation, la mondialisation a pour effet d’accroître la conscience et la signification de l’ethnicité. Ce qui n’écarte pas le fait que la mondialisation où plutôt les diverses mondialisations en cours dans les sphères culturelles, sociales, économiques ne sont pas porteuses d’un imaginaire (Pierre, 2004).
Si certains cadres internationaux s’identifient à un groupe ethnique quand ce choix se révèle avantageux, font vivre en privé des allégeances traditionnelles, dans beaucoup de circonstances sociales vécues dans l’entreprise, l’identification ethnique est volontairement dissoute, cesse d’être rentable et d’autres identifications positives lui sont préférées.
Je veux conclure en soulignant que c’est parce que tout le monde est un peu étranger en entreprise que le problème de l’exercice du pouvoir y pose aujourd’hui le problème de l’identité. Dans l’entreprise mondialisée, tout le monde possède un savoir et beaucoup veulent voir leur identité respectée. Le tout est de mettre ce savoir ensemble et ces enracinements en valeur. Autrefois, l’Autre était une réalité ethnologique et lointaine. Aujourd’hui, il est une réalité sociologique et pressante avec laquelle il faut interagir (Wolton, 2003, p. 10). Si les distances ne sont plus physiques, si elles sont culturelles, s’il y a peut-être des dimensions incommunicables entre deux êtres, je ne crois pas que la communication interculturelle soit impossible (Pierre, 2003).
Image : Umberto Boccioni, Forme uniche della continuità nello spazio (Formes uniques de la continuité dans l’espace), Bronze, 126.4 x 89 x 40.6 cm, 1913, Collection Privée, Rome. Mis à disposition par Mark Harden.