Quel est le sens profond des émeutes qui éclatent dans des contextes sociopolitiques variés, mais empruntent des modalités semblables ? Partant des émeutes d’octobre-novembre 2005 dans les banlieues françaises, l’auteur montre que ces mouvements populaires témoignent d’une mutation de l’État contemporain, et ceci sur tous les continents. Le tableau qu’il dresse est fait d’affrontements, de caillassages, d’hérésies collectives envers les symboles de l’État. Convaincu que le vent de révolte qui souffle sur la planète exprime quelque chose de nouveau qu’il faut interroger, l’auteur met en œuvre une approche en rupture avec des schémas traditionnels, devenus subitement obsolètes, notamment les analyses en termes de classes sociales politiques et subjectives, et celles intégrant la transformation contemporaine de l’État, qui toutes exprimaient la continuité historique de l’émeute et non sa rupture contemporaine. On peut se référer dans cet ordre d’idées aux travaux de Hobsbawm ([1959] 1966), qui renvoie la colère des foules urbaines à l’archaïsme d’une révolte qui ne trouverait sa modernité que dans le politique (p. 15). Ou encore à Sommier (2008), qui explique la violence étudiante par des motifs politiques plutôt que par une certaine exaspération de jeunes en quête d’emplois et d’améliorations de leurs conditions de vie et d’études, alors même que les gouvernants donnent l’impression de vivre à leur aise.
L’imprévisibilité des émeutes, la défiance des codes et lexiques dominants auxquelles elles nous soumettent ainsi que leur recrudescence constituent quelques traits forts de ces événements contemporains. L’auteur pense qu’elles ne figurent « ni la résurgence de formes archaïques de révoltes, ni le prolongement de l’histoire sans fin des “émotions populaires” » (p. 14), mais une dimension incontournable du présent. Selon lui, les évènements contemporains se distinguent par leur nouveauté subjective et leur mondialité. Bien sûr, le débat sur cette mondialité demeure entier puisque, en réalité, les émeutes ont toujours existé partout, sous diverses formes, mais elles investissent aujourd’hui plus aisément et de façon spectaculaire la scène publique, par le biais des médias de masse. Retraçant l’évolution des vagues d’émeutes et des grands mouvements de contestation sur la planète au cours au 20e siècle, l’analyse de Bertho montre que leur périodicité est d’un demi-siècle : le Printemps des Peuples de 1848, la séquence révolutionnaire qui commence en 1917, ou encore celle de 1968, puis les émeutes dans les banlieues françaises en 2005 (p. 25). Les émeutes des banlieues françaises de l’automne 2005, point de départ de l’ouvrage, seraient, au sens de l’auteur, le prélude à un nouveau cycle.
La séquence mondiale des affrontements que nous vivons en ce moment se caractérise donc par une multiplicité de causes, d’actions et de justifications, et l’auteur n’a aucun mal à le prouver tant les exemples sont nombreux et ne demandent qu’à être décryptés. Si l’extension des émeutes touche tous les continents avec plus de quatre-vingts mille manifestations pour l’année 2005 (p. 23), les causes sont en nette diversification, allant des émeutes de la faim (ou contre la vie chère) aux émeutes de banlieue et s’inscrivant parfois dans des registres incataloguables (p. 33). Elles peuvent naître en raison de la mort d’un jeune, à l’issue de rencontres sportives, lors de mobilisations contre l’expropriation des terres, suite à des violences postélectorales, etc.
Si l’émeute est violente et fortement médiatisée, il est très difficile de la saisir sur le vif et encore moins d’apprécier sur le champ ses réelles causalités. Par ailleurs, Bertho relève une « amnésie publique […] massive et consensuelle » (p. 27) quant à la mise sous silence de certaines manifestations, voire une indifférence sur le plan international. La manipulation des informations aidant, même lorsque l’émeute se place sous les feux de la rampe, en l’absence d’une chronique impartiale, c’est la figure de l’émeutier qui est présentée comme le prototype de l’anarchiste.
L’émeute oscille entre ce que Bertho appelle la « discontinuité subjective » (p. 38), c’est-à-dire une rupture dans la séquence des émeutes, et sa potentialité à offrir de nouveaux espaces créatifs, sa potentialité à provoquer des changements.
Alors que les discours habituels visent à montrer la charge négative des émeutes plutôt que d’en chercher les racines profondes, et alors que le battage médiatique présente des clichés superficiels, la dévalorisation du débat sur les idées autour de l’émeute et de sa compréhension se fait évidente. En général, le débat public sur les émeutes ne prend pas en compte le point de vue des émeutiers, frappés d’une image négative et noyés dans le métadiscours. Dans le même temps, l’incapacité des politiques publiques à traiter les germes des émeutes contribue à leur laisser un champ d’expression toujours plus important.
Comme des flashes, les émeutes surviennent avec toute leur brutalité et toute leur violence. Qu’elles soient traitées avec exagération par les médias ou qu’elles soient ignorées, elles restent mal interprétées et ne sont pas questionnées dans leur profondeur. Aujourd’hui, Internet est devenu un nouveau terrain pour les émeutes, en ce sens qu’il permet leur publicisation au niveau mondial et amplifie l’écho des manifestations, les sortant du mutisme stratégique auquel les contraint parfois les pouvoirs publics. Grâce au Net, une émeute étouffée retrouve sa place dans le concert mondial et transcende les barrières répressives locales. Avec les Dailymotion et autres YouTube, le monde entier peut ainsi se retrouver « en flammes ». Parfois et bien souvent, le Net demeure le seul témoin de manifestations bridées et étouffées et leur offre une visibilité internationale qui est nécessaire à leur existence, à leur politisation.
Si la première partie de l’ouvrage s’attache à clarifier l’émeute en tant que modalité pratique de l’action inorganisée et spontanée et montre comment elle s’inscrit dans la vie sociale contemporaine, le deuxième chapitre donne à voir les émeutes dans leur pluralité causale. En effet, les lexiques de la colère sont très fournis et se conjuguent au-delà des banlieues, dans les villes devenues de nouveaux espaces stratégiques au sens de Saskia Sassen (citée par Bertho, 2009, p. 99) [1], sous le couvert de stratégies urbaines multiples et de plus en plus raffinées. Les fureurs juvéniles présentent plusieurs visages et s’inscrivent dans la multiplicité causale que l’auteur a illustrée tout au long de son raisonnement, en passant d’un continent à l’autre. Les manifestations violentes auxquelles donnent lieu dans les villes l’altermondialisme (Porto Alegre, Caracas, Athènes, Malmö, etc.), la défense de l’Ungdomshuset à Copenhague, les événements de Hambourg ou de Rostock en 2008, marquent l’urbanisation des émeutes et leur externalisation hors des banlieues pour pénétrer donc au cœur des villes et trouver droit de cité. Elles sont aidées par le contentieux policier (p. 104), d’une banalité universelle, mais qui produit toujours les mêmes résultats : la réaction de la foule contre des policiers.
De plus, la mobilité urbaine devient un déclencheur d’émeutes et une aspérité des modes opératoires des émeutes, lesquelles apparaissent parfois comme une réaction anthropologique à ce qui est jugé comme des situations d’oppression instantanée. Dans les universités du Sud aussi, la violence passe souvent par l’érection de barricades et la mise à feu de pneus (et moins de voitures), le passage à tabac des manifestants et même de simples passants par la police, les arrestations injustifiées, etc.
Dans un autre sens, Bertho insiste sur la forte propension des différends fonciers à conduire à des situations de tension et de violence, car lorsque des citoyens se retrouvent en situation d’expropriation avec, pour seule richesse, le souvenir d’un lieu d’habitation occupé parfois depuis plusieurs décennies, ils n’ont souvent d’autre alternative que de descendre dans la rue et occuper l’espace public. C’est l’arme suprême (p. 124). En Afrique du Nord, la déclaration d’une guerre aux bidonvilles a donné lieu à des destructions massives des symboles institutionnels, en réponse à l’« éradication » des préfabriqués sans relogement de tous les expropriés. Le passage à l’acte apparaît sans doute comme une subjectivation d’une identité collective, inorganisée mais fortement réactive et agissante ; la ville devient alors le théâtre d’une nouvelle politique, celle de la rue en réaction à l’absence des politiques publiques, ou à leur inorganisation. Les villes sont l’antichambre de l’agitation et des émeutes.
Une nouvelle catégorie d’émeutes est apparue suite à la crise économique de la fin des années 2000 : les « émeutes de la faim » en 2008 en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Effectivement, elles sont survenues suite au renchérissement du coût de la vie, notamment au Burkina Faso, au Cameroun, au Sénégal, etc. Le Bénin par exemple était une exception dans le déclenchement de ce type d’émeutes : le choix du gouvernement a été de subventionner massivement les taxes de douane et d’installer des boutiques témoins à travers le pays. Si le résultat in fine a été mitigé, toujours est-il qu’il n’y eut pas d’émeutes de la faim. C’est vrai que l’analyse de Bertho ne prend pas en compte le Bénin, puisque ce pays n’a connu ni émeutes de la faim, ni violences urbaines à proprement parler, mais cette exception semble confirmer la règle de la contagion dans la sous-région ouest-africaine, notamment en ce qui concerne les émeutes de la vie chère. De façon plus profonde, les émeutes de la faim sont intervenues alors que le capitalisme international s’est essoufflé et a induit une crise pluridimensionnelle. L’enlisement de l’économie internationale a affecté aussi le salariat et stimulé la précarisation des populations. C’est dire que les sources de révolte se sont renforcées, augmentant la capacité émeutière des populations.
La place des jeunes dans ces fureurs urbaines est essentielle et c’est certainement ce qui nous interpelle. Les émeutes semblent s’inscrire dans une continuité générationnelle qui assure leur reproduction. On a vu les « Jeunes Patriotes » à l’œuvre en Côte d’Ivoire récemment, avec les implications de la question de l’« ivoirité » dans la crise politico-militaire que connait cet ancien pays stable de l’Ouest africain. Par ailleurs, la violence des actions étudiantes (ou juvéniles par extension) est parfois si inouïe que l’on pense à une action organisée et systématique. En Côte d’Ivoire par exemple, la résurgence du débat sur l’ivoirité a été un prétexte pour la radicalisation de certains mouvements de jeunes engagés dans l’action politique. Le discours de l’ethnie a donné lieu à des affrontements orchestrés par ces jeunes dans plusieurs villes, notamment à Abidjan.
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à une analyse de l’État, première « victime » de la violence émeutière. Si la mondialisation n’a finalement pas effacé d’un trait l’État, en tout cas sous sa forme d’État-nation, l’État et ses symboles apparaissent comme la cible privilégiée des révoltés, surtout dans les milieux populaires et défavorisés. La disjonction de l’État, renommée gouvernance, et sa ré-articulation avec la nation (p. 197) illustrent la substitution des rapports de négociation de l’État aux rapports d’intégration politique populaire caractérisant l’État moderne. En effet, l’auteur formule en première hypothèse que ce que l’émeute exprime ne trouve pas sémantiquement assez sa place dans le débat public, et en seconde hypothèse que la politique de l’État ne laisse pas assez de place à l’émeute. En fait, on dénie tout caractère politique à l’émeute, parce que l’on ne veut pas la reconnaître comme politique. On peut, sans risque de se tromper, penser que la démocratie n’a pas stérilisé la propension cyclique des émeutes à se déclencher pour une causalité composite et diversifiée, et sous des formes multiples allant de l’altermondialisme aux manifestations sanglantes, comme les occupations de villes en insurrection opérées par les forces militaires. La recrudescence des émeutes s’inscrit dans un renouvellement des formes de contestation/construction de l’ordre politique contemporain.
Bertho montre qu’il faut sortir des schémas explicatifs ou prescriptifs traditionnels, devenus vétustes et peu productifs, pour vivre Le temps des émeutes. Ceci passe, comme le pratique l’auteur, par une recontextualisation des analyses de l’État contemporain. Pour cause, les émeutes se donnent à voir aujourd’hui dans leur récurrence, au cœur d’une profonde crise de l’État et du politique. Arrivant à la fin de l’ouvrage, on a un sentiment d’inachevé, comme des murs en construction, auxquels il faut rajouter petit à petit des briques, des pans entiers, pour terminer l’échafaudage de l’ethnographie des émeutes contemporaines, telle que l’auteur en pose les jalons. Rechercher, par exemple, les processus de mobilisation des émeutiers ou les modalités de la construction des révoltes dans les quartiers urbains sont des pistes à explorer dans le cadre de cette ethnographie du temps présent, à laquelle s’exerce Bertho.
L’image illustrant la couverture interpelle le lecteur : une rue en flammes, un individu habillé de noir, couleur des « black blocks » qui symbolise avant tout l’anarchisme et a l’avantage de rendre les personnes difficilement identifiables et peu visibles de nuit, la fumée, un arrière-plan suggérant à la fois témérité, émotion, puissance et désordre, une foule déchaînée au loin. Bien documenté et enrichi d’une chronologie méticuleuse des émeutes et mouvements de protestation à travers le monde, le livre de Bertho s’inscrit dans l’actualité contemporaine des mobilisations violentes et urbaines et consacre l’avènement d’un nouvel acteur politique imprévu mais qui se pose (et s’impose ?) face à l’État, à sa politique et dans sa politique : la jeunesse. Bertho achève ainsi son ouvrage : « il ne s’agit pas d’empêcher l’émeute […]. Il s’agit de faire que ce qui s’y exprime trouve la voie d’une parole collective incontournable » (p. 232).
En dépit de la pertinence de l’analyse de l’auteur, qui a le mérite de proposer de nouveaux cadres d’analyse des émeutes en se distanciant des approches basées sur la continuité historique plutôt que sur la rupture contemporaine, il faut toutefois faire remarquer que la mondialité des émeutes et leur déferlement sur tous les continents ne peut faire l’objet d’interprétations globales ou totalisantes. En effet, il s’agit de rapporter, dans une posture sociologique et anthropologique, chaque soulèvement à son contexte, chaque révolte à ses causes locales, afin de mieux percer le sens dont il est porteur, ce que ne permet pas forcément la perspective de l’auteur, car on a l’impression que les émeutes sont pour lui un fait total qui s’impose de la même façon à tous et partout. Or il existe des variations de grande nature. Les émeutes de la faim ne peuvent avoir les mêmes causalités et le même impact que les soulèvements d’après matches entre supporters. La violence policière dans certains pays ne peut être expliquée avec les mêmes arguments que les mouvements de foule provoqués par des citoyens affamés. L’auteur a tendance à passer trop vite à la généralisation, alors qu’il faut tenir compte des situations locales, dans le global. Mais il faut reconnaitre que les nouvelles catégories (lexicales, mais aussi pratiques) des émeutes qui sont proposées, comme par exemple celles de la faim, sont des nouveautés dans l’analyse des émeutes et préfigurent sans doute la mutation des formes de revendications populaires, coordonnées ou non. Le projet de l’auteur de construire un cadre interprétatif global a tout sens, mais il faut garder à l’esprit que ce global n’est aucunement unifié et contient en lui-même une variété de figures d’émeutes. Oui, nous sommes face à un « nouveau temps d’émeutes », et les grilles de lectures comme celles de l’historien Hobsbawn doivent être amendées pour faire face aux nouvelles figures de l’émeute. Charles Tilly (2005) doutait, avant les violences des banlieues françaises, que le « répertoire » soit nouveau, mais l’on peut se rendre compte aujourd’hui qu’il est difficile de garder une telle position.
Alain Bertho, Le temps des émeutes, Paris, Bayard, 2009.