Qu’est-ce qu’une maladie ? Être malade signifie étymologiquement être mal en point ― male habitus en latin impérial. La maladie est un dérivé étymologique du malade, et désigne l’altération de la santé chez l’homme, l’animal ou la plante. Par extension, la maladie passe du plan individuel au plan collectif et vient désigner notamment les passions : les maladies de l’âme. Au départ, c’est donc le malade qui fait la maladie. La médecine occidentale est centrée sur la maladie. On a donc, dans l’ordre logique, le malade, puis la maladie, puis le médicament. Mais les firmes pharmaceutiques ont renversé cette logique : l’objectif n’est pas de trouver un médicament pour soigner la maladie du patient mais d’inventer la maladie qui permettra de vendre un médicament aux clients. Plusieurs techniques sophistiquées sont employées : obtenir la révision des critères qui définissent un syndrome, rebaptiser une maladie, ou encore transformer des troubles ordinairement vécus comme gênants en problèmes médicaux sérieux (Mintzes, 2007) [1].
Vince Parry, expert en marketing new-yorkais, s’est ainsi spécialisé dans la conception de stratégies commerciales destinées à modifier la perception sociale d’une maladie, d’un syndrome ou d’un trouble de santé. Il s’agit de créer un lien aussi étroit que possible entre le nom d’une marque pharmaceutique et un problème de santé. Ces stratégies sont globales et visent simultanément des cibles multiples : chercheurs, professionnels de santé, patients, autorités de santé, etc. Elles s’efforcent de les influencer par des moyens savamment orchestrés : financement d’experts, de sociétés savantes et de groupes de malades, organisation de congrès, de consensus professionnels ou de séances de formation médicale continue, publicité dans la presse professionnelle et les media grand public, etc.
Comment créer un lien réflexe entre un problème de santé et une marque commerciale ? Dans un article intitulé « The art of branding a condition » (« l’art de commercialiser une maladie »), publié en 2003 dans un mensuel s’adressant aux publicitaires et aux firmes (Parry, 2003), Vince Parry expose plusieurs stratégies permettant de remodeler la définition, le nom ou l’image d’une maladie pour que celle-ci « aille comme un gant » à un médicament en quête de « nouveaux segments de patients ». L’auteur souligne que l’élargissement du marché potentiel d’un médicament à des personnes qui ne sont, en fait, ni gravement ni réellement malades, n’est pas une pratique nouvelle. Notre expert cite le cas de Listerine°, nom de marque d’un antiseptique d’abord vendu comme désinfectant en chirurgie, puis comme nettoyant ménager et comme antipelliculaire aux États-Unis d’Amérique. Dès les années 1920, la firme Warner-Lambert met en place dans diverses campagnes publicitaires la spécialité Listerine° comme l’antidote d’un trouble commun et gênant : la mauvaise haleine. La firme affuble la mauvaise haleine du nom savant d’halitosis et la présente comme une maladie chronique aux conséquences sociales graves. Cette invention permet de décupler les ventes de Listerine°. L’halitose a conservé ce statut de « maladie » et la Listerine° est toujours commercialisée dans cette indication, actuellement par la firme Pfizer (Mintze, 2007).
Cette idée va faire école. Plus récemment, Pfizer reprend ainsi le principe du changement de nom en l’appliquant à l’impuissance, transformée en « dysfonction érectile ». En substituant au terme impuissance, celui de « dysfonction érectile », il s’agit de vendre du sildenafil (Viagra°), sans humilier le client potentiel et en faisant passer l’idée de réversibilité.
Mais le must reste la maladie imaginaire. Non plus Argan mais Knock. Vince Parry se montre particulièrement admiratif envers la stratégie commerciale de la firme Lilly pour donner un second souffle à la fluoxétine (Prozac°), dans laquelle la promotion d’une pathologie et celle de son traitement « ont été intégrées d’une manière fascinante » (Parry, 2003). Lilly réussit, en novembre 1999, à faire approuver à l’unanimité par un comité d’experts de la Food and Drugs Administration (Fda) étatsunienne la mise sur le marché de la fluoxétine dans une nouvelle indication, le « syndrome dysphorique prémenstruel » (Moynihan et Cassels 2005, Prescrire 2007). Qu’est ce que ce syndrome ? Pour l’association des psychiatres américains, les travaux de recherche sont peu convaincants, mais leur manuel (Dsm–iv) le mentionne toutefois comme un « trouble dépressif non spécifié ». En 2003, l’Agence européenne des produits de santé s’est prononcé contre l’inclusion de l’indication « syndrome dysphorique prémenstruel » dans le Résumé harmonisé des Caractéristiques du Produit (Rcp) de la fluoxétine en arguant, entre autres, « que ce syndrome n’est pas une entité diagnostiquée bien établie en Europe, qu’il n’est pas répertorié dans la classification internationale des maladies et que son statut demeure dans le Dsm–iv, celui d’un diagnostic nécessitant des recherches » (European Agency for the Evaluation of Medicinal Products).
Qu’importe. Une fois l’approbation américaine obtenue, Lilly demande aussitôt à la Fda que la fluoxétine soit commercialisée, non plus sous le nom de Prozac°, mais sous le nom de Sarafem°. Si la maladie ― mentale en l’occurrence ― n’est pas avérée, le médicament est disponible pour les clients qui ressentent l’un des symptômes suivant : « 1. Humeur dépressive marquée, sentiments de désespoir ou autodépréciation (idées de dévalorisation) ; 2. Anxiété marquée, tensions, impression d’être nouée, tendue, nerveuse ; 3. Labilité émotionnelle marquée (par exemple : brusque sentiment de tristesse, envie de pleurer, hypersensibilité au rejet) ; 4. Colère ou irritabilité marquée et persistante ou augmentation des conflits interpersonnels » (American Psychiatric Association, 2005) [2].
Les clients potentiels sont toutes les femmes en âge de procréer : un marché énorme. Les comprimés prennent une couleur lavande, le symbole du frais pour la lessive, et une publicité télévisuelle est diffusée aux États-Unis d’Amérique, fondée sur le slogan « Vous pensez que c’est un syndrome prémenstruel ? Ce pourrait être un syndrome dysphorique prémenstruel », interpellant ainsi toute femme se sentant irritable au moment de ses règles (Prescrire, 2007).
À l’instar de toutes les firmes qui pratiquent le « disease mongering », Lilly pourrait reprendre cette antienne de Knock : « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent ». Mais si la liste des symptômes fera sourire toutes les filles, elle interroge également la relation que chacun et chacune entretient avec son corps et le caractère profondément social de cette relation. Recourir au Viagra parce que l’on a peur de ne pas être à la hauteur relève-t-il d’une maladie physique ? Être de mauvaise humeur lorsque l’on a ses règles, est-ce une maladie mentale ? N’est-ce pas plutôt un problème social, qui vient s’immiscer dans la sphère domestique, ou intime ?
Dans toutes les sociétés et religions, la période menstruelle fait de la femme une impure, qui ne peut être touchée par son époux, et doit se soumettre à toutes sorte d’interdictions et d’obligations. On trouve dans les exégèses bibliques l’idée que les menstrues sont une malédiction, une expiation de la faute d’Ève. Au Moyen-Âge, certains chrétiens pensent que les hommes juifs ont des menstrues, parce qu’ils ont tué Jésus, tandis que les hommes juifs reprochent à leurs femmes la mort d’Adam, expiée dans les règles (Nizard, 2007). Selon une perception sans doute assez masculine, le sang menstruel est associé au sang du meurtre. À l’inverse, le manque de vitalité sexuelle masculine marque la faiblesse ― l’impuissance. L’industrie pharmaceutique joue de cet imaginaire qui ne peut supporter les hommes faibles et les femmes dangereuses.
En transformant l’inconfort et l’idée de dangerosité en maladie mentale, en présentant les faiblesses sexuelles comme une maladie physique, l’industrie apparaît ainsi en sauveur du couple : monsieur prend du viagra° pour sa maladie physique et madame des antidépresseurs pour sa maladie mentale. Les deux soignent également la dangereuse halitose qui survient fréquemment en cas de mmdd (Monday Morning Dysphoric Disorder).
Illustration : Damien Hirst, Valium, 2000, sérigraphie, 500 exemplaires, 121,9 x 121,9 cm. © Galerie de Bellefeuille.