Des jours sans personne, dans le silence. Une expérience que l’on a rarement maintenant. Et puis des objets qui semblaient insignifiants me ramènent au monde. C’est d’abord la vision inattendue d’un film, mais l’impact est moins fort, curieusement, que celui, plus tard, de l’audition d’un disque. La corde qui émane des mains d’un autre être humain vient me chercher et m’émeut pour me sortir de mon isolement.
Si l’on élargit le terme de « média » à tous les objets qui nous relient au monde, on commence à comprendre qu’il est rarissime de passer une journée isolé. Lecture d’un livre, lecture et écriture sur du papier ou sur un ordinateur sans qu’il s’agisse nécessairement de courriel — il est toujours destiné à quelqu’un —, audition de musique, visionnage de film, d’émission de télévision ou de radio : tous les objets permettant ces activités ont une âme et c’est celle du monde. On pourrait y ajouter les horloges, outils de référence pour être à l’heure à un rendez-vous ou pour composer une journée selon ou à l’encontre des normes du lieu, du temps.
À quel monde nous rattachent ces média ? un monde de plus en plus élargi, comme le montrent les rayons, maintenant classés par espace, des librairies, dont la partie « traductions asiatiques », « traductions d’Europe de l’Est » grandit… Idem pour les rayons « Musiques du monde » des disquaires, et ainsi en va-t-il de nos propres rayons de livres et de disques.
Être dans son monde, mais être au monde, plus que jamais, en lisant la littérature polonaise, balte, indienne, vietnamienne ; en écoutant les sons russes ou africains, les voix américaines, avec autant de facilité que l’on ouvre le robinet d’eau chaude. Ou en écrivant, y compris pour soi.
Le monde façonne le moi ! (qui fait d’ailleurs partie du monde que l’on façonne), au creux de lieux finalement moins solitaires que sécurisants. Qui permettent à chacun, usant d’une invention récente et dont la croissance est parallèle à celle de l’accès au monde, celle de l’intimité, de construire lentement son rapport au monde en même temps que soi (mais c’est la même chose), aux creux d’objets insignifiants qui irradient le monde comme le Graal le saint-esprit dans un film de pacotille. Magie quotidienne du monde diffusé et ainsi intériorisé. En échange, le moi construit le monde, aussi sûrement que les échanges commerciaux.
Image : Matisse, La musique, 1910, Musée de L’Hermitage, Saint-Petersbourg. © Succession H. Matisse, Paris. Merci à Mark Harden’s Site.